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Guillemin/Balzac, une question. Episode n° 3

Balzac… Wurmser…Guillemin Méconnaissance ou sectarisme ?

Il nous reste bien des choses à dire sur cette double rencontre manquée entre Guillemin, Wurmser et Balzac, et, pour être franc, je ne suis pas sûr de pouvoir donner une explication de ce ratage.
Tentons tout de même une approche.

Du côté de Balzac, assurément, il y a chez Guillemin un blocage, sur lequel je ne peux avancer que des hypothèses. Du côté de Wurmser, c’est plus complexe, mais il y a davantage d’éléments disponibles.

Dans un second temps, on verra que si Guillemin avait bien voulu lire Wurmser, il y aurait trouvé (je pense) de quoi se convaincre de la lucidité de Balzac sur tant de sujets qui le passionnaient aussi, lui Guillemin.

I. Un double blocage

Blocage face à Balzac. – Lors de nos conversations de 1977, j’ai interrogé Guillemin sur Balzac en tant que balzacien passionné moi-même, et sans presque rien savoir au départ de ses réticences. Le premier aveu, en passant, est venu à propos de Proust : « […] c’est curieux, il m’a toujours assommé (comme Balzac) » (Henri Guillemin tel quel, p. 151). [Pour en savoir plus sur cet ouvrage, cliquez ici].

Et quand j’ai posé une question directe, Guillemin n’a pas esquivé, mais n’a pas vraiment répondu non plus : « J’ai essayé peut-être dix fois dans ma vie de m’y intéresser, et je m’embête ; c’est inexplicable. […] toutes les fois que j’ai essayé de lire du Balzac, le livre m’est tombé des mains » (ibid., p. 243-244).
Plus tard, j’ai envoyé à Guillemin un exemplaire de toutes les éditions « Folio » que j’ai faites de romans de Balzac. Et chaque fois j’ai eu la même réponse : vos notes sont excellentes, mais que ce type écrit mal !

C’est au point que comme les notes, dans les « Folio » de cette époque, étaient à la fin du volume, je me suis demandé si Guillemin avait lu autre chose qu’elles, en se dispensant de lire l’œuvre…

Impossible de savoir si, professeur du secondaire autour des années 1930, il a fait lire du Balzac à ses élèves ; sans doute que oui, tout de même. Mais ses travaux littéraires de critique l’entraînent sur d’autres versants : Lamartine, évidemment, pour la thèse ; puis, pour le genre romanesque, Flaubert dès 1939, Zola et Vallès à partir de 1960. Et encore, chez ces écrivains il s’intéresse en premier à l’homme.
Silence, en tout cas, sur Balzac : l’homme, justement, ou les clichés qui circulaient sur lui, ne devaient pas le séduire. Pas de style, une personnalité qui n’attire ni n’intrigue : un défaut aggravait l’autre.



Honoré de Balzac (1799-1850)
Daguerréotype (détail) pris par Louis-Auguste Bisson en 1842.

Et sans doute y avait-il encore davantage, à en croire la violence de la réaction de Guillemin quand je lui ai fait parvenir le texte de mon exposé sur « Balzac et Robespierre » au colloque sur Balzac et la Révolution organisé lors du bicentenaire (voir L’Année balzacienne 1990, p. 29-50) : je tentais d’y montrer que si Balzac admire Robespierre comme tête politique – il l’égale à Catherine de Médicis qui est pour lui un modèle de force et d’intelligence –, il l’abandonne à partir de l’arrestation des Girondins et a fortiori sous la Terreur ; la révolution bourgeoise, soit ; la révolution sociale, non.
Ce Balzac apeuré heurtait de front la vision que venait de donner de Robespierre le livre de Guillemin (publié en 1987 et repris chez Utovie en 2012).
Si j’en avais douté, cette lettre envoyée du « Terrier » [sa maison de Bourgogne] le 7 novembre 90 mettait les choses au point :

« Cette fois je l’ai lue, vraiment lue, votre étude sur Balzac et Robespierre. Moi que B. ennuie (hélas !), il m’est devenu assez odieux, grâce à vous. Au fond, son avis sur Maximilien n’a aucun intérêt, aucune importance ».

Terrier 7-XI-90 (arrivés hier soir)

Cher
Cette fois je l’ai lue, vraiment lue, votre étude
Sur Balzac et Robespierre.
Moi que B. ennuie (hélas) il m’est devenu
Assez odieux, grâce à vous.
Au fond, son avis sur Maximilien
n’a aucun intérêt
aucune importance.

Comment ça va, vous, et chez vous ?

(Transcription effectuée par Jean-Marc Carité, directeur des éditions Utovie)

Protestation de ma part, on l’imagine.
Aussitôt, lettre d’excuse, sincère, de toute évidence, mais toujours la même dérobade sur Balzac : « Comment ai-je pu faire une telle connerie [sic]. J’aurais dû m’exprimer autrement pour dire la vérité. À savoir que je ne parviens pas à m’intéresser à Balzac, et que vous ajoutiez, pour moi, à l’ennui, l’agacement » (16 novembre).
Enfin, le 25 novembre, quelques indications : certes, « pas moyen de m’intéresser à ce bonhomme », et un décisif : « J’ai sûrement tort. Mais c’est incurable ».
Puis un début de phrase : « Toutes les fois que j’ai essayé […] de lire du Balzac » honnêtement précisé entre parenthèses : « (deux ou trois fois dans ma vie) » [sic].
Plus loin encore : « Question de style aussi. Vous savez combien le style compte pour moi (cf. Céline, Montherlant, Voltaire même) et, vrai, B. n’a pas de style. Zéro. Mais n’en parlons plus. Une de mes sottises ».


16 XI 90

Très cher Patrick
Bouleversé par votre lettre !
« Peiné ! Blessé ! » comment
Ai—je pu faire une telle connerie.
j’aurais dû m’exprimer
autrement pour dire la vérité :
A savoir que je ne parviens pas à m’intéresser à Balzac, et que vous ajoutiez, pour moi à l’ennui, l’agacement. Mais j’aurais dû réfléchir au sérieux, comme toujours, que vous aviez apporté à votre recherche… Et ne pas me laisser aller à des propos aussi légers !
Je vous demande pardon. Blesser un ami comme vous, qui m’a donné depuis près de 15 ans tant de preuves d’attachement et même de dévouement, c’est se conduire en imbécile et en grossier.
Je vous en prie pardonnez-moi cette grossièreté bien involontaire.

(Transcription effectuée par Jean-Marc Carité, directeur des éditions Utovie)

Alors on peut sans doute dire que Balzac rebutait Guillemin de trois manières : il écrivait mal, à l’en croire (mais comment le dire sans l’avoir lu ?), sa personnalité n’était pas attirante (en effet, elle ne l’était guère à certains égards), et naturellement il était “réac” : certes il l’était, mais c’est là que la transition vers Wurmser se fait toute seule.

En effet, Balzac n’était pas de gauche. Mais ce qu’il décrivait du monde qu’il avait sous les yeux n’en était-il pas d’autant plus passionnant ?

Blocage face à Wurmser. – Guillemin a rencontré Wurmser au moins une fois (« Il ne m’a pas tellement plu, je l’ai trouvé sec », Henri Guillemin tel quel, p. 141) ; a-t-il lu ou au moins ouvert sa Comédie inhumaine ?

Lors d’une conversation, chez moi, en janvier 1978, non enregistrée malheureusement, il m’a dit du bien de ce livre. Wurmser et lui en ont parlé, et à Guillemin qui avouait ne pas parvenir à lire Balzac, Wurmser aurait dit : « Vous êtes un imbécile, c’est passionnant » (ibid., p. 244).
Ce propos certainement exagéré fait partie de ce que Guillemin m’a demandé de rayer sur Wurmser, ce qui fait qu’on ne le lit pas dans Le Cas Guillemin.
Comme j’ai rétabli ces passages en 2017, les lecteurs pourront se reporter au texte complet (H. G. tel quel, p. 140-141 et p. 243-245) ; je n’en retiens que le plus important.

Juillet 77, donc. Je demande à Guillemin ce qu’il pense de la « sympathie active et fidèle » de Wurmser à son égard.
Réponse : « […] le fond de ma pensée, c’est que les communistes, et par exemple Wurmser, cherchent à faire de moi une utilisation politique ».

Ah bon ? Demande de précision de ma part. Nouvelle réponse : « Je ne me fais pas d’illusions : c’est seulement dans la mesure où Wurmser et les communistes estiment que je peux servir leur propagande […] qu’ils m’ont porté aux nues et célébré comme ils l’ont fait ».

