Introduction
Avec Alizée Delpierre nous terminons aujourd’hui notre série d’interviews. Le colloque se tiendra le 8 novembre prochain, dans18 jours exactement. Nous sommes dans la dernière ligne droite.
L’intervention au colloque de Alizée Delpierre aura lieu l’après-midi. Il s’agit de la troisième et avant-dernière analyse critique concernant la classe sociale des hypers riches.
Elle s’intitule : La domesticité au fondement de la reproduction des ultra-riches.
A l’occasion de cette fin de cycle d’interviews, rappelons les précédentes.
La matinée est consacrée aux Gens de rien ou de peu, à travers quatre exposés dont les intervenants ont été précédemment interviewés :
Michel Cabannes le 19 mai. Pour relire l’interview, cliquez ici
Luc Sigalo Santos le 9 juin. Cliquez ici
Danièle Linhart le 11 juillet. Cliquez ici
Nicolas Roux le 9 septembre. Cliquez ici
L’après-midi est centré sur l’étude des Gens de biens, aujourd’hui dénommés classe des hyper riches, dont les intervenants ont été précédemment interviewés :
Monique Pinçon-Charlot. Pour relire son interview, cliquez ici
Caëla Gillespie le 7 octobre. Cliquez ici
Aujourd’hui : Alizée Delpierre.
(NB. Dany-Robert Dufour ouvre l’après-midi consacrée aux hyper riches. La promotion de son dernier ouvrage Sadique époque, sur lequel il s’appuiera au colloque, n’a pas permis de dégager le temps nécessaire pour cet exercice. Pour découvrir son dernier ouvrage, cliquez ici)
Alizée Delpierre est sociologue, chercheuse au CNRS, au laboratoire Printemps (UVSQ/CNRS), spécialiste des domesticités, de l’exploitation au travail et des grandes fortunes.
Parmi ses ouvrages, articles et interventions, citons :
Les domesticités, Paris, La Découverte, 2023
Servir les riches, Paris, La Découverte, 2022
Les femmes de ménage dans l’intimité du domicile, Paris, Téraèdre, 2023 (avec Martine Janner-Raimondi et Gaspard Lion (dir.))
Direction de numéros de revue sur la domesticité :
Les domesticités dans les pays du Sud, numéro spécial de la RIED, 2021. (avec Hélène Malarmey et Lorena Poblete (dir.))
Petites et grandes résistances dans les domesticités, numéro spécial de L’Homme et la Société, 2021(avec Ranime Alsheltawy (dir.))
Articles et chapitres d’ouvrages de cette année :
« « Tout de suite des grands mots ! » – Les obstacles à la qualification juridique des faits de traite à des fins d’exploitation par le travail », Droit et société, 2025.
« Dominant elites, dominated subalterns, nothing more? Analyzing the ambivalence of domination », Rassegna Italiana Di Sociologia, 2025.
« « D’une main de maître ». Rapports de pouvoir dans la domesticité », Modes Pratiques, 2025.
« Peut-on renverser la domination ? Du fantasme à la réalité sociologique des rapports de domesticité », chapitre dans l’ouvrage Histoires en Mouvement, SUP, 2025.
Articles dans les revues non académiques de cette année :
« Exploitation par le travail : jamais plus d’esclaves, en France ? », Droits et Libertés, revue de la LDH.
« Souleymane et les visages de l’exploitation », AOC.
Interview exclusive de Alizée Delpierre
En premier lieu, afin de permettre à nos adhérents et abonnés de mieux vous connaître, cette première question : pouvez-vous vous présenter ?
Je suis sociologue, chercheuse au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), rattachée au laboratoire Printemps et à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines où j’enseigne également. Mes recherches portent sur les rapports de domination et d’exploitation, et sont à l’intersection de la sociologie du travail, notamment du travail domestique, de la famille, de la sociologue économique et du droit.
En tant que sociologue, je fais des enquêtes de terrain qui croisent méthodes qualitatives (entretiens, observations, ethnographies) et méthodes quantitatives (questionnaires, traitements de bases de données). Je consacre aussi une partie de mon travail à enseigner et à diffuser la recherche au-delà du monde académique, convaincue que les connaissances ne doivent pas rester entre les murs de l’université et des laboratoires.
