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« Péage Sud », une immersion parmi les Gilets jaunes

Edition du Chien Rouge – Novembre 2020 – 335 pages – 13 €

Les pauvres font l’Histoire, les autres la commentent. Ces mots relevés sur un mur, Sébastien Navarro aime les rappeler dans Péage Sud, son livre sur les Gilets Jaunes.

Dans sa tournure un rien assassine, la phrase est censée secouer une habitude généralement prise sur les bancs d’école, sans y prendre garde, à savoir penser que l’Histoire est telle que la racontent les dominants. C’est le préjugé qu’a combattu avec force détermination Henri Guillemin, en tant qu’historien.

De fait Péage Sud, c’est plus qu’un récit de 335 pages sur les Gilets Jaunes – notons qu’il y en a peu du genre, à ce jour, et certainement pas aussi empreints d’humour : c’est tout à la fois la narration captivante de sa découverte du mouvement, son immersion au cœur même de l’événement ; c’est aussi la profonde remise en question d’un citoyen engagé et du journaliste qu’il se défend d’être.

un événement historique d’envergure

À lire cette trajectoire personnelle suivant le fil d’un événement historique d’envergure, dès sa naissance en novembre 2018, on finit par le constat de s’être fait avoir, même un peu, même si on s’en défend… par le dispositif médiatique institutionnalisé. Et aussi par le regret inconfortable de n’avoir pas été à la hauteur de ce moment unique de notre histoire. Mais qui n’a été effleuré à ces dates, ne serait-ce que de loin, par une pensée du genre : « Dans un mois Noël sera passé et tous ces blaireaux seront de retour dans leur foyer » ?

Cependant, des choses politiques aux formes atypiques se déroulaient sous nos fenêtres, aux croisements de nos routes. Ces choses politiques en train de se jouer durant les étonnantes semaines de la fin 2018 jusqu’au confinement de mars 2020, de qui sont-elles le fait ?

Non pas de syndicalistes, ni de militants férus de savoirs théoriques sur l’économie ou l’organisation sociale. Non, « la majorité des camarades gauchistes se pincent le nez en toisant de loin ce mouvement de plèbe jugé trop impur. C’est que rien du chambard fluo ne correspond aux grilles de lecture ânonnées par les brêles en marxologie. On attendait la classe ouvrière, on attendait à la rigueur les jeunes des quartiers populaires, mais eux… Sans déconner, vous avez vu leur dégaine ? Les Bidochon en mode insurrection ».

Une fois vaincues ses réticences surtout fondées sur le principe de la taxe sur le gasoil – vouloir rouler à discrétion ça se discute, Sébastien Navarro fait le pas. Le mouvement en est tout juste à sa troisième semaine. Et il nous livre cet aveu : « un vrai chamboulement intérieur ».

Car s’il n’a pas l’allure baraquée, physiquement laisse-t-il entendre avec dérision, il ressort qu’il n’est pas pour autant dépourvu d’une solide et vivifiante honnêteté intellectuelle, ni d’un sens aigu de la justice sociale et morale, pour notre plus grande joie.
Quand de plus, côté muscles, c’est le cœur qui l’emporte pour donner la mesure à des constats parfois amers, le mot humanité reprend tout son sens.


Mais assez cité de ces ingrédients vertueux, sauf à souligner qu’ils sont les prérequis impératifs pour qui tente dans une démarche objective d’y voir clair, dans le brouhaha médiatique qui a entouré ledit événement au fil des mois. C’est cela qui nous rend, à nous guilleminiens, ce témoignage attrayant et particulièrement profitable comme source de référence authentique, pour comprendre le mouvement des Gilets Jaunes.

Une proximité avec Henri Guillemin

Car sur le plan de la méthode historique, Henri Guillemin y insiste régulièrement, « Il y a deux lois (…) : lucidité et loyauté. Lucidité, ça veut dire ne pas s’en laisser compter. Tout vérifier. Et loyauté, ça veut dire être honnête, être objectif, comme on dit. Ce qui n’exclut pas, ou plutôt ce qui n’ordonne pas l’impassibilité »*.

Dans ses études, n’a t-il pas suffisamment labouré le terrain pour inciter à faire le tri dans les apparences données aux événements, à repérer les renversements de rôles, les détournements de situations et leur sens caché ? Tous procédés dont « les gens de biens »* font usage jusqu’à la démesure à toutes les époques, pour disqualifier, anéantir l’expression populaire du désaccord et les tentatives d’émancipation.

Puisque la commémoration du 150ème anniversaire de La Commune nous en fournit l’occasion, il suffit de réécouter la conférence d’Henri Guillemin, montrant le cas d’école que fut l’année 1871. Il y a bel et bien cohérence dans les lignes de force qui lient les événements du passé à ceux des années 2018-2020.

Retournons donc au rond-point du Péage Sud pour le vérifier. Sébastien Navarro endosse le gilet, et dans la foulée assiste à sa première assemblée générale :

« Ils sont peut-être 200. La tête au chaud sous des bonnets ou des capuches pour se protéger du froid. Ils écoutent un Arabe au visage maigre et aux yeux enflammés. (…) L’orateur s’époumone : il parle de justice sociale, de retour de l’ISF, de partage des richesses.