On remarque qu’aucune des deux fois Guillemin ne me répond réellement sur Wurmser : ce qui est au centre, ce sont « les communistes ».
C’est également le cas lors d’une troisième réponse, assez savoureuse pour être citée un peu plus longuement :

« […] je sais ce que je suis moi-même, et combien mes options politiques déterminent souvent mes jugements. Et je sais qu’un écrivain très engagé comme l’est un communiste lit toujours le livre d’un autre avec l’arrière-pensée : “Ça peut-il nous servir ou ça peut-il nous nuire ?” Je ne peux pas m’en indigner parce que je sais très bien que je fais de même ; dès que je sens qu’un type […] est à gauche, sauf les communistes dont je me méfie beaucoup, je suis très favorable à ce qu’il écrit. Donc, pas de pharisaïsme : je sais très bien les utilisations que l’on fait de mes livres, mais je suis prêt à les comprendre puisque je suis moi-même assez sectaire » (p. 141).

En somme, le fait que Wurmser soit communiste suffit, à lui seul, à susciter chez Guillemin un recul dont on n’a pas vraiment d’autre explication que celle que je viens de citer.

André Wurmser

Doit-on avancer l’hypothèse qu’ayant fait, jeune homme, son éducation de gauche sous la houlette de l’hyper-catholique Sangnier, Guillemin voit dans le fait que le marxisme est un matérialisme un obstacle rédhibitoire ? cela semble un peu simpliste.
Pourtant Wurmser lui-même semble le supposer lorsqu’il dit de Guillemin dans un article par ailleurs enthousiaste : « Il n’est jamais dupe – que du Ciel » (« Pour Henri Guillemin », L’Humanité, 10 juillet 1973).

J’avoue avoir du mal à aller plus loin dans mon essai pour comprendre, car par ailleurs Guillemin a de l’estime pour plus d’un athée. Non, s’il y a blocage, c’est bel et bien face aux « communistes » comme entité.

Et Wurmser n’a pas pu ne pas bondir en lisant ceci, dans la postface de Nationalistes et “nationaux” (1974):

« […] si courageux qu’aient été, dans la résistance, tant de militants communistes, je ne saurais oublier les mobiles tactiques où puisait sa raison d’être ce “patriotisme” insolite, effervescent, recommandé par le Parti et réclamé plus tard par lui comme une sorte d’exclusivité » (Utovie, 2012, p. 475).

Cette fois-là, l’article, dans L’Humanité du 31 janvier 1975, n’a plus été aussi chaleureux ; son titre, « Guillemin et nous », répond sur le terrain de l’attaque ; et c’est le dernier article de Wurmser sur Guillemin.
Comme si quelque chose s’était cassé.

Ces mots sur les résistants communistes nous ont menés loin de Balzac. Mais n’expriment-ils pas, sur un autre sujet, la même impasse, et la même incompréhension de la part de Guillemin quand il se bute, voire se laisse aller à des injustices ou, au minimum, à des jugements hâtifs ? Nous avons tous nos sectarismes, il avait les siens et le savait.
Sur ce qu’il pensait du Parti, je ne suis pas compétent ; sur ce qu’il disait de Balzac, je ne prends pas trop de risques en disant qu’il avait tort, et que bien des pages de Balzac – et de Wurmser – lui auraient plu.
Voyez plutôt.

II. La conviction du marxiste (2)

Revenons d’abord à l’une des ruses favorites de Wurmser dans La Comédie inhumaine ; il s’agit d’un propos sur l’usurier Gobseck :

« Selon lui, l’argent est une marchandise que l’on peut, en toute sûreté de conscience, vendre cher ou bon marché selon les cas […]. Partout, dit-il, le combat entre le pauvre et le riche est établi, partout il est inévitable ; il vaut donc mieux être l’exploitant que d’être l’exploité ».

Ce n’est ni du Wurmser ni du Marx. C’est du Balzac, et celui qui parle de l’impitoyable usurier, c’est l’avoué Derville, dont la probité dans La Comédie humaine est exemplaire (voir Gobseck, « Pléiade », t. II, p. 969).

Dessin d’Édouard Toudouze (1848 – 1907) paru en 1902 avec la légende suivante :
« Gobseck me regarda silencieusement et me montra ma chaise« 

Guillemin a évoqué, non cette page précise, mais Balzac comparé à Zola, dans la préface de La Curée.
C’est Édouard Mangin qui m’a utilement rappelé ces lignes, révélatrices, certes, de la lucidité de Guillemin sur l’audace critique de Zola, mais aussi du caractère approximatif de sa vision de Balzac :

« […] avec lui [Zola], l’argent fait son entrée dans ce champ de l’observation dont l’avaient proscrit les “classiques” – gens de lettres bien élevés, obligatoirement, au surplus, astreints, pour vivre, à la plus grande prudence.

« Toutes ces choses qu’un homme distingué, et qui ménage sa carrière, rougirait d’articuler, Zola les profère, semant autour de lui la réprobation et l’horreur. Balzac était tolérable. Il ne s’en prenait pas aux mécanismes. Il ne touchait point à l’arche. Balzac parlait d’argent comme un avoué ou un notaire. Trivial, sans doute, et sentant à plein nez sa roture. Mais anodin, et même amusant. Tout change avec ce nouveau venu qui foule aux pieds le code non écrit des convenances, qui déchire avec une brutalité de sauvage ces voiles séculaires que réclament, pour le bien du pays, pour la tranquillité sociale, pour le respect des hiérarchies et des principes, les opérations dont vit “le monde” et qui assurent son existence même. […] nous ne sommes plus chez Balzac ; nous sommes chez l’affreux Zola […] » (Présentation des Rougon-Macquart [1964], Utovie, 2011, p. 35).

Wurmser a-t-il lu ce passage ? impossible de le savoir, mais il aurait sûrement eu une foule d’exemples balzaciens à juxtaposer aux tableaux en effet féroces de La Curée.



Gobseck. Gravure sur bois H 13.8 cm x L 8,7 cm de Charles Huard (1874 – 1965), peintre, graveur et illustrateur français réalisée pour l’illustration de Gobseck, Etudes de moeurs, Scènes de la vie privée de La Comédie humaine (Editions Conard, 1910-1950), avec la légende suivante :

 » Extrait de Gobsek, par Honoré de Balzac : « Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l’académie me permît de donner le nom de face lunaire, elle ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés et d’un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d’une fouine, ses petits yeux n’avaient presque point de cils et craignaient la lumière (…). Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l’eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu. »

Et si Guillemin avait lu Wurmser, il aurait trouvé sous sa plume une foule de citations dont la « brutalité » lui aurait plu et auxquelles le qualificatif d’« anodin » ne convient certes pas.
Exemples.

L’aristocrate et dandy cynique Henri de Marsay parle élections locales dans Le Contrat de mariage (1835) : « “Pour triompher, dit de Marsay, nous irons jusqu’à nous réunir […] à la gauche, gens à égorger le lendemain de la victoire […]. Nous sommes capables de tout pour le bonheur de notre pays et pour le nôtre” » (« Pléiade », t. III, p. 647, cité par Wumser p. 181).

Sur le même thème, un autre cynique, de La Brive, plus minable, dans la comédie Le Faiseur (1848), et toujours à propos de carrière politique : « “Je serai socialiste. Le mot me plaît. À toutes les époques, il y a des adjectifs qui sont le passe-partout des ambitions !” » (acte III, sc. 6, « GF », 2012, p. 104 ; cité ibid.).
Évidemment Balzac, lui, quand il a essayé de se faire élire député, s’est fait légitimiste ! Ce que disent ses personnages n’en est pas moins remarquable.


Rastignac avec Vautrin dans la cour de la pension Vauquer (Le Père Goriot). Auteur inconnu. Gravure acompagnée de la légende suivante :

« Si donc vous voulez promptement la fortune, il faut être déjà riche ou le paraître. Pour s’enrichir, il s’agit ici de jouer de grands coups ; autrement on carotte, et votre serviteur ! Si, dans les cent professions que vous pouvez embrasser, il se rencontre dix hommes qui réussissent vite, le public les appelle des voleurs. Tirez vos conclusions. Voilà la vie telle qu’elle est. Ça n’est pas plus beau que la cuisine, ça pue tout autant, et il faut se salir les mains si l’on veut fricoter ; sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque. Si je vous parle ainsi du monde, il m’en a donné le droit, je le connais. Croyez-vous que je blâme ? du tout. Il a toujours été ainsi. Les moralistes ne le changeront jamais. L’homme est imparfait. Il est parfois plus ou moins hypocrite, et les niais disent alors qu’il a ou n’a pas de mœurs. Je n’accuse pas les riches en faveur du peuple : l’homme est le même en haut, en bas, au milieu. Il se rencontre par chaque million de ce haut bétail dix lurons qui se mettent au-dessus de tout, même des lois ; j’en suis. Vous, si vous êtes un homme supérieur, allez en droite ligne et la tête haute. Mais il faudra lutter contre l’envie, la calomnie, la médiocrité, contre tout le monde. »

Balzac, Père Goriot, Partie II

Wurmser cueille aussi au vol d’autres genres de propos, souvent quelques mots seulement, mais qui sont tout sauf « anodins » ; par exemple, dans des fragments prévus pour être publiés dans la Revue parisienne, mensuel fondé par Balzac en 1840, cette colère contre l’apitoiement de « beaucoup de gens […] sur le sort du criminel », alors qu’ils « n’ont pas la moindre sympathie pour les malheureux tués dans les émeutes » (Œuvres complètes, Calmann-Lévy, t. XXIII, 1879, p. 780, cité p. 689) ; ou, de façon plus inattendue, dans ce traité sarcastique qu’est la Physiologie du mariage (1829), cette allusion aux ouvrières, « des infortunées dont on se sert comme de bêtes de somme dans les manufactures » (« Pléiade », t. XII, p. 924, cité p. 741).

