Introduction
La tenue de notre dernier colloque consacré à l’affaire Dreyfus a généré une correspondance dont la relative importance concerne moins le nombre de messages reçus, que leur contenu.
En effet, la ferveur exprimée pour les travaux d’Henri Guillemin, toujours aussi forte et passionnée, s’est accompagnée à cette occasion de questionnements, de demandes de précision et parfois de réflexions singulières sur ses travaux ou ses engagements.
On peut certes admettre que pour certains la pensée d’Henri Guillemin puisse apparaître complexe, tant elle se démarque de la doxa par des clivages aussi inhabituels que pertinents, vivifiant et renouvelant ainsi l’analyse critique. Mais les valeurs qu’il a défendues avec intégrité tout au long de sa vie, sont absolument claires et sans ambages.
Le traitement de cette correspondance nous a laissé avec le désir de faire quelque chose, tel le photographe insatisfait qui a besoin de refaire le point pour obtenir une image bien nette.
Profitant de la date anniversaire de la disparition d’Henri Guillemin, survenue il y a 32 ans, le 4 mai 1992, nous avons plongé dans les différents hommages qui furent publiés ce jour-là pour finalement choisir l’article de René Rémond paru dans le journal Le Monde le 6 mai 1992.
C’est un ample portrait équilibré et précis, en forme d’hommage à l’homme intègre et passionné, un texte que certains connaissent bien, mais que la grande majorité de nos abonnés et de nos soutiens ignore, raison supplémentaire pour le mettre en ligne.
René Rémond (1918 – 2007) est un historien, diplômé de l’Ecole Normale supérieure, spécialisé dans l’histoire politique et religieuse contemporaine. On peut en savoir plus en se rendant ici ou là.
L’article de René Rémond
La mort d’Henri Guillemin – Un historien pamphlétaire
Henri Guillemin laisse un nom qu’aucun historien de la France contemporaine ne peut ignorer et une œuvre qui s’impose à l’attention, en dépit – ou à cause, qui sait ? – de ses partis pris. Edifiée en un demi-siècle, cette œuvre importante pas son volume, présente, outre une indéniable originalité, une grande unité d’inspiration et aussi de facture.
Dès son Histoire des catholiques français au dix-neuvième siècle, parue peu de temps après la Libération, les jeux sont faits : Guillemin est en pleine possession de son talent et s’y affirment tous les traits qui assignent à ses travaux une place à part dans les ouvrages d’histoire : on y trouve d’emblée la méthode, le système d’explication, le genre littéraire qui caractériseront tous ses livres, quel qu’en soit le sujet.
Sa prédilection allait à la séquence qui s’ouvre avec la révolution de 1848, à laquelle l’avait amené sa sympathie pour Lamartine – il y avait du quarante-huitard chez cet homme – et qui s’achève avec l’affaire Dreyfus.
Période capitale qui a fondé notre démocratie, où s’enracinent encore nos controverses idéologiques les plus récentes et dont les débuts de la IIIe République, avec le grand incendie de la Commune, constituent le coeur.
Il a débordé de cette période, remontant jusqu’à Napoléon pour le flétrir, à la Révolution pour réhabiliter Robespierre, descendant jusqu’à de Gaulle pour corriger la légende.
Sa méthode doit beaucoup à sa formation et à ses recherches d’historien de la littérature : familier comme personne des écrits du dix-neuvième, des moins connus comme des plus fameux, grand lecteur de Mémoires et de correspondances, dénicheurs d’inédits, il excelle à faire parler les textes qu’il sollicite parfois pour leur arracher leurs secrets au risque de leur prêter un sens auquel l’auteur n’avait pas songé.
Avec une habileté consommée à laquelle le talent d’écrivain apporte une touche de plus, il compose une marqueterie de citations. Il en tire des conclusions qui invitent le lecteur à partager l’indignation de l’auteur qui s’est érigé en juge dans ces procès en révision des réputations. Il diabolise les gloires consacrées et canonise les réprouvés : il défend Jean–Jacques contre Voltaire et Jaurès contre Péguy.
