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Colloque 2025 – Interview exclusive de Caëla Gillespie

Nous sommes aujourd’hui entrés dans la dernière ligne droite, à un mois de l’ouverture du colloque et commençons à terminer la présentation des intervenants. Après la matinée consacrée aux Gens de rien ou de peu, organisée autour de quatre exposés dont les intervenants ont été précedemment interviewés,

Michel Cabannes le 19 mai. Pour relire l’interview, cliquez ici
Luc Sigalo Santos le 9 juin. Cliquez ici
Danièle Linhart le 11 juillet. Cliquez ici
Nicolas Roux le 9 septembre. Cliquez ici

l’après-midi sera le moment pour étudier les Gens de biens, aujourd’hui dénommés classe des riches, des hyper riches.

Comme pour la matinée, quatre exposés analyseront cette classe sociale particulière devenue transnationale, qui possède et contrôle l’activité financière, économique, politique et médiatique et détermine ainsi la vie et le destin de la très grande majorité.

Notre newsletter du 23 septembre a déjà présenté Monique Pinçon-Charlot (pour relire son interview, cliquez ici).

Aujourd’hui, notre lettre est consacrée à la philosophe Caëla Gillespie dont l’intervention clôturera le colloque.
En effet, symétriquement à l’exposé introductif de Michel Cabannes qui aura posé en ouverture le cadre général de la problématique sur le plan économique, l’intervention conclusive de Caëla Gillespie relèvera de la philosophie politique pour montrer clairement et de façon globale, la nature et les formes des grands mouvements socio politiques mortifères qui travaillent l’ensemble des sociétés.

Son intervention s’intitule : Face à l’oppression que constitue la fabrication de l’apolitisme, un réveil est-il possible ?

Caëla Gillespie, ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, est professeure agrégée de philosophie, docteure en philosophie. Son ouvrage Manufacture de l’homme apolitique qui explicite les origines, la nature et les conséquences de l’idéologie ultralibérale sur les corps politiques et la citoyenneté, a fait date.

Parmi les ouvrages, articles et interventions de Caëla Gillespie, citons :

L’ultra-libéralisme produit un homme qui n’est plus un citoyen, entrevue menée par Dominique Sicot pour L’inspiration politique, automne 2024. Le lire, cliquez ici

Le régime ultra-libéral subvertit l’Etat de droit, entrevue menée par Laurent Ottavi, pour Elucid, 8/08/2024. Le lire, cliquez ici

Emition France culture, 4 juin 2024. L’écouter, cliquez ici

Manufacture de l’homme apolitique, Ed. Au bord de l’eau, 2024 (ISBN  978-2385190262)

Panlibéralisme : Quand le néolibéralisme accède à la toute-puissance, Ed. Au bord de l’eau, 2025 (ISBN  978-2385191672)

Retour au politique. A paraître en 2026
(N.d. l’E. : l’ouvrage s’inscrit dans la continuité de celui de 2024 et peut être considéré comme une suite).

En premier lieu, afin de permettre à nos adhérents et abonnés de mieux vous connaître, cette première question : pouvez-vous vous présenter en quelques phrases ?

Je suis Caëla Gillespie, professeure de philosophie en classes préparatoires en Ile de France. Je travaille en cherchant à « penser l’événement » comme dit Hannah Arendt. L’histoire de la philosophie offre une richesse infinie pour comprendre le monde actuel. Pas parce que l’histoire se répéterait ; au contraire, elle n’enfante jamais deux fois les mêmes formes.
Par exemple, la violence politique du vingt-et-unième siècle ne ressemble pas à celle que nous avons connue au siècle passé. Mais l’histoire de la philosophie est elle-même faite de vagues sans cesse renouvelées, des vagues critiques qui surgissent de manière intempestive. Elle nous enseigne à avoir une pensée hétérodoxe, jamais dogmatique. Le travail de veille politique s’en trouve éclairé. Parce que pour voir à neuf le réel, il faut accepter que nos schémas d’interprétation habituels soient bouleversés. Il faut accepter d’être décontenancé, d’être en crise.

Vous avez publié en 2024 aux éditions Au bord de l‘eau, « Manufacture de l’homme apolitique ». Dans cet ouvrage, en resituant les origines historiques de ce courant de philosophie politique appelé libéralisme, vous expliquez comment cette idée a été pervertie aujourd’hui par l’oligarchie transnationale ultra libérale, et les raisons conséquentielles du désinvestissement politique du corps social. Ce livre a rencontré un vif succès.
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous engager ainsi dans l’espace public et médiatique ?