Wurmser ne donnant presque jamais ses références, j’ai vérifié toutes les citations : c’est bien du Balzac.

Et j’aurais pu lire au colloque du 6 novembre cette autre phrase balzacienne : « Il y a deux histoires : l’histoire officielle qu’on enseigne, l’Histoire ad usum Delphini ; puis, l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une histoire honteuse » (Vautrin à Lucien de Rubempré, Illusions perdues, « Pléiade », t. V, p. 695, cité p. 293). [pour de plus amples informations sur le colloque du 6 novembre 2021, cliquez ici]

Ne me dites pas que si Guillemin avait connu cette phrase de 1843, il ne l’aurait pas “piquée” à ce Balzac qu’il disait ennuyeux !

Si nous nous tournons à présent vers Wurmser lui-même, quelle surabondance de notations passionnantes !
Jetons un regard sur Thiers, par exemple, épinglé par lui parce qu’il a fourni de nombreux éléments de la carrière de Rastignac. On pourrait croire, là encore, lire du Guillemin, s’il ne s’agissait de Balzac.

« La profonde politique, c’est l’art de virer au vent […] seul l’intérêt ne varie point » (Wurmser, p. 526). Or, « le plus profond politique de La Comédie humaine, c’est Thiers » (p. 536), car « la vérité historique n’est pas dans nos manuels d’histoire : elle est dans La Comédie humaine » (p. 537) – et Wurmser insiste :

« Balzac dit un monde insoucieux de l’amélioration du sort des classes pauvres […] Mais l’un [Thiers] est la caricature, boueuse et sanglante, de l’autre [Balzac]. Car Balzac peint la société bourgeoise, et la peignant l’accuse, et Thiers en dirige profitablement les affaires […]. Au procès de leur temps, l’un est le criminel, l’autre le procureur » (p. 538).


« L’homme qui rit » (Thiers), par André Gill (1840 – 1885) caricaturiste, peintre et chansonnier français.

Wurmser n’emploie pas des expressions comme « les honnêtes gens » ou « les gens de bien » sur lesquels ironise si souvent Guillemin, mais il dit à peu près la même chose.
Et il n’idéalise pas Balzac pour autant : il rappelle que le 28 juillet 1848 le romancier a déjeuné avec Thiers chez Rothschild (voir p. 546).
On peut penser à ces mots des Goncourt, pour qui, en septembre 1857, Balzac est « le seul qui ait vu […] l’argent au lieu du nom, les banquiers au lieu des nobles, et le communisme au bout de cela » (Journal des Goncourt, cité p. 490).

Quand on a peur de voir « cela », on déjeune chez Rothschild, et il faut le dire ; toutefois « ce n’est pas pour ce qu’il prétendit être sa pensée politique que nous admirons Balzac, mais pour l’appui que son œuvre apporte à la pensée contraire […] » (p. 706).
« L’auteur du réquisitoire le plus lucide qu’ait suscité la société bourgeoise était, typiquement, un bourgeois » (p. 707). Mais que nous importe ?
« Quelle que soit son idéologie, il dit le monde capitaliste tel qu’il le voit » (p. 712), et c’est cela qui compte.

Bien plus haut dans son livre, Wurmser adapte à sa démonstration l’idée connue, et souvent avancée par Balzac lui-même, que le romancier n’invente rien ; en effet, confirme Wurmser, « il n’y a pas un monde de personnes et un monde de personnages, mais un seul monde : le monde réel » (p. 309).

Ici ces mots, « le monde réel », sont en romain ; mais tout à la fin de son livre, Wurmser, dans un bel hommage à Aragon, rappelle que Le Monde réel est le titre général de l’ensemble formé par ses romans Les Voyageurs de l’impériale, Les Cloches de Bâle, Les Beaux Quartiers, Aurélien. Et visiblement pour Wurmser Aragon a décrit là, de l’intérieur, la vision du monde inégalitaire que Balzac avait amorcée de l’extérieur.

Wurmser idéalise sans doute un brin Aragon, dont les romans ne vieillissent pas aussi bien que ceux de Balzac, mais c’est aussi qu’il veut marquer sa différence de communiste moderne par rapport à celui qui avait si peur des communistes de son temps.



Karl Marx et Friedrich Engels à l’imprimerie de la « Nouvelle Gazette du Rhin » – Peinture de E. Capiro – 1849 – 28.6 x 20.1 cm

À de nombreuses reprises, Wurmser laisse voir explicitement sa pensée, ainsi lorsqu’il note que Balzac s’arrête à peu près d’écrire en 1848, c’est-à-dire juste au moment de « la première révolution prolétarienne, qui inaugure une lutte dont la victoire est certaine » (p. 490).

Presque à la fin, au sujet de la quasi-absence, dans La Comédie humaine, du monde ouvrier, ce qui fait qu’hélas « la vraie partie se joue entre ceux que montre Balzac et ceux qu’il ne montre pas » (p. 747), Wurmser écrit carrément : « Il n’est pas interdit de conclure qu’une comédie vraiment humaine, inspirée par toutes les activités humaines, ne pourra naître que dans une société où les barrières de classes auront été abattues » (p. 748).

Ce n’est pas encore le cas, mais, dit encore Wurmser en renvoyant à son cher Aragon : « L’écrivain [actuel] qui oserait jeter sur le monde capitaliste, sur le monde réel, le regard de Balzac, on sait bien où il l’aurait, sa place » (p. 763).
Au Parti, évidemment (vous voyez bien que j’avais raison de me méfier, bougonne l’ombre de Guillemin qui lit par-dessus mon épaule).


Le fil rouge – 2016 – tableau de Sasha Romashko, femme peintre russe née en 1987 – gouache sur papier 30 x 40 cm. Galerie Stanislas Bourgain – Paris ©

Conclure ?

C’est à peu près impossible, non tant pour des raisons idéologiques qu’à cause de la richesse de cette Comédie inhumaine dont j’ai dû laisser de côté trop d’aspects. Ce pavé impressionnant n’est pas ennuyeux parce que son auteur est sans vanité, et plein d’un humour tantôt gamin, tantôt acide, souvent les deux à la fois et de façon inattendue.

Un exemple : Wurmser vient de démontrer l’infériorité du portrait du bourgeois par Henri Monnier (dessinateur et auteur à qui l’on doit le personnage autosatisfait de M. Prudhomme), par rapport au portrait du même bourgeois quand c’est Balzac qui tient la plume, pour décrire Birotteau par exemple : le vrai bourgeois de Balzac est un cynique, avant d’être ridicule ; de là, Wurmser glisse vers les banquiers, plus cyniques encore, et imagine le plus puissant d’entre eux, Nucingen, furieux que le romancier expose en plein jour ses agissements et le disant avec cet horrible [et improbable] accent alsacien que lui a infligé Balzac : « Se Palssak, cé in achent té Mosgu » (p. 371).

Le baron de Nucingen – Caricature par Bertall (1820 – 1882) (pseudonyme de Charles Constant Albert Nicolas d’Arnoux de Limoges Saint-Saëns)

La blague, facile, n’aurait pas déplu à Guillemin qui, à la page précédente, et cette fois ce n’est plus de l’humour, aurait pu lire comme presque adressées à lui, Guillemin, ces remarques sur Flaubert et Vigny : « On peut […] créer Homais et vitupérer la Commune ; […] on peut créer le Beckford de Chatterton et dénoncer les républicains à la police du second Empire » (p. 370).

Homais, l’apothicaire stupide et arrogant de Madame Bovary, ou Beckford, le lord-maire de Londres dont le mépris pousse le poète au suicide, sont évidemment condamnés par leurs créateurs littéraires… qui ne sont pas pour autant des hommes de gauche dans la vraie vie.

En deux pages on passe ainsi d’un ton à un autre, et toujours avec la vivacité d’un style souvent proche du style de la conversation.

Wurmser sait parfaitement bien que Balzac n’est pas marxiste, ne serait-ce que parce que cohabitent en lui un idéologue et un esthète : « […] la misère ouvrière a toujours à ses yeux un double caractère : “ces guenilles à étonner un peintre et ces regards à effrayer un propriétaire” » (p. 550).