Vous avez publié en 2022 aux éditions La Découverte, « Servir les riches : Les domestiques chez les grandes fortunes ». Ce livre a rencontré un vif succès. Il s’inscrit et complète les travaux de Michel et Monique Pinçon-Charlot dans le domaine de l’analyse sociologique de cette classe sociale méconnue, la classe des hyper riches.
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous engager et à vous investir dans ce champ particulier ?
Sans doute comme beaucoup de jeunes étudiant·es en sociologie, les travaux de Michel Pinçon et de Monique Pinçon-Charlot sur la grande bourgeoisie m’ont tout de suite interpellée. Il me semblait en effet qu’étudier les mécanismes de domination et de reproduction sociale « par le haut » était primordial si l’on défend une approche relationnelle de la sociologie qui ne peut se contenter du seul point de vue des classes sociales dominées.
À cette appétence pour la sociologie des classes dominantes s’ajoutait ma propre expérience d’ascension sociale où, pendant mes études à Paris, je découvrais des milieux sociaux très favorisés qui m’étaient jusqu’alors étrangers.
J’ai aussi appris l’existence de la domesticité, pas qu’à travers les romans cette fois-ci, mais bien réelle, lorsque j’ai effectué des baby-sitting à droite et à gauche pour gagner un peu d’argent dans les beaux quartiers.
En accumulant des connaissances dans différents domaines de la sociologie, il me semblait que les rapports de domesticité soulevaient deux intrigues.
La première : comment des milieux sociaux que tout oppose, sur le plan de la classe sociale, mais aussi, de la race, comme on dit en sociologie pour désigner l’essentialisation des comportements en fonction des origines perçues, peuvent se côtoyer au quotidien dans un univers aussi intime que le domicile ? La sociologie urbaine et la sociologie des élites montrent en effet à quel point il existe une ségrégation entre les plus riches et les autres, que ce soit au niveau des lieux de vie et de vacances, de la scolarisation des enfants, des cercles de loisirs. Cette promiscuité au sein des maisons des ultra-riches n’a donc rien d’évident.
La seconde : comment se noue un rapport de travail salarié dans la maison, qui est, à l’inverse d’un milieu professionnel, conçu comme le lieu par excellence de l’intime, du secret, de la famille, de l’amour et du désintéressement ? La sociologie économique a en effet montré que la maison, comme le disait Bourdieu, est perçue par les individus comme un « monde inversé » au monde économique fondé sur l’argent, le profit, l’intérêt. Comment le salariat peut-il alors opérer dans la maison, au sein de la famille ?
Ce sont ces deux questionnements sociologiques qui m’ont convaincue de l’intérêt de conduire une recherche sur les rapports de domesticité au sein des univers fortunés, ce qui n’avait en outre pas encore été fait en sociologie.
Comment avez-vous pénétré ces familles ? Quelle méthodologie avez-vous choisie ?
J’ai croisé plusieurs méthodes ethnographiques : une enquête par entretiens biographiques longs et répétés, auprès de personnes ultra-riches d’une part, et auprès de domestiques embauché·es à temps plein chez des familles ultra-riches d’autre part ; une enquête par observation participante, en étant à deux reprises, dans deux familles ayant des domestiques à temps plein, « nounou » et aide-cuisinière à temps partiel. Ces deux types d’enquêtes étaient complémentaires puisque les entretiens me permettaient d’analyser les rapports entre patron·nes et domestiques et de les mettre en perspectives avec des trajectoires de vie, et l’observation participante m’a permis d’accéder de façon plus fine aux relations et hiérarchies professionnelles qui se tissent entre domestiques d’une même maison.
Pour pénétrer dans les entre-soi fortunés, j’ai récolté quelques contacts auprès de l’ancienne directrice du Bottin Mondain, sur les conseils de Monique Pinçon-Charlot, qui, par effet boule de neige, m’ont ouvert les portes de nombreuses familles. Pour les domestiques, j’ai sollicité des femmes de ménage amies de ma famille qui ont travaillé dans les beaux quartiers parisiens, et je me suis rendue dans des lieux stratégiques fréquentés par les domestiques : les églises, les marchés et supermarchés, les parcs, par exemple.