J’écris depuis toujours. Il n’y a que comme ça que j’arrive à mettre en ordre mes idées. Mais c’est un événement en particulier qui m’a décidée à publier mon travail.
En 2019, lors des premières grandes luttes contre le projet de réforme des retraites, je faisais partie d’une collectivité d’enseignants très engagée. On a beaucoup manifesté, on a jeté nos forces dans le mouvement. Et puis on a eu la surprise de lire une tribune dans le journal Le Monde, qui provenait de nos propres étudiants, et qui disait en substance ceci : « comment se fait-il que vous soyez capables de vous battre ainsi pour vos retraites et pas de vous battre, avec nous, pour défendre l’écologie ? Vous défendez vos intérêts, mais vous n’êtes pas avec nous quand il s’agit de défendre la planète. »

On a donc répondu, dans une contre-tribune, que les deux luttes ne se faisaient pas concurrence, et qu’en réalité, lutter contre la destruction de l’Etat social, et lutter pour la planète, ça se rejoint ; les luttes sont même organiquement liées.
Mais pour comprendre ça, il fallait mettre au jour la cause commune de la destruction de la protection sociale et la destruction de la planète : un régime politique, de type néolibéral, qui dérégule l’espace public pour le livrer à la prédation du marché.

Une image de l’oligarchie : A Lunch at the Belvedere World Economic Forum, Davos, 22 color photograph, 53 1/3 x 114 1/3″ ; Janvier 2004
Photographie de Luc Delahaye, photographe français né en 1962 Courtesy Galerie Nathalie Obadia

La destruction des droits politiques et sociaux des citoyens, la dérégulation de l’extraction et de l’exploitation des ressources, sont deux expressions du même mouvement de fond : le capitalisme néolibéral.

Coal Gleaner (Glaneur de charbon), 2013
Digital C-Print ; 183,5 x 257 cm (72 1/4 x 101 1/8 in.)
© Luc Delahaye
Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Brussels

Alors je me suis aperçue qu’il fallait qu’on se donne des vrais outils pour démontrer cela. Et qu’on ne pouvait pas laisser les étudiants, qui sont très intelligents, mais qui ont été coupés des relais de l’éducation politique, se débrouiller tout seuls.

Il y a dans les médias ce métadiscours, ce narratif complaisant, qui oppose volontiers les « boomers » aux jeunes « générations sacrifiées », l’égoïsme d’une génération à la sobriété contrainte de la génération montante. Si ce sont là les seuls outils conceptuels dont on dispose pour essayer de comprendre l’évolution de ces cinquante dernières années, c’est terrible. Parce qu’une explication psychologisante et apolitique ne saurait en aucun cas viser juste. De plus, elle nourrit le ressentiment, monte une génération contre une autre, et divise des gens qui devraient s’unir.
Je voulais donc publier un petit livre qui aide à identifier l’ultralibéralisme comme superstructure dogmatique du capitalisme extractif. On a affaire à un régime qui a commencé à se mondialiser à la fin des années 70, qui subvertit les corps politiques, les Etats et la loi, pour en faire le levier de la dérégulation qui est utile au marché.

Le grand mouvement de « destruction créatrice » vient de là : le néolibéralisme, ou l’ultralibéralisme -il faudra y revenir- c’est une lame de fond, qui cause la destruction de l’Etat social, la volatilisation de nos droits sociaux les plus fondamentaux, et permet la lucratisation d’un maximum de secteurs d’activités.
Cette même entreprise de lucratisation redéfinit la nature comme un capital. Par exemple, dans un rapport de la Banque mondiale, datant de 2021, on la définit comme un « capital naturel renouvelable », donc comme un fonds, à exploiter indéfiniment, et dont on ne se préoccupe que lorsque le capital commence à être menacé par le changement climatique.

De votre expérience de professeure de philosophie à un public de pré-adultes, comment vos élèves/étudiants, jeunes générations, perçoivent-ils l’apolitisme que vous analysez et dans lequel ils baignent ? Arrivent-ils à percevoir le danger, quasi existentiel, les concernant, que vous analysez et enseignez ?