La citation de Balzac, ici, vient une fois de plus d’un texte non romanesque assez peu connu, « Histoire et physiologie des boulevards de Paris », publié dans l’ouvrage collectif Le Diable à Paris en 1845.
Elle dit bien que Balzac est à la fois « propriétaire » et « peintre », et que ce sont en principe deux obstacles qui empêchent d’être un militant.
Bien sûr. Mais il ne faut pas s’arrêter à ce qu’est l’homme Balzac :

« D’Hugo et de Balzac, qui est l’esprit progressiste ? Hugo, sans aucun doute. Mais des Misérables et de La Comédie humaine, quelle est l’œuvre la plus efficacement progressiste ? La Comédie humaine, sans doute aucun » (Wurmser, p. 596).

Pourquoi cela ? parce qu’« à l’appel des partis avancés » Balzac répond « par son œuvre sérieuse et vraie, sinon par son adhésion personnelle » (p. 374).

Quand Wurmser écrit : « Ou le pouvoir de l’argent est tenu pour un usurpateur, pour un oppresseur provisoire ; ou il est tenu pour naturel, éternel, indétrônable » (p. 530), il sait que lui, Wurmser, croit vraie la première moitié de la phrase, et que Balzac croit vraie la seconde.
Mais Balzac a dit ce qu’il voyait, et c’est à jamais sa grandeur, car « la simple constatation est démolissante et la vérité a une force insurrectionnelle » : cette citation-là n’est ni de Wurmser (qui la propose p. 762), ni de Balzac bien sûr, mais d’un autre communiste, Henri Barbusse, prix Goncourt 1916 pour son roman Le Feu, mort à Moscou en 1935, et qui a écrit ces mots forts à propos de… Zola (Zola, Gallimard, 1932, p. 82).

L’auteur des Origines de la Commune n’aurait pu qu’approuver cette idée d’une force de la vérité par le simple fait qu’elle est la vérité ! mais exprimée par un communiste, dans le livre d’un communiste, et qui plus est un livre sur Balzac… c’était trop d’obstacles.

Henri Guillemin

Dommage, car Guillemin se serait régalé des « choses vues » qui fourmillent chez Wurmser, par exemple lorsqu’il montre Sainte-Beuve, qui méprisait Balzac, tenant à ses obsèques l’un des cordons du poêle, lui « l’ennemi au visage mou et au sourire coupant » (p. 675).

Dommage, plus en profondeur, parce que La Comédie inhumaine aurait pu, aurait dû le contraindre à lire ce Balzac qui avait tant à lui dire, et à côté duquel il est passé.

Un dernier mot, qui va dans le même sens. J’ai dit dans le premier volet de cette newsletter qu’il y a dans les mémoires de Wurmser un troisième passage sur Balzac, et que je le réservais pour la fois d’après.

Mais l’épisode n°2 (cf newsletter du 15 juin 2022) était déjà très copieux et, finalement, ces lignes ont très bien leur place ici, comme clôture de ma présentation.
Voici l’essentiel de ce morceau, où voisinent la simplicité, le sérieux et l’humour, tout ce que Wurmser représentait, du moins tel que je me l’imagine sans l’avoir connu :

« De cette énorme étude sur l’œuvre de Balzac qui m’a retenu si longtemps, je pourrais presque dire, comme l’enfant maladroit : “Je l’ai pas fait exprès”. J’avais lu, relu sous un autre angle, écrit un article, deux… Je me trouvai bientôt à la tête de plusieurs petits essais sur Balzac, si brefs, si insuffisants que j’ai éprouvé le besoin de les préciser, de les approfondir et de les élargie à la fois : je ne me suis arrêté qu’après vingt ans de travail intermittent.

Je l’abandonnais parfois des mois entiers.

Dans la salle de lecture de la Bibliothèque de l’Arsenal ou celle de la Nationale, il m’arrivait de fondre à la fois de joie et de mélancolie. J’aurais pu, sans doute, j’aurais dû, peut-être, choisir ce destin : me gorger de lectures, m’épuiser de réflexions… […]. Ce regret ne pouvait pas durer longtemps : plus je lisais Balzac, plus son œuvre me justifiait d’être communiste ; plus j’étais communiste, plus j’admirais La Comédie humaine, la seule grande œuvre qui ose donner à l’argent la prédominance. Ma lecture me ramenait à mon combat, mon combat me ramenait à Balzac. La même société, pour différents qu’en soient les stades, était mise en accusation par ce prétendu conservateur et par le quotidien auquel, quotidiennement, je collaborais. […]

La Confrérie des Balzaciens devait m’accueillir flatteusement et la critique ne garda pas le silence sur mon bouquin. Plus encore que ses éloges, ses reproches, apparemment, voire comiquement contradictoires, me confortèrent dans mes convictions. Par exemple Le Provençal constata qu’après m’avoir lu, “il ne reste plus rien de ce qui fait la grandeur, l’originalité et la puissance de Balzac” ; par contre, selon Candide, “voilà Balzac inscrit au Parti communiste à titre posthume”. Condamnations complémentaires : j’ambitionnais en effet de montrer que, toute ascendante encore, la société capitaliste telle que le témoin Balzac la met impitoyablement à nu, justifie les révolutionnaires : Le Provençal n’avait donc plus de raison, après m’avoir lu, pour admirer Balzac – et Candide avait toutes les raisons du monde de penser qu’il fallait être aussi communiste que Victor Hugo pour écrire après lui que Balzac, “qu’il l’ait voulu ou non”, “appartient à la forte race des écrivains révolutionnaires”.
Ce que confirmait le critique qui, dans Le Figaro littéraire, me réduisit en poussière : “L’argent, l’argent, écrivait-il, excédé, l’argent, ou, si M. Wurmser y tient, le capitalisme…”

Si j’y tenais… Mais c’était vraiment pour me faire plaisir qu’il s’abaissait à employer un terme aussi ordurier »

(Fidèlement vôtre, p. 432-433).

Note rédigée par Patrick Berthier

Post-scriptum

Cet essai, diffusé en trois parties, se classe dans la rublique « Lecture et Relecture » de notre bibliothèque LAHG idéale. Il nous a semblé que ce travail pouvait tout naturellement faire l’objet également de relecture(s). C’est pourquoi, nous avons réuni les trois newsletters en un seul document en format pdf qu’il vous est loisible d’imprimer en cliquant ici
Lire le texte à pleines mains est plus confortable que les yeux rivés sur l’écran. Surtout si on a envie de l’annoter.
Le pdf reprend les trois épisodes mais pas les illustrations, ni les hyperliens propres au format newsletter.


Lithographie de l’artiste néerlandais Maurits Cornelis Escher (1898 – 1972) imprimée pour la première fois en décembre 1953.
Extrait du catalogue raisonné : « L’oeuvre représente un monde composé de trois univers ayant leur propres règles de gravité différentes qui, malgré tout, cohabitent dans un seul et même espace ».


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Guillemin/Balzac, une question. Episode n° 2

Editions Gallimard – 808 pages – 26,70 €

Qu’est-ce que « La Comédie inhumaine » ?

Après avoir, il y a quinze jours, présenté l’auteur, et avant de mettre face à face Wurmser et Guillemin en posant Balzac entre eux sur la table, essayons de donner une idée juste de ce gros livre, La Comédie inhumaine.
Il faut parler d’abord de son titre, dont l’évidence s’impose peu à peu au fil de la lecture. Puis de son organisation, qui tourne – comme chez Balzac – autour de la métaphore du théâtre.
Enfin, et ce n’est pas le plus facile, de son contenu : que nous dit Wurmser, lui que passionne Balzac, lui le communiste passionné ?

I. De Dante à Wurmser : le titre

Lorsque Balzac a eu, vers 1840, l’idée de réunir tous ses romans déjà écrits et tous ceux à venir dans un ensemble unique, il a voulu s’inscrire dans la continuité moderne de La Divine Comédie de Dante.

Le grand poète du Moyen Âge italien y décrit un long itinéraire de la foi chrétienne, menant de la visite de l’Enfer et du Purgatoire, sous la conduite de l’ombre de Virgile, à la découverte du Paradis où Dante est accueilli par Béatrice, image idéalisée de celle qu’il avait aimée sur la terre.

Au moment où Dante commence à rédiger cette autobiographie symbolique (vers 1303), il la nomme simplement Commedia : la représentation du monde.
C’est un autre très grand Italien, Boccace, qui le premier, en 1373, met en avant la dimension religieuse du voyage spirituel de Dante en qualifiant l’œuvre de Divina, adjectif qui s’est, depuis, imposé comme s’il était de l’auteur.
Le “spectacle” (commedia) est en effet “divin”, puisqu’il est clair que tout y est orienté, dans l’esprit du croyant Dante Alighieri, vers le salut de l’homme en Dieu.

La Divine Comédie de Dante Alighieri – Le Paradis, XXXI, v. 1-3 Dante et Béatrice au paradis – Gravure de Gustave Doré pour une édition imprimé à Paris en 1860.

