Guillemin, l’essentiel
Les grands historiens ont marqué l’Histoire par leur façon de la raconter. Henri Guillemin était de ceux-là. Un grand éveilleur de conscience.
Redoutable dénonciateur des impostures historiques et des mythes de l’Histoire officielle, celle des dominants, il est reconnu pour ses révélations sur de grandes personnalités ou sur les grandes affaires de l’Histoire de France (la Révolution française, Napoléon, la Commune de Paris, Pétain…).
Subtil analyste des trajectoires humaines de la plupart de nos grands écrivains, il a animé avec passion de très nombreuses conférences grand public pendant 20 ans et laissé une œuvre monumentale, riche de plus de 70 ouvrages à lire et à relire.
Spécialiste du XIXème siècle et de l’Histoire contemporaine, il aura marqué les esprits par ses incroyables talents de conteur sur les ondes de la Radio Télévision belge francophone, de la Télévision suisse romande ou de Radio Canada, et par ses intuitions fulgurantes qui seront confirmées par la recherche contemporaine.
Guillemin, la trajectoire humaine
Quelques mots au préalable :
Henri Guillemin écrit au dos de Parcours, l’unique livre de souvenirs qu’il nous ait laissé : « Les détails de ma vie privée n’ont d’intérêt que pour moi et les miens. Rien ici – pas une ligne – concernant mon enfance ou mon propre foyer, les joies et les peines d’un destin banal ».
Nous suivrons donc le même principe dans cette biographie. Mais, comme Henri Guillemin lui-même a été, dans certaines émissions télévisées et dans certains entretiens, plus disert sur lui-même qu’il ne le déclarait dans ce livre, nous pouvons livrer des détails qui montrent mieux le « bonhomme tel qu’il était« , pour reprendre la formule dont il use dans son livre sur Nietzsche, sans pour autant enfreindre la discrétion qu’il a tenue à garder sur lui-même.
Henri Guillemin est né à Mâcon, le 19 mars 1903, dans une famille modeste, aux limites de la pauvreté. Son père, Philibert Joseph Guillemin, est agent voyer, sa mère est sans profession. Il est le troisième enfant du couple qui a perdu l’aîné, également prénommé Henri, presque à la naissance. Il a une sœur de 8 ans plus âgée, prénommée Angèle. La famille Guillemin habite au 57 de la rue Lacretelle, la maison existe toujours mais aucune plaque ne rappelle le souvenir d’Henri Guillemin – il y a des haines recuites qui perdurent.
Le père d’Henri est un républicain qui bouffe du curé – est-ce parce qu’il a été élevé par un curé ? Sa mère, elle, est une catholique pratiquante. Henri sera baptisé et recevra une éducation religieuse. Cette double filiation ne sera pas sans poser des problèmes au Guillemin adolescent.
Il fait ses études au Lycée Lamartine de Mâcon. C’est un élève studieux. Ses parents se sont sacrifiés pour que leurs deux enfants puissent parvenir à une vie meilleure que la leur. Angèle sera médecin, Henri professeur.
Nous avons peu de renseignements sur cette première période de la vie d’Henri Guillemin, qui confiera plus tard ne pas penser avec plaisir à son enfance et à son adolescence. Surnagent quelques souvenirs, comme celui des séances où Guillemin reproduit devant un public qui lui est d’emblée acquis, les aventures de ses héros préférés.
En 1919, il passe son baccalauréat. Il entre en classe de Lettres supérieures au Lycée du Parc à Lyon. C’est la voie pour préparer le concours d’entrée à l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm. Guillemin est interne. Il passe en khâgne, l’année suivante. Il échouera au concours.
En 1922, il est admissible, mais échoue à l’oral. C’est à la fin de l’année 1921 que se produit un événement qui aura sur sa vie une influence considérable. Il avait entendu parler, à Lyon, par un de ses camarades, de Marc Sangnier et du parti qu’il avait fondé : la Jeune République. Marc Sangnier était profondément croyant et avait des idées politiques très avancées – peut-être y avait-il là un moyen de réconcilier les deux pôles entre lesquels Guillemin se sentait écartelé – foi maternelle et républicanisme paternel ? Guillemin avait accompagné son ami lorsqu’il allait vendre le journal La Démocratie à la sortie de la messe.
Le voici maintenant à Paris. Il sait que Marc Sangnier habite boulevard Raspail, pas très loin de la rue d’Ulm. Il décide de sonner à la porte de cette demeure imposante. Marc Sangnier le reçoit et l’accueil chaleureux qu’il réserve, lui, un homme d’un certain âge, au gamin qu’il est, scelle, en quelques minutes, son destin. Il est conquis. Il raconte ses doutes et ses espérances. Sangnier lui donne des conseils de bon père de famille. « Tu dois travailler dur pour réussir à entrer à Ulm. On se reverra l’année prochaine ».