Je perçois deux types de réactions chez mes étudiants. La première, c’est une tristesse, liée à un sentiment d’inertie contrainte. Une conscience sensible existe, éveillée par la consommation du flux d’images. Mais c’est souvent une conscience sans structuration conceptuelle (où l’on parle d’égoïsme plutôt que de capitalisme par exemple). Le corrélat, c’est un sentiment d’impuissance – comment agir ? – et de déshérence – avec qui ? Très souvent, l’envie de s’engager va être canalisée dans le champ associatif, sans qu’il y ait nécessairement de politisation de la pensée.

Le deuxième type de réaction, c’est un grand déni de réalité. Il faut qu’ils s’insèrent dans le monde du travail. Et ils veulent que tout reste comme avant. Que le monde de l’entreprise soit stable. Qu’il y ait de la croissance. Qu’on puisse continuer à faire des stages, des années de césure aux Etats Unis, qu’on puisse travailler dans des secteurs porteurs, comme l’IA. Donc ils adoptent une attitude mentale résolument apolitique. Certains vont adhérer à « l’esprit corporate », l’esprit du temps présent. Ils ne veulent pas penser que le nouveau monde de l’entreprise a muté, et qu’il est porteur d’un nouveau type de violence politique.

Capitalisme actionnarial ; image générée par IA

Ce qui nous amène à cette question complémentaire : Compte tenu du contexte sociétal actuel, s’agit-il, chez eux, d’une sorte d’inconscience, ou, au contraire, d’une surconscience se résumant ainsi : conscients mais peur de parler. Car parler, s’exprimer, notamment via les réseaux sociaux, ouvre au danger.

Le plus important, je crois, c’est que les deux attitudes que je décris -vulnérabilité sensible sur fond d’impuissance, d’une part, et déni de réalité, de l’autre, ne sont pas propres aux étudiants : on retrouve cette oscillation entre les deux temps affectifs dans la population générale. C’est une oscillation démobilisatrice qui nous affecte tous. Un mouvement de pendule d’horloge qui disperse nos forces.

Bien sûr qu’il faut essayer de cerner les attentes et les représentations propres à chaque génération. Mais je crois qu’on ne peut pas singulariser une génération (même si c’est le grand jeu actuel de classer les générations en X, Y, Z…). Nous sommes tous pris dans le processus de fabrication du consentement volontaire, le « voluntary conformity » dont parle Friedrich Hayek dans La constitution de la liberté, dès 1960.
Nous sommes tous sommés de nous intégrer. Et notre intégration à la pyramide des salaires et des revenus du capital se fait à ce prix : celui de l’orthodoxie. Même si nous en éprouvons une angoisse sans nom.

Plus fondamentalement, il me semble important de comprendre que nous sommes tous atteints par une cécité sélective. Nous laissons faire le démantèlement des corps politiques, des constitutions, de la règle, et puis les grandes destructions de la nature. La cécité s’organise collectivement. Elle est manufacturée. Le résultat de la manufacture, c’est le « syndrome de Pompéi » que je décris dans mes livres : nous vivons sur les flancs du volcan, nous voyons les phénomènes potentiellement destructeurs se multiplier, mais nous restons là, dans une grande atonie collective.

Insouciance et apocalypse : Spores et virus ; tableau de Alex Gross, artiste américain spécialisé dans les peintures à l’huile sur toile sur les thèmes de la mondialisation, le commerce, le sombre chaos et le passage du temps.
Huile sur toile 50.5 » x 73″, 2014 ; Copyright © 2025 Alex Gross.

Quand on est professeure de philosophie et que l’on fait partie du système académique, est-il aisé de publier des ouvrages critiques ?

Il est certain que publier des ouvrages politiques et critiques, nous expose à des risques. La montée en puissance de l’idéologie d’extrême droite est un fait. Et ça va devenir difficile dans les années à venir de faire cours de manière pacifiée, avec de plus en plus d’étudiants qui seront perméables à ce discours.
Parler de philosophie politique suppose de recréer, dans nos cours, un espace analogue à l’agora. Or l’agora se ferme dans toutes les sociétés démocratiques. On se retrouve seuls, nous, les professeurs, à tenter de la maintenir ouverte. Les philosophes, historiens, sociologues sont peut-être particulièrement vulnérables.
Heureusement qu’il y a un corps enseignant soudé, solidaire, encore assez syndiqué pour se défendre collectivement.