Ce qui a passionné Balzac, comme beaucoup d’autres écrivains bien sûr, chez Dante, c’est à la fois le souffle de son inspiration et son désir d’embrasser la totalité de la nature humaine en route vers l’infini.
D’où ce désir, immodeste mais Balzac était tout sauf modeste, de tenter la même chose à partir d’une réalité moderne où la religion a perdu de sa force, et dont il faut décrypter les éléments terrestres durant la vie même de l’homme, et non après sa mort ainsi que le faisait Dante.
Garder cette idée lumineuse de la comédie, du théâtre, mais l’incarner en une « comédie humaine » : ici, maintenant.

Cela n’empêche pas Balzac, lui-même mécréant, mais convaincu qu’il faut à l’homme une trouée vers l’infini, d’écrire entre 1831 et 1835 Le Livre mystique, où il réunit trois romans :
l’un, bref, Les Proscrits, où il met en scène Dante en exil ; un autre, Louis Lambert, dont le héros, qui lui ressemble, est un penseur fou du divin ; et Séraphîta, plus audacieux encore, dont l’héroïne est un être androgyne et angélique en visite sur la terre.
Rien à voir avec Vautrin ou Nucingen, évidemment !

Et inutile de dire que ce n’est pas ce Balzac mystique qui intéresse Wurmser.
Il le dit lui-même nettement : « […] rien ne se situe “au-dessus” du réel : le ciel est vide » (La Comédie inhumaine, Gallimard, 1964, p. 419).
Quand il appelle « inhumaine » la « comédie » décrite par Balzac, c’est en se situant au ras d’un monde de l’inégalité sociale et de l’exploitation.
On dira : simple, il suffisait d’y penser. Oui, la trouvaille est simple, mais non l’usage critique qu’en fait le marxiste Wurmser : plus on avance dans son livre, et plus on se dit qu’il ne pouvait l’intituler autrement.

Femmes ouvrières en train de craquer du charbon, portant des lunettes de protection, en utilisant leurs mains nues et de minuscules marteaux dans l’obscurité humide d’un tunnel de mine – Photo by Three Lions/Getty Images)

II. Plan général du livre

Dans son bref avant-propos, Wurmser indique que les huit cents pages de La Comédie inhumaine ne sont évidemment pas nées d’un seul jet, mais se sont bâties peu à peu, au cours de vingt ans de lectures et de relectures de Balzac – en gros, entre 1940 et 1960.
Nous devons garder en tête cette indication chronologique : si l’on admet que la rédaction a surtout eu lieu dans les années 50, cela signifie que c’est un livre de la guerre froide, et ce n’est pas indifférent dans le cas d’un auteur fidèlement communiste.

L’idée globale de la construction de l’ouvrage consiste à prendre au mot la métaphore du théâtre, que Balzac avait adoptée en divisant lui-même son œuvre en « scènes », et cela bien avant d’avoir l’idée du titre d’ensemble, puisque c’est dès 1830 qu’il réunit six nouvelles sous le titre de Scènes de la vie privée : suivront les Scènes de la vie parisienne, de la vie de province, de la vie politique, de la vie de campagne.

Wurmser, de même, divise son livre comme ferait un dramaturge :
– une introduction sur l’endroit où a lieu le spectacle (« Le théâtre », p. 11-89),
– un énorme bloc sur le spectacle lui-même (« La comédie », p. 91-684),
– et une conclusion sur les réactions après la tombée du rideau (« La critique », p. 685-765).

Les quarante pages qui restent sont occupées par l’index des noms et des titres, joliment intitulé « Distribution », les personnages de Balzac et les commentateurs de son œuvre étant, en somme, les acteurs de ce livre.

La présentation de l’immense partie centrale est aérée par une division en cinq « actes », comme un drame du temps de Balzac :
acte I, « L’argent » (p. 93-210) ;
acte II, « L’Histoire » (p. 211-344) ;
acte III, « L’art » (p. 345-442) ;
acte IV, « La politique » (p. 443-556) ;
acte V, « Les nuées » (p. 557-684)

Ce dernier titre, énigmatique et sur lequel l’auteur ne s’explique pas, regroupant (c’est mon hypothèse) ce qui dérange, intrigue ou choque Wurmser, comme par exemple la passion délirante de Balzac pour Mme Hanska… mais ce n’est pas si simple, car c’est aussi la partie où les épigraphes de chapitres sont de plus en plus souvent empruntées à Marx, à Engels, à Lénine.

Ajoutons enfin que chaque acte est divisé en « tableaux » (terme que l’on employait au xixe siècle pour subdiviser un acte de drame lorsqu’il y avait un changement de décor au milieu de l’acte), et chaque tableau en un grand nombre de chapitres très courts, ce qui finalement rend la lecture de cet ensemble étonnamment facile.

III. Au fil du livre

Après avoir beaucoup réfléchi devant la masse de mes notes et de mes citations, je me suis décidé à suivre, pour l’essentiel, la progression même du livre, autrement dit la démarche de l’auteur. J’ai également pris le parti de faire pas mal de citations, de Balzac et de Wurmser, car c’est une façon, pour le présentateur, de se garantir (à peu près !) contre le risque de fausser la description en fonction de ses préférences : pour Guillemin, nous le savons, l’objectivité est impossible, mais l’honnêteté est nécessaire.

1. Un des points très forts du livre, c’est son ouverture.
Wurmser le place sous le signe de la célèbre formule du ministre Guizot à ses compatriotes : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne » (1843).
Elle est dite à une époque de misère sociale profonde. Wurmser utilise le mot de Dante pour l’appliquer d’entrée à la France de Guizot – qui est aussi celle de Balzac : « L’enfer existe. Il est la part du plus grand nombre » (p. 17, souligné par l’auteur).


Sans asile – 1883 – Tableau de Ferdinand Emmanuel Pelez de Cordoba d’Aguilar, dit Fernand Pelez, peintre français (1848 – 1913)- huile sur toile H 136cm x L 236 cm – Coll. Petit Palais – Paris

Suit une cascade d’exemples tirés des enquêtes du temps, du genre de celui-ci : « Rue des Étaques, à Lille, 46 enfants sur 48 meurent avant la cinquième année » (p. 28-29) – c’est dans ce quartier que Victor Hugo, en 1849, découvrira l’horreur des « caves de Lille » et en tirera son cruel et extraordinaire poème des Châtiments, « Joyeuse vie ».

Le Marchand de violettes – tableau de Fernand Pelez, peintre français (1848 – 1913) – Huile sur toile – H 89,5 cm x L104 – Coll. Petit Palais

Dès ces toutes premières pages Wurmser donne aussi la couleur de sa lecture de Balzac à venir : par exemple le romancier présente le parfumeur César Birotteau comme l’incarnation de la probité commerciale, mais des spécialistes [Bouvier et Maynial, auteurs dans les années 1920 des Comptes fantastiques de Balzac, une mine] ont calculé, écrit Wurmser, que « le prix de revient de l’Huile céphalique [la lotion capillaire qui enrichit Birotteau] ne dépassait pas, tous frais compris, 17% du prix de vente au public » (p. 37).
Wurmser n’ajoute pas : où est l’erreur ? mais il nous laisse poser la question, sans autre commentaire.

Enfin dans cette introduction Wurmser dit aussi, et toujours clairement, ce qui sera l’axe de sa démonstration : Balzac a dénoncé son propre monde.
Voici une citation parmi d’autres, choisie pour sa netteté : « Aujourd’hui que la lucidité balzacienne ne se retrouve guère que dans les œuvres d’écrivains politiquement opposés à la bourgeoisie [hommage à Aragon, j’y reviendrai], on s’imaginerait volontiers que Balzac fut grand quoique bourgeois : il fut grand parce que bourgeois, au contraire. Le rôle primordial de l’argent dans sa société, il n’eut pas […] à le découvrir, mais seulement à l’avouer » (p. 57).


Le banquier – Estampes de Honoré Daumier – journal Le Charivari du 16 oct 1835 – BnF

2. L’art de la formule.
Si nous nous plongeons à présent dans la forêt de l’immense partie centrale, « La comédie », nous nous heurtons au fourmillement des notations, des nuances, et aussi, il faut le dire, d’analyses dont certaines ne sont faciles à suivre que si l’on est déjà soi-même un lecteur familier de Balzac.

Mais il est un moyen de donner la couleur, au moins, de ce livre, c’est la citation, telle que Guillemin aimait la pratiquer, et avec les risques que tout choix comporte.