Le système d’explication qui oriente tous ses livres était en 1947 relativement neuf pour un historien d’inspiration chrétienne : il se fonde essentiellement sur une vision dualiste, presque manichéenne, du monde et singulièrement du monde politique, mais la ligne de partage ne coïncide pas avec la traditionnelle division de la droite et de la gauche : Guillemin a fustigé certains politiciens de gauche ; personne n’a été plus sévère pour les fondateurs de la IIIè République – ceux de l’ « ère des Jules » – et il aurait des tendresses pour quelques conservateurs qui auraient des préoccupations sociales.
C’est aux notables qu’il s’en prend : il n’a pas cessé pendant un demi-siècle d’instruire le procès des classes dirigeantes et de requérir avec passion contre les puissants et les possédants. La bourgeoisie a toujours trahi parce qu’elle n’a jamais obéi à d’autres mobiles que la défense égoïste de ses intérêts de classe et la peur de voir ses privilèges menacés.
Il croit aux complots, aux machinations, aux conspirations des riches contre les pauvres. La crainte d’être dupe, la volonté de démystifier le conduisent à écrire une histoire policière, toute en intrigue, en provocations, en coups montés. Paradoxalement cet homme qui était la générosité même, tout désintéressement, attribue à ceux qu’il poursuit de sa vindicte des sentiments bas ; il ne croit pas à leur sincérité : il explique leur comportement par des motifs égoïstes.
En revanche, sa sympathie et sa tendresse vont aux petits, aux pauvres et à leurs défenseurs, de Lamennais et Ozanam à Jaurès et Zola.
L’interprétation est souvent injuste ? En vérité Guillemin ne se soucie guère d’être équitable : il a choisi son camp : depuis sa jeunesse dans le sillage de Marc Sangnier, c’est celui du peuple. Guillemin est un militant, il écrit une histoire engagée où le jugement moral est inséparable de l’appréciation de l’historien.
Par un paradoxe qui n’en serait un qu’au regard de la froide objectivité, cet homme qui s’est, toute sa vie, insurgé contre les simplifications d’une histoire bien-pensante, retourne contre ceux qu’il exècre le système d’explication du type « c’est la faute à ».
Le titre, repris pour un des ses livres, d’un article publié avant guerre dans la Vie intellectuelle et qui fit quelque bruit en son temps, « Par notre faute », exprime excellemment l’exigence morale, l’inclination à disculper les esprits les plus éloignés de sa famille d’esprit et à faire retomber l’entière responsabilité des malentendus et des erreurs sur son Eglise.
Il est aussi proche à la fois des historiens marxistes et de l’Histoire à la Beau de Loménie incriminant la responsabilité des dynasties bourgeoises.
Passionné, Henri Guillemin était un conteur passionnant. Quel talent pour faire revivre les hommes, évoquer les situations !
C’était aussi un incomparable conférencier.
Il aura certainement gagné à l’Histoire beaucoup de lecteurs auxquels il aura fait partager et sa curiosité et ses sentiments. Pour stigmatiser le « coup du 2 décembre » ou clouer au pilori les versaillais, il a les accents du Hugo des Châtiments ou la plume de Jules Vallès.
Si ses reconstitutions tiennent parfois autant du roman historique que du travail de l’érudit, dans ses meilleures pages, au plus haut de son inspiration, il fait penser à Michelet et à Bernanos : au premier il s’apparente, quoi qu’il en ait, par le lyrisme comme par l’amour du peuple ; du second il se rapproche par le détestation des bien-pensants et les philippiques du pamphlétaire.
Toute sa vie il aura livré le même combat pour la vérité contre l’injustice, porté par une capacité inépuisée d’indignation et de générosité. Il n’a jamais dévié des convictions de son adolescence.
Il aura créé, à l’intersection de l’histoire et du pamphlet, un genre original qui perpétuera le souvenir d’un chrétien fidèle à l’amour des humbles.
Pour obtenir l’original de l’article du Monde, cliquez ici