Guillemin rentre chez lui et l’on peut penser que les encouragements de Marc Sangnier et l’avenir qu’il lui a fait miroiter sont déterminants. Il reprend le chemin de la khâgne et cette fois, en 1923, il est reçu à Ulm.
Voici Guillemin parisien. L’école normale supérieure (ENS) ne le verra pas souvent les deux premières années car il est devenu le secrétaire de Marc Sangnier. Il fait partie de ce groupe de jeunes hommes dont Sangnier s’est entouré et il s’engage à fond dans la vie politique agitée de ces années. Il écrit des articles, il participe à des meetings. Il partage la vie quotidienne de Marc et de sa famille. Cette expérience qui mêle foi ardente et volonté politique de remise en cause du système capitaliste est fondatrice pour Guillemin. « Catho de gauche » et même « d’extrême-gauche », il ne cessera de revendiquer désormais cette identité – même si les années qui suivront pourront voir ses relations avec Sangnier se distendre, ses rapports à l’institution ecclésiale devenir de plus en plus difficiles -, en profondeur, il ne cédera pas sur cette définition de lui-même.
L’agrégation. Il faut honorer le contrat qui le lie à l’État et passer le concours de l’agrégation qui est la finalité de l’ENS. Agrégation de lettres classiques, en l’occurrence. Et ce n’est pas gagné, parce qu’il faut se remettre à ce travail éminemment scolaire, proche du bachotage que représente la préparation à l’agrégation. Guillemin devra s’y reprendre à deux fois. Et c’est chose faite en 1928. Il est d’autant plus motivé qu’il a rencontré à Bordeaux, en 1927, la fille de Jacques Rödel, la filleule de Marc Sangnier et qu’il a demandé sa main. Ils se marient cette même année. Henri Guillemin commence alors ce tour de France que constituent les premières nominations.
En 1928/29, il est professeur au Lycée de Tours. En 1929/30, au Lycée de Bayonne. C’est sans doute au cours de ces mêmes années qu’il travaille à l’écriture de deux romans qui resteront inédits : Petites gens et Contre jour. La vie réserve au jeune couple une première épreuve : l’enfant, François, qui leur était né en 1929 meurt dans des conditions tragiques, en 1931.
Pendant deux ans, Guillemin prend un congé sans solde, grâce à la générosité de son beau-père. Il commence des recherches autour de Lamartine et de son Jocelyn. Daniel Mornet sera son directeur de thèse. Puis il reprend son tour de France : en 1932/33, il est à Clermont-Ferrand ; en 1933/34, il est nommé à Lyon, au Lycée du Parc, en Lettres supérieures ; l’année suivante, il est nommé en Première supérieure. La famille s’est agrandie : Philippe est né en 1932, Françoise, en 1933.
En 1936, il publie sa thèse sur le Jocelyn de Lamartine, avec comme thèse complémentaire une étude des Visions du même Lamartine. Sa thèse reçoit le prix Paul Flat. (Prix annuel créé en 1919 par Paul Flat et décerné par l’Académie française au meilleur ouvrage de critique littéraire et au meilleur roman publié par un jeune écrivain entre trente et quarante ans). 3000 francs sont attribués à Henri Guillemin, ce qui n’est pas mal. L’ironie veut que l’année précédente, le prix ait été attribué à Robert Brasillach. La soutenance a lieu la même année.
En octobre 1936, il est nommé directeur des études françaises à l’Université du Caire. Il y restera deux ans. Il profitera de ce séjour pour faire un voyage en Haute Egypte, au Sinaï et en Syrie. Il fait paraître de nombreux articles de critique littéraire, dans un journal du Caire, La Bourse Égyptienne.
En 1938, un poste se libère à la Faculté des Lettres de Bordeaux. On peut penser que sa femme insiste pour qu’il y pose sa candidature. Il y sera nommé, contre les candidats locaux, sur intervention du ministre de l’Éducation, Jean Zay. L’année 1938 est également l’année de la naissance de sa seconde fille, Marianick.
En 1939, il publie Flaubert devant la vie et devant Dieu, auquel François Mauriac donnera une préface dont certaines mauvaises langues diront qu’elle pourrait lui ouvrir les portes de l’Académie.
Il va rester à Bordeaux, où il a installé sa famille dans un appartement de la rue Rosa Bonheur, puis, lorsque la Guerre éclate, il trouve refuge dans la maison de ses beaux-parents, Clos-Lafitte, à Latresne, un village proche de Bordeaux.