Wurmser a, c’est sûr, ce don, que doit avoir le billettiste quotidien qu’il était, de dire en peu de mots l’essentiel ; au besoin en utilisant l’italique (très souvent), voire (et à peine moins souvent) les petites capitales : « LES ROMANS DE BALZAC N’AURAIENT PAS LIEU SI LA QUESTION D’ARGENT NE SE POSAIT PAS » (p. 102).
Mais même sans petites capitales, et même sans italique sauf pour les titres, Wurmser sait formuler de façon frappante : soit en prenant au pied de la lettre une expression toute faite (« La Comédie humaine, c’est le livre de la jungle », p. 112) ; soit en jouant sur les mots, par exemple sur la maladresse financière de Balzac dans la vie courante (« S’il est, en affaires, inconstant, il est constamment, un homme d’affaires », p. 138) ; soit encore en pratiquant un humour à la brutalité efficace, même si la comparaison choisie n’est pas des plus judicieuses (« Son intelligence de l’économie, […] la prédominance de l’économique dans son œuvre le font autrement proche de Karl Marx que de Lamartine », p. 136.



Balzac avec une canne – Dessin de Honoré Daumier (1808 – 1879) – encre sur papier
dessiné pour le livre « Physiologie du Rentier »

[Il y aurait bien à dire là-dessus, n’est-ce pas Guillemin ?].

Une autre force de Wurmser, c’est sa façon de citer. En voici un exemple.
Après avoir écrit, dans cet excellent style satirique qui est le sien, que « les forbans de la finance et de l’industrie […] sont les plus fermes soutiens des lois qu’ils violent » (p. 171), il cite à la page suivante une anecdote sur un voleur de poules : « […] en condamnant le voleur, les juges maintiennent la barrière entre les pauvres et les riches, qui, renversée, amènerait LA FIN DE L’ORDRE SOCIAL ; tandis que le banqueroutier, l’adroit capteur de successions, le banquier qui tue une affaire à son profit ne produisent que des déplacements de fortune ».

Ce qui est de Wurmser, c’est l’italique, ce sont les petites capitales. Le texte, lui, est… de Balzac (Illusions perdues, « Pléiade », t. V, p. 701).



Estampe de Honoré Daumier pour la série Les gens de justice – 1845, accompagnée de la légende : « Vous aviez faim… vous aviez faim… ça n’est pas une raison… moi aussi presque tous les jours j’ai faim et je ne vole pas pour cela ! » – Musée Carnavalet – Paris

Sans cesse, Wurmser amène le lecteur qui croit connaître sa Comédie humaine à la redécouvrir éclairée autrement, et le lecteur non familier de Balzac à le découvrir, tout court, et de quelle forte façon !
Après avoir fait une telle citation, Wurmser peut enchaîner dans son propre style, et enfoncer le clou  : « […] les innombrables michés de l’Ordre, fille publique dont Nucingen [le banquier, chez Balzac] est le souteneur, veulent la tranquillité des gens de bien, et le maintien d’une hiérarchie dont la disparition rendrait l’ambition des non-possédants sans objet » (p. 174).

Caricature contre le personnel politique de la Monarchie de Juillet – 1834 – Assemblée réunissant le banquier Nucingen et ses collègues – Dessin de Honoré Daumier, accompagné de la légende :
« Nous sommes tous d’honnêtes gens, embrassons-nous, et que ça finisse ».

Gardons pour la prochaine fois cette allusion si guilleminienne aux « gens de bien », et retenons l’emploi habile d’un mot d’argot aujourd’hui vieilli : le « miché », c’est le client d’une prostituée, mais dans un sens plus général c’est aussi le profane qui ne comprend pas le sens profond des choses.

Un seul dernier exemple, pour l’acte I, de cet art, chez Wurmser, de combiner les mots de Balzac et les siens : « L’un des plus grands malheurs des révolutions, en France, c’est que chacune d’elles est une prime donnée à l’ambition des classes inférieures » ; cela, c’est du Balzac (L’Envers de l’Histoire contemporaine, « Pléiade », t. VIII, p. 226, cité p. 175), et ceci, qui conclut un chapitre, c’est du Wurmser : « La Comédie humaine expose les effets de cette doctrine balzacienne, bourgeoise du chacun pour soi, […] et c’est en quoi – bien qu’elle ne mette pas en scène la classe qui imposera la doctrine opposée – elle est véridique. Réaliste » (p. 177).

3. Le meilleur complice de Wurmser, c’est Balzac lui-même.
L’acte II, sur l’Histoire, permet de le montrer juste avec un enchaînement de citations qui sont, toutes, de Balzac et non de Wurmser.
Leur point commun ? elles expriment la position officiellement réactionnaire d’un Balzac partisan du trône et de l’autel, mais en même temps [là c’est moi qui mets l’italique pour cette expression devenue passe-partout !], et dans la phrase même que cite Wurmser, elles dénoncent cette position d’une manière ou d’une autre.

Premier exemple, le plus tardif (octobre 1842), dans un article de Balzac sur un livre de son ami Auguste Borget, La Chine et les Chinois, article où il parle à peine de la Chine mais expose abondamment ses propres idées : « L’existence antagonistique du riche et du pauvre est un fait à subir dans l’ordre social comme celle des différentes espèces en zoologie » (cité p. 256).
L’allusion à la zoologie convient à Wurmser, qui est en train d’évoquer Darwin et sa théorie de la sélection naturelle, que Balzac applique, dans l’Avant-propos de sa Comédie humaine (1842 aussi) au fonctionnement inégalitaire de la société.

Les bateliers de la Volga – 1870 – Tableau de Ilia Répine (1844 – 1930) – Huile sur toile H 131 cm x 281 cm – Musée de l’Art russe -saint-Pétersbourg

Deuxième exemple, dans La Duchesse de Langeais (1834), où l’héroïne explique sans gêne à son soupirant Montriveau (qui voudrait bien passer à autre chose…) que la religion est « le lien des principes conservateurs qui permettent aux riches de vivre tranquilles. La religion est intimement liée à la propriété » (« Pléiade », t. V, p. 971, cité p. 231). La duchesse n’est pas du tout, chez Balzac, une cynique ; elle dit seulement ce qui est, pour elle, l’évidence.

Le troisième et le quatrième exemple viennent tous les deux du même texte, l’Essai sur la situation royaliste de mai-juin 1832.

Wurmser, avec raison, s’intéresse beaucoup aux œuvres non romanesques de Balzac, dans lesquelles sa pensée s’exprime sans le filtre de la fiction.
Ici, alors qu’il tente en vain l’aventure d’une candidature électorale, il affiche explicitement ses options officielles de monarchiste catholique : « Parmi tous les moyens de gouvernement, la religion n’est-elle pas le plus puissant de tous pour faire accepter au peuple ses souffrances et le travail incessant de sa vie ? » (Œuvres diverses, « Pléiade, t. II, p. 1058, cité p. 231).

Ce qui retient Wurmser ici, c’est le constat que constitue la fin de la phrase, et davantage encore dans le cas de celle-ci : « Dieu et le Roi, ces deux principes sont les seuls qui puissent maintenir la partie ignorante de la population dans les bornes de sa vie patiente et résignée » (ibid., p. 1059, cité p. 232).
Les trois derniers mots sont soulignés par Wurmser, pour insister sur le fait que Balzac reprend ce que le président du Conseil Casimir Perier, en novembre 1831, après l’écrasement de la révolte des canuts à Lyon, disait dans un discours à la Chambre : « Il faut que les ouvriers sachent qu’il n’y a d’autre espoir pour eux que la patience et la résignation » (souligné par Wurmser, cité ibid.).
À quoi le marxiste ajoute ces mots de Lénine empruntés à Socialisme et religion (1901) : « La religion, berçant de l’espoir d’une récompense céleste celui qui peine toute sa vie dans la misère, lui enseigne la patience et la résignation » (cité ibid., et toujours souligné par Wurmser).
Cet assemblage de trois citations : Casimir Perier, Balzac, Lénine, est caractéristique de la méthode de mise en lumière, par Wurmser, de ce qui est pour lui l’essentiel. Balzac est “réac”, mais il sait et dit la réalité de la misère.


A l’aube (le luxe bourgeois à la résignation des prolétaires) – Tableau de Charles Hermans (1839 – 1924) – Huile sur toile – H 248 x L 317 – 1875 – Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique – Bruxelles.

Vers la fin de cet acte II sur l’Histoire, Wurmser dit son hostilité aux Études philosophiques, auxquelles Balzac tenait beaucoup, parce qu’elles plaisent à ses lecteurs réactionnaires. Et pourquoi louent-ils la part de « choses fumeuses » [dixit Wurmser !] qui caractérise cette section de son œuvre ? Réponse : « Eh, parbleu, parce qu’elle est inoffensive. Le “philosophe” plane au-dessus des rapports sociaux, de la faillite Birotteau, des krachs Nucingen, du contrat de Natalie de Manerville [dans Le Contrat de mariage]. Or, c’est Birotteau, c’est Nucingen, c’est Natalie qui témoignent du génie de Balzac » (p. 338).