Si ouvrir la porte d’entrée de ces univers requiert du temps, une fois entre-ouverte en revanche, les rencontres se sont accélérées.
Même si cela ne figure pas dans le livre mais dans d’autres articles de recherche que j’ai écrits, j’ai aussi effectué un terrain auprès d’agences de placement de luxe et d’école de majordomes dans plusieurs pays, qui m’ont aussi permis de multiplier les enquêté·es et de déployer une analyse plus large du marché international de la domesticité.
Par rapport aux travaux de l’anthropologue James C. Scott, notamment son ouvrage « La Domination et les arts de la résistance », avez-vous constaté, chez les domestiques, une sorte d’ingénierie de résistance contre leur propre domination ? Si oui, sous quelles formes cette résistance s’est-t-elle manifestée ?
On peut dire qu’il existe des « arts de la résistance » chez les domestiques des ultra-riches, mais ceux-ci ne s’expriment pas de façon collective, alors même qu’on aurait pu s’y attendre : la littérature en sciences sociales sur les domesticités souligne l’isolement comme frein principal à la résistance, et chez les ultra-riches, les domestiques ne sont pas seul·es, elles et ils travaillent en équipe.
Cependant, même s’il existe des solidarités laborieuses, il n’y a pas à proprement dit de soulèvement collectif à l’égard des patron·nes (ou vis-à-vis des domestiques les plus hauts placé·es qui ont un rôle de contremaîtres). La résistance se fait de façon silencieuse : prendre des libertés dans la façon d’organiser son travail, ralentir le rythme, se moquer entre domestiques des patron·nes, se déguiser avec leurs vêtements lorsqu’elles et ils sont absent·es, sourire pour ne rien laisser transparaître de leurs émotions…
Et plus radicalement, la résistance à la domination se traduit par l’exit, c’est-à-dire le départ, parfois impromptu, des domestiques, qui n’en peuvent plus.
Négocier ses conditions de travail, en revanche, se fait peu, et encore moins par la colère ou la violence (non, les domestiques ne tuent pas leurs patron·nes, contrairement à ce que fantasment le cinéma et la littérature !). Généralement, les domestiques n’osent pas contester l’ordre social mis en place par leurs patron·nes, du moins de façon explicite devant eux.

Dirk Bogarde et James Fox ©Les Acacias
En découle cette question : existe-t-il un discours alternatif propre aux dominés, utilisé par eux, avec leur propres codes, un monde échappant à la doxa, et pour autant monde bien réel ?
Je pense qu’il est délicat d’attester de la spécificité des modes de résistance des domestiques par rapport à tous ceux qui ont été mis en lumière par les travaux portant sur les dominés.
Se moquer, s’autoriser des marges de manœuvre silencieuses, partir, sont des stratégies qui se retrouvent dans d’autres mondes professionnels populaires.
Ce qui est cela dit caractéristique de la domesticité, c’est que la relation professionnelle s’imbrique à la relation familiale : les affects sont omniprésents dans les rapports de domesticité, floutent les frontières du droit, créent de l’attachement qui rend d’autant plus difficile la résistance. Les domestiques ne considèrent pas leurs patron·nes que sous l’angle de la figure patronale : ce sont des personnes dont elles et ils connaissent toute la vie et l’intimité. Dès lors, les domestiques ont tendance à excuser systématiquement les pratiques et discours de leurs patron·nes, comme nous pourrions le faire avec certain·es membres de notre famille en prenant en compte leurs propres difficultés personnelles qui nous font relativiser les nôtres…
Sans déflorer le contenu de votre exposé lors du colloque, pouvez-vous, en quelques mots, nous indiquer comment il sera structuré, quelles seront ses lignes de force ? Les singularités découvertes lors de votre enquête ? En quelque sorte, donnez-nous l’envie d’en savoir plus !
En revenant sur la distinction opérée par les féministes matérialistes entre travail productif et reproductif, j’aimerais montrer en quoi les domestiques ne sont pas qu’un « artifice » des classes dominantes comparable à une consommation ostentatoire distinctive.