Plus l’idéologie dominante se diffuse, en imposant l’idée d’une nécessité économique plus haute que le politique, d’une rationalité gestionnaire neutre, qui ne discute pas la valeur des fins, et plus la philosophie politique apparaît hétérodoxe.
Non seulement parler politique devient transgressif, mais parler du politique le devient : par exemple, quand on définit le peuple souverain, la loi, ou la constitution qui structure les corps politiques, quand on dit avec Aristote que le tout précède la partie. Un tel discours est de plus en plus étranger au dogme selon lequel la liberté est individuelle, naturelle et apolitique.

De manière plus inquiétante encore, une idée confuse de devoir de neutralité, ou de « neutralité axiologique » du professeur, monte en puissance.
C’est présent par exemple dans le texte ambigu de J.M. Blanquer, en 2019, qui rappelle les obligations des professeurs, dans le cadre d’une « école de la confiance ». Or si la loi affirme bien, depuis 1935, l’existence d’un « devoir de réserve » du fonctionnaire, elle ne saurait servir d’arme de censure. Il y a un devoir de réfléchir.

A l’heure où un J.D. Vance use de la liberté d’expression comme d’une arme pour investir et renverser les démocraties, c’est très dangereux de vouloir limiter la liberté d’expression de ceux qui ont un discours rationnel, et qui sont là pour vulgariser la science et la recherche. La philosophie politique, en particulier celle des Lumières, peut nous donner les armes intellectuelles nécessaires contre la propagation du « dark enlightenment », contre la diffusion des Lumières obscures, qui passe massivement par les réseaux sociaux.
On en a vraiment besoin.
Et il nous faut l’appui de l’institution, non sa réprobation.

Sans déflorer le contenu de votre exposé lors du colloque, pouvez-vous, en quelques mots, nous indiquer comment il sera structuré, quelles seront ses lignes de force ? En quelque sorte, donnez-nous l’envie d’en savoir plus !

Je prévois d’abord de récapituler les trois étapes historiques qui me semblent constitutives du nouveau régime actuel. La première phase, c’est la subversion des Etats de droit par le nouveau monde de l’entreprise. C’est le moment où les grands groupes transnationaux se baptisent le « monde », ce « nouveau monde » qui se donne comme vocation de remplacer le « vieux monde » politique. Il exige d’abord d’être consulté sur l’opportunité de légiférer, puis il entend assumer un « pouvoir positif », concevoir la loi.

La deuxième phase, qui est celle dans laquelle nous nous situons, est celle de la dérèglementation, de la dérégulation générale : la règle est attaquée, et des lois, d’une nouvelle teneur, sont utilisées pour démanteler le droit, en particulier le droit du travail. Les peuples se décomposent en individus isolés, dépourvus de tout statut protecteur. L’espace public est débité. Les services publics sont lucratisés. Ce processus discret, mais qui avance comme un rouleau compresseur, se déploie jusqu’au moment où le marché a les mains libres. Il en résulte une forme d’anarchie (un « ordre du marché » sans arkhè, sans commandement). On va vers un anarchisme de droite, qui cultive l’idée que l’homme est libre s’il est propriétaire ; c’est très proche de l’anarcho-capitalisme imaginé par certains auteurs dès les années 1970.

La troisième phase est celle que nous voyons seulement se profiler. C’est un avenir mouvant et incertain. Mais on voit poindre, sur fond d’éclatement des corps politiques et d’anarcho-capitalisme, un grand mouvement de remembrement de l’espace mondial. Dans le nouveau monde de l’entreprise, des grands blocs capitalistes se forgent, structurés par les big Techs. Ce sont des corps transnationaux qui se recomposent et redessinent intégralement la carte de la souveraineté : ce sont des Corporations si on utilise le mot américain, des Entreprises d’un nouveau type, qui se définissent comme souveraines. Ce sont donc des corps post-politiques, que l’on peut décrire comme des Surcorps, dans la mesure où ils englobent des Etats et s’en servent comme relais de leur puissance.

Contre toute apparence, on n’aurait pas affaire, ou pas essentiellement affaire, à un hyper-étatisme (Trump, Poutine, la Chine), mais plutôt à un processus d’autoliquidation de l’Etat, suivi d’un remembrement de l’espace mondial, d’un nouveau partage du monde sous l’égide de surcorps post-politiques.

Dizziness of « Freedom » (Vertige de la « liberté »), 2016 ; oeuvre de Mircea Suciu, artiste roumain né en 1978 ; Photographie : Zeno X Gallery, Anvers

Pour le grand public, il y a une totale confusion entre les termes : libéralisme, économie libérale, néolibéralisme, ultralibéralisme, libertarisme…Cette confusion sémantique ne date pas d’hier. Nous pensons au journal de Viktor Klemperer dénonçant la novlangue nazie ayant permis de rendre normal l’abominable.
Comment, positionnez-vous ces termes ?