[À mon humble avis, La Peau de chagrin en témoigne aussi, mais Wurmser n’en parle pas : un roman fantastique ne saurait servir sa démonstration – en quoi, si je puis me permettre, il a tort ! Pierre Barbéris (autre grand balzacien marxiste) a génialement démontré, dans son édition du Livre de Poche, que dans son texte original de 1831 ce roman, certes “fantastique” à travers le symbole de la peau qui rétrécit, est d’abord une lecture lucide de la révolution toute récente de Juillet. Cette édition de 1963 n’a jamais été réimprimée, comme trop franche de ton sans doute ! Fin de mon aparté, qu’Yves Ansel appréciera.]
[N.d.E : Yves Ansel est professeur émérite à l’Université de Nantes, spécialiste de la littérature française des XIXe et XXe siècles. Il est intervenu au dernier colloque Guillemin du 6/11/21 à l’ENS sur l’enseignement de l’Histoire. Pour revoir la vidéo, cliquez ici. Par ailleurs, une newsletter a été diffusée en février 2019, consacrée à son ouvrage De l’enseignement de la littérature en crise ; sous-tiré Lire et dé-lires. Pour lire la recension, cliquez ]

4. Encore quelques citations savoureuses, parmi cinquante autres, et choisies comme les plus diverses possible.

À propos du fourmillement de personnages de La Rabouilleuse (cent trente !) : « L’Union Soviétique a débaptisé Nijni-Novgorod pour honorer Gorki : c’est Issoudun [où se déroule ce roman] qui devrait s’appeler Villebalzac » (p. 387).

À propos des reproches faits à Balzac de mal écrire (ce que pense Guillemin, voir dans le troisième épisode !), et de ce qu’il est moins grand artiste qu’un Flaubert, moins prodigue que lui en « bonheurs d’expression » : tant mieux ! « Ses bonheurs, à lui, ce sont les révélations qui échappent à ses personnages » (p. 409).

À propos de Balzac le roturier, qui « divague sur les blasons et les armoiries » (p. 463) tant il enrage de ne pas être noble : son œuvre le contredit, qui à la fois « montre l’abdication calculée de l’aristocratie devant l’argent » et en « proclame la déchéance irrémissible » (p. 449 et p. 463) ; et Wurmser de rappeler que dès avant les barricades de Juillet, Balzac déplorait l’invasion de la société par « la plus triste aristocratie, celle du coffre-fort » (Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent, La Mode, 20 février 1830, Œuvres diverses, t. II, p. 744, cité p. 497).

S’il est bien établi que « Balzac, rien qu’à la décrire, condamne la société que domine la bourgeoisie » (p. 452), il est tout aussi clair qu’il n’est pas moins impitoyable envers la noblesse arriérée du Faubourg Saint-Germain, à qui il semble dire : « tu es aussi périmée que le droit de cuissage » (ibid., les mots sont de Wurmser mais ne trahissent pas le sens de plus d’un passage de La Duchesse de Langeais, grand discours politique bien avant d’être un roman d’amour célèbre).

Affiche du film « L’argent » de Robert Bresson – 1983

IV. La conviction du marxiste (1)

Ce qui est peut-être le plus difficile à faire sentir sans prendre parti ni caricaturer, c’est ce que j’ai évité d’appeler la “foi” marxiste ou la “foi” communiste d’André Wurmser. Lisons son livre en pensant à l’époque où il a été écrit, et essayons simplement de dire ce qui s’y trouve. C’est la moindre des politesses.

Deux étapes : ce que dit Wurmser du texte de Balzac pour lequel on s’attend le moins à ce qu’il se passionne, le Traité de la vie élégante ; et un début de présentation du filtre marxiste explicite ou implicite, mais au maillage de plus en plus serré, à travers lequel le lecteur est invité à lire toute la fin de La Comédie inhumaine.

Planche no 232 de la revue La Mode, datée du 26 mai 1832

1. C’est La Mode, hebdomadaire dominical fondé en 1829, qui publie en cinq livraisons, entre le 2 octobre et le 6 novembre 1830, tout ce qui a été écrit du Traité de la vie élégante.
Bien que restée inachevée, cette œuvre devait, selon les projets de Balzac, faire partie des Études analytiques, c’est-à-dire de la section de La Comédie humaine réunissant des œuvres non romanesques, mais liées au projet descriptif global ; elle y a logiquement été intégrée dès la première édition posthume du grand ensemble, en 1854. En apparence, il s’agit d’un texte frivole, au mieux provocateur, et cela dès la seconde de ses deux épigraphes : « L’esprit d’un homme se devine à la manière dont il porte sa canne » (« Pléiade », t. XII, p. 211). La réalité est plus complexe.
Ce Traité devait n’être qu’un élément d’une série d’autres traités du même genre, dont n’ont été écrits que quelques fragments (la Théorie de la démarche par exemple), mais qui aurait porté le titre autrement sérieux de Pathologie de la vie sociale.

Par le biais de la mode, Balzac, qu’elle passionnait en tant qu’indicateur multiforme de l’évolution de la réalité, touche en fait à toute la société de son temps, et Wurmser ne s’y trompe pas.
Dans le chapitre II, intitulé « Du sentiment de la vie élégante », Balzac édicte la nécessité d’une « complète entente du progrès social » (p. 220).
Si l’on veut comprendre le fond des choses ; il retrace la vie du noble d’ancien régime, en un temps où « une femme de qualité s’habillait devant ses gens comme s’ils eussent été des bœufs » (p. 221), puis passe à l’époque post-révolutionnaire, pour dire qu’elle n’a rien changé en profondeur.

Wurmser ne cite pas la phrase que voici, mais qui donne le contexte : « […] malgré l’amélioration apparente imprimée à l’ordre social par le mouvement de 1789, l’abus nécessaire [sic] que constitue l’inégalité des fortunes s’est régénéré sous de nouvelles formes » (p. 222).

Balzac précise, et là Wurmser cite : « […] la grande lutte du dix-huitième siècle était un combat singulier entre le Tiers-État et les Ordres [la noblesse et le clergé]. Le peuple n’y fut que l’auxiliaire des plus habiles. Aussi, en octobre 1830, il existe encore deux espèces d’hommes : les riches et les pauvres » (ibid., cité p. 500).
C’est Wurmser qui souligne ; et nous qui lisons ce qu’il cite, nous nous disons que l’on n’est pas si loin de Silence aux pauvres de Guillemin – mais ici encore, n’anticipons pas sur le troisième épisode !


Le bourgeois et l’ouvrier – 1848 – Estampe de Jean-Pierre Moynet (1819 – 1876), accompagnée de la légende : « Voyons Bourgeois… Vous avez confisqué deux révolutions à votre profit seulement. – Nous recommençons la besogne en 1848 pour que tout le monde y gagne VOUS et NOUS… Vous appelez ça être exigeants, là franchement C’EST-Y JUSTE. » – Bibliothèque nationale de France (BnF)

Ce qui compte, c’est ce que Wurmser a bien vu : que même intitulé, façon dandy, Traité de la vie élégante, ce texte de moins de cinquante pages (format Pléiade) est tout sauf superficiel.
Tout s’y passe comme si Balzac, certes préoccupé par son sujet apparent, se laissait déborder par lui et en disait plus qu’il n’en a, à cette époque de son œuvre commençante, encore jamais dit.

Retenons seulement deux des autres passages que cite Wurmser : « […] une nation se compose nécessairement de gens qui produisent et des gens qui consomment. Comment celui qui sème, plante, arrose et récolte est-il précisément celui qui mange le moins ? Ce résultat est un mystère assez facile à dévoiler, mais que bien des gens se plaisent à considérer comme une grande pensée providentielle. […] nous dirons franchement qu’un homme placé au dernier rang de la société ne doit pas plus demander compte à Dieu de sa destinée qu’une huître de la sienne » (p. 217, cité p. 501).
Et, juste après : « Depuis que les sociétés existent, un gouvernement a donc toujours été nécessairement un contrat d’assurance conclu entre les riches contre les pauvres » (p. 218, cité p. 502).

À mesure que les années passent, la pensée de Balzac sur ce sujet se fait de moins en moins ironique, par exemple dans Le Catéchisme social, texte écrit vers 1840-1842, resté inédit de son vivant, mais que Wurmser n’a pas manqué de citer dans le même passage de son livre.
Voici. C’est encore et toujours du Balzac :

« Si l’on croit avoir aboli l’esclavage, on se trompe étrangement. Il existe sous nos yeux des esclaves innommés, plus malheureux que les esclaves nommés, que l’esclave chez les Turcs, que l’esclave chez les anciens, que le nègre. Ces trois sortes d’esclaves vivaient. L’industrie moderne ne nourrit pas ses esclaves. L’antiquité tuait ses esclaves coupables. Le fabricant laisse mourir son esclave innocent. L’antiquité, le Turc, le planteur laissent à leur esclave sa religion, sa morale ; l’industrie démoralise les siens, les déprave et, quand ils ont faim et que, déliés d’obéissance par son immoralité, ils se rassemblent ou se coalisent, le pouvoir politique les canonne ou les met en prison » (publié pour la première fois en 1933 par Bernard Guyon, cité par Wurmser p. 501).