En avril 1942, il publie Les philosophes contre Jean-Jacques, Cette affaire infernale, l’affaire J.J. Rousseau – David Hume, 1766 . Ce livre obtient, et c’est assez savoureux, le Prix Montyon décerné par l’Académie, qui est « destiné aux auteurs français d’ouvrages les plus utiles aux mœurs et recommandables par un caractère d’élévation et d’utilité morales ». Un prix de vertu, on croit rêver !
L’histoire de la persécution de Jean-Jacques Rousseau par la clique philosophique n’a rien pourtant d’édifiant ! Mais l’appui de Mauriac a sans doute été efficace. « L’ouvrage d’Henri Guillemin, brillant et d’une approche aisée, cherche à plaire, s’applique à émouvoir et y réussit (…) Dieu fut bien moins absent de cette vie que Flaubert lui-même ne le croyait. Sans jamais solliciter les textes, Henri Guillemin nous rend sensible cette présence à tous les tournants de ce destin. »
Jusqu’en juillet 1942, Henri Guillemin restera à Latresne, date à laquelle, se sentant menacé, il quitte la France pour se réfugier en Suisse où sa famille le rejoindra plus tard.
Guillemin et les siens s’installent à Neuchâtel. Ce furent alors quelques années difficiles, où, grâce à l’aide de Marcel Raymond, il peut subvenir aux besoins de sa famille : il donne des cours, des conférences, écrit des préfaces aux classiques français qui paraissent dans une collection des Éditions du Milieu du Monde.
En 1943, naissance de son fils Michel.
Au sortir de la guerre, se pose la question de son avenir professionnel ; il se verrait bien à la Sorbonne, mais on lui préfère Marie-Jeanne Durry. Grâce à Georges Bidault, alors président du gouvernement provisoire et ami de Jacques Rödel, il est nommé, en 1945, attaché culturel, puis quelques années plus tard, conseiller culturel, à l’ambassade de France à Berne.
Vers l’activité de conférencier. Cette situation va lui permettre de développer une activité de conférencier très importante. Il est souvent en tournée, un peu partout en Europe – cette mission lui est confiée par Jean Marx qui est chargé, au Ministère des Affaires étrangères, de la défense et du rayonnement de la culture française. Ce faisant, Guillemin met en œuvre les conseils que Sangnier lui avait donnés, lorsqu’il lui avait fait lire le manuscrit de son premier roman que Marc avait trouvé mauvais : « ton vrai talent c’est un talent de conteur, c’est dans cette direction que tu devrais te diriger ».
En même temps, il poursuit ses travaux de recherche et publie de nombreux livres sur l’histoire littéraire du XIXème siècle et sur l’histoire politique de cette même période, avec des incursions dans celle du XXe.
Le polémiste (?). Ses livres lui valent une réputation de polémiste, de pamphlétaire parce qu’il y met à mal certaines légendes qui ont la vie dure dans l’esprit de nos compatriotes. On lui reproche d’être un déboulonneur de statues, animé par ses partis pris politiques. Angelo Rinaldi fera ce commentaire acide : « M. Henri Guillemin, qui a déboulonné plus de statues que les Allemands n’en ont enlevé à Paris pendant la guerre (…), a fait subir un vilain quart d’heure au futur pair de France, ministre et ambassadeur… », à propos de son édition des lettres de Chateaubriand.
Henri Guillemin s’est toujours insurgé contre ce genre de critiques en faisant remarquer qu’il avait sans doute réhabilité plus d’écrivains malmenés ou oubliés par l’histoire littéraire qu’il n’avait démoli de fausses gloires.
En 1962, il prend sa retraite des Affaires étrangères et revient à l’Éducation nationale. Il est nommé professeur à l’Université de Lyon. La ville est à peu près à égale distance de Neuchâtel, où il continue de résider, et de la Cour-des-Bois, près de Mâcon, où il a acheté une maison de campagne.
Au début des années 70, lors du développement de la télévision, Guillemin trouve un nouveau débouché. Il enregistre un nombre très important de conférences littéraires et historiques pour des émissions télévisées francophones et connaît un très grand succès. Son ton chaleureux, sa force de conviction, son pouvoir de séduction et la manière nouvelle qu’il a de présenter des sujets que l’on croyait bien connaître, lui valent une popularité que ses livres ne lui avaient pas vraiment apportée.
Mais la télévision française le boude ostensiblement sur instructions pompidoliennes.
Son activité de recherches est toujours aussi intense et il la poursuivra jusqu’à la fin de sa vie, malgré la vieillesse et ses inévitables épreuves.
Henri Guillemin s’éteint, à Neuchâtel, le 4 mai 1992.