Je montrerai qu’elles et ils sont à la base de la possibilité qu’ont les classes dominantes de se reproduire en tant que classe sociale.
J’expliquerai ainsi que cette reproduction de classe repose sur des rapports d’« exploitation dorée », un concept que je développe dans mon livre pour caractériser le rapport de domesticité qui se déploie chez les ultra-riches.
Dans mon analyse, je me refuserai aussi d’avoir un regard misérabiliste sur les domestiques en montrant dans quelle mesure elles et ils ont conscience des mécanismes de domination.
Vos recherches s’inscrivent dans ce que Henri Guillemin appelait « mettre en pleine lumière le dessous des cartes », une démarche résolument anti doxa. Compte tenu de la situation générale dans le domaine de la recherche, quelles sont vos conditions de travail ? Est-ce facile d’être chercheur aujourd’hui ?

National Portrait Gallery in Washington, DC
Tableau de Titus Khapar, artiste afro américain né en 1976.
Ce tableau détourne de façon caustique le portrait de T. Jefferson réalisé par le peintre américain Rembrandt Peale, (1778-1860).
Copyright Jack Shainman Gallery, © All Rights Reserved
Le projet de la sociologie est de lever le voile sur le dessous des cartes du monde social, effectivement.
C’est à quoi tentent tant bien que mal de s’atteler les sociologues. Je dis tant bien que mal car la situation dans le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur ne fait que se dégrader depuis de nombreuses années.
Pour mener à bien le projet de la sociologie, il faut offrir aux sociologues des postes pérennes, or ces derniers se raréfient. Tant de collègues brillant·es sont sujet·tes à des pressions pour réaliser des recherches trop rapides dans le cadre de contrats courts, de publier à tour de bras pour espérer être recruté·es, et cela crée des effets dramatiques sur la vie des chercheur·es, et sur la recherche elle-même.
La diffusion des travaux au grand public est aussi un enjeu : du fait de l’état dégradé du monde académique, le temps qu’il est possible d’accorder aux médias, aux interventions hors les murs, à l’éducation populaire, à l’écriture pour le grand public, se réduit.
Se faire publier est aussi un parcours du combattant puisque les éditeurs sont frileux à l’idée de publier les sciences sociales.
Il faut absolument rester optimiste et continuer la recherche, résister pour que le regard critique perdure, trouver des alliés, malgré un climat politique qui y est tout à fait défavorable.
Après la publication de votre dernier ouvrage, avez-vous d’autres projets d’écriture ?
Bien sûr, mon métier est la recherche et donc, le terrain et l’écriture. Outre des articles académiques, je travaille à l’écriture d’un prochain ouvrage, issu d’une enquête de terrain que je viens de terminer sur la traite des êtres humains en France, ce qu’on appelle en langage plus courant « l’esclavage moderne », des situations d’exploitation (pas du tout dorées !) que l’on retrouve dans de nombreux secteurs professionnels.
La sortie du livre est prévue pour l’automne 2026 !
Le colloque ; dernière ligne droite
Nous sommes entrés dans la dernière ligne droite. Dans 18 jours s’ouvrira le colloque.
Assister au colloque
Les inscriptions par internet, ouvertes le 31 août, seront closes le 6 novembre à 18h00.
Bien sûr, il sera toujours possible de venir le jour même et de s’inscrire sur place. Dans ce cas, prévoyez chèque ou espèces, mais pas de carte bancaire.
Les inscriptions continuent de progresser et tant mieux.
La capacité de la salle Dussane est de 170 places.
Comment s’inscrire au colloque : Une fois arrivé dans le programme, pour assister et s’inscrire au colloque, vous verrez le bouton « Réserver » ci dessous :

Cliquez dessus, puis sur le bouton « Billeterie » et ensuite, suivre les autres étapes jusqu’au règlement de votre inscription.
La date et le lieu
Le 8 novembre 2025 à l’Ecole Nationale Supérieure (ENS) – 45, rue d’Ulm 75005 Paris. Salle Dussane.