Franchement, il n’y a pas que pour le grand public que la chose pose problème. Le champ lexical autour du mot libéralisme est très difficile à maîtriser.
D’une part, comme vous l’avez dit, parce que la confusion est savamment entretenue, chaque courant prétendant réaliser au mieux la liberté, alors qu’il s’agit d’atomiser les peuples et de conformer les individus aux attentes du marché.
D’autre part, parce qu’il y a une différence entre les doctrines d’origine, prises pour ainsi dire à l’état pur, étudiées dans les textes, par exemple de Walter Lippmann ou de Friedrich Hayek, et puis par ailleurs, ces mêmes doctrines lorsqu’elles se déploient sur le terrain, portées par les politiciens au pouvoir, comme Thatcher ou Reagan à partir des années 1980. Car là, dans l’exercice du pouvoir, les doctrines et croyances se fondent dans un creuset, un melting pot. Des alliances hétéroclites se font, les doctrines s’influencent, se mélangent.
C’est ce qui donne un aspect syncrétique aux idéologies actuelles.

Par exemple, le mot néolibéral est tout sauf évident à définir. Historiquement – à l’origine et à l’état pur- c’est une doctrine qui naît dans les années 1930, et plus spécifiquement au colloque Lippmann, en 1938. Il se distingue du libéralisme classique en ce qu’il refuse le simple « laissez faire » et admet que la puissance publique peut être utilisée pour réunir les conditions de l’avènement de cet ordre du marché, les créer juridiquement, voire les imposer.

En revanche, le néolibéralisme tel qu’il se vend dans l’espace public à partir des années 1980, insiste sur la nécessité d’avoir un Etat faible, dont les prérogatives seraient minimisées, afin que le jeu de la libre concurrence des individus ne soit pas faussé. Il utilise l’idée libertarienne de liberté individuelle pour se vendre. Le discours publicitaire, la publicité que ce régime fait de lui-même, omet de parler du fait que les lois, et la force de l’Etat peuvent être mises au service du marché.

Si on va plus loin, on voit qu’au cours de ces dernières décennies, le mot néolibéral s’est progressivement banalisé dans les milieux économiques et les think tanks idéologiques : il serait à présent synonyme de rationalité économique, et le néolibéralisme serait l’expression naturelle de la nécessité économique, qui renvoie à une loi plus haute que le politique.

Le mot signifie à présent une gestion efficace, censée être strictement apolitique.
En réalité cependant, cette gouvernance gestionnaire, qui prétend remplacer l’acte politique de gouverner, n’est pas neutre politiquement. Et elle n’a rien d’émancipateur pour les hommes et les peuples.

Dans la Manufacture de l’homme apolitique, j’ai fait le choix d’utiliser le mot ultralibéralisme, plutôt que néolibéralisme, afin d’insister sur le caractère extrémiste de cette rationalité économique, qui est en réalité une rationalité instrumentale, c’est-à-dire un calcul d’agencement de moyens qui n’interroge jamais la valeur des fins visées.

Mais cette occultation de la question de la valeur ouvre des abysses politiques. Je voulais montrer que cette nécessité économique, cette gouvernance du fait étatique, n’est pas du tout apolitique et qu’il y a là, au centre, une doctrine extrême, ultra-violente, destructrice de la démocratie et de la nature.
Dans la Manufacture, j’utilise donc le mot ultralibéral au sens large, générique, pour sa dimension critique. Bien sûr, un autre usage du mot existe, plus étroit, quand on le réserve pour désigner la doctrine libertarienne : cela renvoie alors à la liberté de l’individu propriétaire de lui-même, à l’Etat minimal, dont les prérogatives se limitent à être « l’agence protectrice dominante » propre à dissuader les attaques et à sécuriser les contrats.

Mon choix de termes est discutable, et totalement ouvert à la discussion ! Dans le Panlibéralisme, ma réflexion a évolué et le mot ultralibéralisme m’a paru insuffisant pour caractériser la violence de ce qui se passe. Se tisse aujourd’hui une alliance objective entre une autocratie issue des urnes, et le nouveau monde de l’entreprise.