Je suis sonné.

Et le prix du gasoil alors ?

Je m’attendais à tout sauf à ça. »

Le rôle des médias

De « ça », la majorité des médias dominants ne parleront guère ; peu de place pour la réflexion, peu d’objectivité et encore moins d’empathie qui permettraient de « bien comprendre le sens des événements »*, si tel est aussi le but de l’Histoire actuelle.

Images et commentaires, hors des réseaux sociaux, semblent ne retenir que les manifestations hebdomadaires non déclarées, une violence unilatérale venant de « casseurs » Gilets Jaunes, hordes d’inconséquents responsables du marasme économique, mobilisés sans objectifs clairement identifiés, mouvement « populiste » brouillon, sans cohérence politique.
Mais surtout, argument bouclier, sans porte-paroles donc sans légitimité.

À l’inverse, « ça » est l’élément central du récit de Sébastien Navarro, « ça » passe sur le devant de la scène.

On y découvre le vrai visage de ces gens-là, la meute, bravant le froid « pire qu’en enfer » autour « des paquets de chips, de la charcutaille, des gâteaux, des packs d’eau », sans oublier les clopes : Étienne l’ancien assureur, Stan le tétraplégique, JP l’ancien gendarme sidéré par les gestes de ses compères, Choukroun le porte-drapeau bleu blanc rouge, des éclopés en tous genres, Claudie Odette et Thérèse le fidèle trio septuagénaire, Micka le minot élevé de foyers en familles d’accueil, Xavier asphyxié par les gaz, Moussa passé en justice…

En somme, ce sont des gens ordinaires, plutôt démunis et peu politisés – « la plupart des gilets sont des primomanifestants » découvrant in vivo dans les rires et les larmes… souvent sur fond d’écran de lacrymogènes, « la réalité d’une structure dont le rôle premier est de soutenir le pouvoir en place ».

Ils sont là, ils sont là, réunis en assemblées quotidiennes dans un sentiment nouveau de fraternité qui n’exclut ni les confrontations, ni les dérapages, ni les grincements de dents. Ils sont là, bien vivants. Là, les décisions sont prises par vote, puis appliquées avec pragmatisme, et là se forme une conscience politique :

« c’est le moment d’élire des délégués. Quelqu’un insiste sur la rotation des mandats qui doit être impérative. Une voix lui dit de la fermer. Une autre qu’il a raison : on veut pas de chef (…). Des cortèges sont élus pour des tranches de huit heures (…). À chaque fois, des mains se lèvent pour valider ou non les prétendants.
Je vis un moment sidérant de démocratie directe entre un rond-point et un péage autoroutier 
».

Que veulent les « fluos » ? Ils veulent ou proposent des décisions prises par la base, une vraie justice, le Référendum d’initiative citoyenne, une police qui les protège, des délégués et que ceux-ci n’émettent aucun avis personnel, la fin des privilèges, l’horizontalité, la hausse du SMIC, du pouvoir d’achat, des retraites, la baisse des taxes, la dissolution de l’Assemblée nationale, une nouvelle Constitution…

Ne voudraient-ils pas, par hasard, simplement un monde meilleur ? Pour l’honneur des travailleurs ?

Énumérer tous ces gens, relater nombre de ces épisodes aux touches artistiquement évocatrices est tentant ; le verbe est si drôle, grinçant aussi forcément et irrévérencieux, mais tellement édifiant. Or la fresque est trop vaste : un vrai portrait de groupe avec dames, hommes, papis, mamies, enfants, motards, mais pas seulement.

Par exemple, il y eut à l’acte IV « 89 000 flics mobilisés dans l’Hexagone pour une estimation officielle de 125 000 gilets jaunes ». Le ministre de l’Intérieur Monsieur Castaner déclara pour ce 9 décembre 2018, 1385 interpellations et 975 gardes à vue. Auxquelles il faut ajouter, puisqu’on en est aux « chiffres et leur totalité totalitaire », 13 500 grenades lancées, 840 tirs de LBD et 136 000 litres d’eau tirés au canon.

Des faits que « l’Histoire de bonne compagnie »* ou « bienséante »* ou « académique »* pourrait passer sous silence ?
À ce stade des événements, si on ne perd pas le fil de l’histoire de la Commune ni les leçons de la méthode historique d’Henri Guillemin, il ne restait plus qu’à repérer l’ennemi extérieur qui détournerait opportunément l’attention pour venir à bout de la meute.
Ce qui confirmerait que pour un temps encore « La guerre reste plus forte que l’amour » ?

Note rédigée par Jocelyne Mallet

* Expressions et citations d’Henri Guillemin (tirées notamment de ses conférences sur Napoléon).
Les autres citations entre guillemets sont tirées de l’ouvrage Péage Sud.