On n’est ni dans le néolibéralisme orthodoxe, ni dans l’ultralibéralisme pur. Comme l’indique d’ailleurs la montée en puissance de la doctrine de Curtis Yarvin, qui est hétéroclite et syncrétique. Pour rendre compte de ça, il fallait donc un néologisme. D’où l’invention du mot : panlibéralisme.

On est face à un régime qui utilise toute la puissance de l’Etat pour procéder à la destruction de l’Etat, dans un processus d’autoliquidation. Tout se passe comme si on allait vers un capitalisme débridé et violent, destructeur de toute règle, de toute constitution et ordre politique, mais imposé par l’Etat lui-même, puisque c’est bien l’Etat qui est, aujourd’hui, l’outil de son propre démantèlement.

Exit l’Etat de droit. Exit la démocratie. Finis les aléas des élections qui empêchent les marchés, recomposés en Corporations souveraines, d’avoir une « visibilité » sur l’avenir de leur expansion.

Un cercle oligarchique transnational : »Ambitious New Plans » ; ; tableau de Jules de Balincourt peintre français né en 1972 ; huile sur toile 102 x 152cm : année 2005

Par rapport à votre dernier ouvrage que vous citez « Panlibéralisme: Quand le néolibéralisme accède à la toute-puissance », aux éditions Au Bord de l’Eau, vous indiquiez à la fin de « Manufacture de l’homme apolitique », vouloir étudier de possibles pistes pour « s’en sortir », propices à un nouvel ouvrage.
Pouvez-vous nous en dire plus ? Quels sont vos projets ?

En fait, le Panlibéralisme n’était pas prévu !

Mais je reprends actuellement l’écriture de mon livre Retour au politique. C’est le volume complémentaire de la Manufacture de l’homme apolitique, parce que la critique que j’ai faite débouchait sur des propositions pour reconstruire le champ d’action.

La question que je me suis posée est simple : comment réorienter les luttes, pour qu’on puisse lutter ensemble ? Comment faire pour que les luttes structurées par les partis et les syndicats d’une part, et les luttes d’émancipation, les luttes écologiques, les luttes humanitaires de l’autre, se rejoignent ? Il faut une visée commune. Pas un grand récit, mais un point focal. Comment peut-on faire converger les « générations », c’est-à-dire les hommes qui ont reçu une formation « à l’ancienne », qui savent comment on structure et on encadre un mouvement politique, et puis d’autre part, l’aire dite « mouvementiste », dispersée, inorganique, mais où se déploie à l’heure actuelle une énergie réelle ?

Il y a aujourd’hui des foules entières regroupées sans trop savoir pourquoi, comme on l’a vu le 10 septembre sur les places des villes, des foules qui sont en attente de quelque chose, en attente de prise de parole, d’AG, d’agora, d’organisation : en attente, en fait, d’un événement démocratique.
Mais celui-ci reste pour l’heure sans contours ni définition. En partie, parce que nous n’avons pas d’orient commun.

Il faut un orient pour orienter et rassembler les énergies.

Nous sommes entrés dans la dernière ligne droite. Dans un mois, s’ouvrira le colloque.

Assister au colloque

Comme vous le savez, les inscriptions sont ouvertes depuis le 31 août. Elles seront closes le 6 novembre.
Bien sûr, il sera toujours possible de venir le jour même et de s’inscrire sur place. Dans ce cas, prévoyez chèque ou espèces, mais pas de carte bancaire.

Compte tenu à la fois du thème et des personnalités intervenantes, les inscriptions vont bon train depuis leur ouverture le 31/8 dernier. Et c’est tant mieux !

Comment s’inscrire au colloque : Une fois arrivé dans le programme, pour assister et s’inscrire au colloque, vous verrez le bouton « Réserver » ci dessous :

Cliquez dessus, puis sur le bouton « Billeterie » et ensuite, suivre les autres étapes jusqu’au règlement de votre inscription.

La date et le lieu

Le 8 novembre 2025 à l’Ecole Nationale Supérieure (ENS) – 45, rue d’Ulm 75005 Paris. Salle Dussane.

Vers le 22 octobre, nous terminerons la série de nos entretiens avec les intervenants avec la diffusion de la dernière interview : la sociologue Alizée Delpierre dont l’exposé au colloque s’intitule : La domesticité au fondement de la reproduction des ultra-riches. 


« L’essor des libertariens, apôtres de la liberté individuelle à tout prix » ; dessin de Sergio Aquindo, écrivain, artiste et illustrateur argentin né en 1974, établi à Paris.