En complément : une autre façon de voir le dessous des cartes

Dans le sillage de Péage Sud, mais d’un autre point de vue, un article du Monde Diplomatique vient corroborer cet état de fait.
Concernant l’art de déformer les faits, on le sait, le comptage ministériel du nombre de manifestants est devenu, au fil des ans, une véritable calembredaine. L’article « Gilets jaunes, combien de divisions », paru dans le Monde Diplomatique de février 2021, montre à quel niveau de désinformation, on est arrivé.

Dans son chapô, un chiffre apparaît d’emblée suspect : « 287 710 : c’est, d’après le ministère de l’intérieur, le nombre de participants à la première journée d’action des Gilets jaunes,le 17 novembre 2018. Un chiffre repris en boucle dans les médias….. ».
Les deux auteurs de l’article – Jean-Yves Dormagen et Geoffrey Pion, respectivement professeur de science politique et géographe à l’université de Montpellier, démontrent qu’il s’agit d’un grossier mensonge.

Après avoir décrit et présenté la méthodologie originale mise au point par une équipe de recherche universitaire (dont ils ont fait partie) pour comptabiliser, au plus près de la vérité, le nombre de manifestants d’un mouvement aussi polymorphe et innovant, ils arrivent à un chiffre qui fait frémir, tant par son immense décalage avec le comptage officiel que par l’importance du mouvement revendicatif :
en effet, 3 millions de personnes ont participé aux actions Gilets jaunes entre mi-novembre 2018 et juin 2019 sur l’ensemble du territoire national. Bien loin des 287 710 annoncés en fanfare.

L’article conclut par « … la mobilisation a été […/…] d’une ampleur inédite depuis des décennies. A ce titre, on peut comparer le surgissement des Gilets jaunes à des moments singuliers de notre histoire, tels que juin 1936 ou Mai 68. »

E. Mangin

Manifestation sur les Champs ELysees, le 16 février 2019, acte XIV (Photo Eric Fefferberg / AFP)
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Victor Hugo nous parle d’Argenteuil

Crispin et Scapin dit aussi Scapin et Silvestre, les deux personnages de la pièce « Les fourberies de Scapin » de Molière se faisant des confidences à l’oreille – Tableau de Honoré Victorin Daumier – (1808 – 1879) – 1864 – huile sur toile 83 cm x 61 cm – Musée d’Orsay Paris.
Victor Hugo nous parle d’Argenteuil

L’actualité immédiate a parfois dans le passé des échos étranges. Une amie qui enseigne le français dans un collège d’Argenteuil vient de se trouver confrontée à cette mort d’une adolescente de quatorze ans jetée à la Seine : une dizaine de ses élèves de 5e lui ont demandé de passer avec eux le quart d’heure de récréation à discuter et à réfléchir à « l’ensauvagement de notre société » (je reprends ses termes).

Et pour commencer elle leur a fait découvrir ces vers de Victor Hugo que je n’avais moi-même jamais lus et qui méritent de l’être, aujourd’hui, en ce temps de médisance et/ou de calomnie sur les réseaux dits sociaux.

Quelques vers de Victor Hugo

Le texte parle tout seul et n’a pas besoin d’interprète.

« Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! – Et ne m’objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas… –
Écoutez bien ceci :

Tête à tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l’oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l’aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot que vous croyez qu’on n’a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre !
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
– Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle ! –
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera.
Il suit le quai, franchit la place, et caetera,
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez l’individu dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l’homme en face,
Dit : “Me voilà ! Je sors de la bouche d’un tel”. –

Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel. »

Toute la lyre

Ces vers se trouvent dans le recueil posthume Toute la lyre (III, xxi).

Henri Guillemin ne les a jamais évoqués devant moi et, à ma connaissance, ne les a jamais cités. Pourquoi ne pas les offrir à sa mémoire, aujourd’hui 19 mars, à l’occasion de son anniversaire ?

Et je me dis qu’ils auraient plu aussi à son fils Philippe, qui vient de nous quitter.

Nous ne sommes pas tous des « jeunes gens », mais nous pouvons tous méditer cette poésie si simple d’un si grand homme.

Note rédigée par Patrick Berthier.

En complément – Lucchini lit Victor Hugo

C’était le 31 décembre 1996. Avec des amis, nous étions aller écouter cet excellent « diseur de textes », Fabrice Lucchini, qui se produisait à la Maison de la Poésie à Paris. Son spectacle s’intitulait modestement Fabrice Luchini dit des textes de Baudelaire, Hugo, La Fontaine, Nietzsche.

Son répertoire était magistral, alternant le grave avec Baudelaire et le burlesque avec Les Fables de La Fontaine. Il termina la soirée par le poème de Hugo et enflamma la salle, le public se levant d’un seul bond, à peine fini, pour l’applaudir à tout rompre en une interminable « standing ovation ». Méritée.

Ce billet me permet de revivre cette émotion un quart de siècle après, à l’ère des réseaux sociaux, fosse aux sots pour les uns, lumière de la démocratie pour les autres ; avec l’admiration intacte, mais avec des questionnements nouveaux sur la dérive des choses.

Je n’ai, bien sûr, pas pu retrouver l’enregistrement vidéo/internet de cette soirée, mais à la place, cette vidéo qui est aussi bien.

E. Mangin