Barricade dans la rue de Soufflot, à Paris, le 25 juin 1848 – Tableau de Horace Vernet (1789-1863) – huile sur toile 36 × 46 cm – Berlin, Deutsches Historisches Museum

On voit bien ici que l’auteur n’a pas à forcer la note pour trouver dans Balzac des propos qui vont dans son sens ; et cela est vrai aussi de ses romans les plus célèbres, où dorment des discours dont on ne se souvient pas toujours, par exemple sur « ces pauvres ilotes qui partout font la besogne sans jamais être récompensés de leurs travaux » : c’est Vautrin en personne qui dit cela à Rastignac, dans le jardin de la pension Vauquer (Le Père Goriot, « Pléiade », t. III, p. 140, cité par Wurmser p. 500).

2. À mesure que la fin de son livre s’annonce, Wurmser accumule les citations convergentes et enferme son lecteur, l’entraîne dans sa lecture.

S’il cite un des textes les plus “réac” de Balzac, Le Départ, bref récit écrit en décembre 1831 sur l’embarquement de Charles X déchu à Cherbourg, et où on peut lire : « […] un roi héréditaire est le sceau de la propriété, le contrat vivant qui lie entre eux tous ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas » (Œuvres diverses, t. II, p. 1024, cité p. 508), il ne tarde pas à ajouter par la plume d’un grand critique balzacien de droite, Jean Pommier, que Balzac « soutient le trône et l’autel sans croire à l’un ni à l’autre » (cité p. 513).

Une autre manière d’affirmer son interprétation, c’est d’emprunter aux personnages les plus “vertueux” de La Comédie humaine les mots par lesquels Balzac (à ses yeux) dénonce en eux des serviteurs du capitalisme – par exemple Benassis, le héros bienfaiteur du Médecin de campagne, qu’il montre partisan de « l’abaissement du salaire industriel » pour assurer la paix sociale (ces mots, cités p. 518, sont bien sûr de Balzac et non de Wurmser : « Pléiade », t. IX, p. 429).

Inversement, Balzac donne leur place à des personnages républicains de La Comédie humaine, républicains mais qu’il admire, comme Michel Chrestien, partisan novateur d’une Europe fédérée dans Illusions perdues, tombé sur une barricade en juin 1832.
Et Wurmser dit ceci, qui exprime bien ce qu’il pense : « Je crois que Balzac savait que l’avenir appartenait à Michel Chrestien, au socialisme. Il ne le souhaitait pas […]. Et Michel Chrestien est tué » (p. 521 et p. 525).

Même chose, dans Les Employés, pour Rabourdin, chef de service réformateur et épris de justice qui voudrait créer un impôt sur le revenu, mais qui échoue… comme si Balzac avait peur du bouleversement que ce serait.
Car il avait peur de ce qu’il pressentait, comme dans cette page du roman inachevé Les Paysans où il montre les moissonneurs convoqués par le châtelain et massés, hostiles, autour de lui : « […] les gestes menaçaient et tous gardaient le silence […] la question sociale se dessinait nettement, car la faim avait convoqué ces figures provocantes » (« Pléiade », t. IX, p. 324).
C’était une citation pour Wurmser ! il ne la fait pas, mais il ne pouvait tout citer…


Le Quart Etat – tableau de Giuseppe Pellizza (1868 – 1907) – Huile sur toile – H 293 cm x L 545 cm – 1901 – Museo del Novecento – Milan.

Et surtout il avait à citer d’autres textes inconnus, comme cette Lettre sur le travail écrite par Balzac en mars 1848, après cette révolution de février qui le navre et l’inquiète. Wurmser montre bien ce qui, dans ces pages, le place très près du tout récent Manifeste de Marx et Engels.

« L’ouvrier est un négociant qui, pour capital, a sa force corporelle, et il la vend à un prix débattu » (cité p. 541), ce n’est pas de Marx, c’est de Balzac – un Balzac qui redoute ce qu’il voit venir.
Le Manifeste, écrit Wurmser, il « l’ignora et cependant La Comédie humaine l’illustre, chapitre par chapitre, dénonciation par dénonciation » (p. 702).

La différence entre Balzac et Wurmser, c’est que pour le premier « il y aura toujours des hommes destinés à un travail mécanique continuel » (Du gouvernement moderne, article de 1832, Œuvres diverses, t. II, p. 1075, cité p. 548), alors que le second est persuadé que « le pouvoir de l’argent [doit être] tenu pour un usurpateur, pour un oppresseur provisoire » (p. 530, Wurmser souligne).

Il y a encore des choses passionnantes à dire sur les convictions de Wurmser : c’est par elles que s’ouvrira le troisième épisode de cette newsletter-feuilleton, car c’est par elles qu’il sera le plus facile de passer de Wurmser à Guillemin… grâce à Balzac et malgré Guillemin !

Qu’on me permette juste de finir, pour cette fois, par deux des multiples déclarations, en faveur de Balzac, de ce Wurmser qui avait pourtant des idées contraires aux siennes.

D’abord ceci, p. 590, et c’est toujours Wurmser qui souligne : « […] il est tonique, celui qui, au lieu de pleurnicher sur la méchanceté ou la médiocrité du genre humain, dit carrément hideuse une société hideuse, et la dit hideuse pour les raisons qui la font telle : la dictature qu’y exerce “la classe forte”, les droits accordés, sur tous les hommes, à “l’homme fort” ».

Et cet autre constat, presque à la fin, sur la triste mais évidente modernité de Balzac : « Les heures des repas, la couleur des gilets, les sources d’énergie et les moyens de transport ont changé, mais non les rapports inhumains de La Comédie humaine » (p. 738) – ce qui rappelle utilement la pertinence d’un titre qui est tout sauf une facilité.

Lettre rédigée par Patrick Berthier

Troisième et dernier épisode : le 30 juin

Balzac, Wurmser, Guillemin – montage photo numérique original réalisé par LAHG (S. Grollier)

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Guillemin/Balzac, une question Episode n° 1.

André Wurmser (1899 -1984)

André Wurmser, auteur de « La comédie inhumaine »

Dans « Les “œillères” d’Henri Guillemin », newsletter diffusée le 1er novembre 2019 (pour la relire, cliquez ici), j’ai évoqué le recul obstiné de Guillemin devant Balzac, dont la lecture, à l’en croire, l’a toujours « embêté à crever » comme il le dit dans Henri Guillemin tel quel (Utovie, 2017, p. 243).
Dans ces mêmes entretiens de 1977, il m’a également parlé du critique communiste André Wurmser, un de ses plus chauds partisans, mais dont il se méfiait grandement comme il se méfiait de tous les communistes – à tel point que dans la marge du “tapuscrit” de l’enregistrement, que je lui avais envoyé pour relecture, il a écrit en rouge : « Je vous serais reconnaissant de supprimer tout [souligné deux fois] ce qui concerne Wurmser » (ibid., p. 140, n. 2). Sans vraiment d’explication – mais j’y reviendrai.

Le lien entre Balzac, Guillemin et Wurmser se fait naturellement par l’intermédiaire d’une grosse “brique” de 800 pages, La Comédie inhumaine, publiée chez Gallimard en 1964.

Autant Guillemin rejette Balzac, autant Wurmser l’aime. Et même s’il est impossible de détailler l’ensemble de cet énorme essai, où l’auteur fait la synthèse de plus de vingt ans de lectures et de relectures, cela vaut le coup d’y aller voir.
En effet, si Wurmser n’avait pas été communiste, Guillemin aurait lu son livre et aurait, j’en suis sûr, été passionné. Peut-être même, ayant lu, aurait-il rouvert Balzac !

Ce que je voudrais faire, dans cette newsletter en trois épisodes (car il y a de la matière !), c’est faire lire Wurmser à Guillemin pour lui prouver qu’il aurait dû aimer Balzac.

Trois temps, donc.
Aujourd’hui, un portrait de Wurmser : parcours biographique, politique, littéraire, y compris une première approche des raisons pour lesquelles il a écrit sur Balzac. La prochaine fois, un essai d’analyse du gros livre lui-même. Et enfin un essai de synthèse, pour nous, lecteurs d’aujourd’hui.

Le parcours d’André Wurmser (1899-1984)

La source la plus riche pour connaître Wurmser est le site www.maitron.fr. L’historien Jean Maitron (1910-1987) est l’initiateur et le principal rédacteur d’un monumental Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, publié en 43 volumes de 1964 à 1993 (plus un volume de suppléments en 1997) ; cette somme de référence porte sur la période qui va de la Révolution à 1939.

Illustration de l’ensemble de l’oeuvre
(N. d. E.) Les incipit vidéo sont ceux inscrits dans le document primaire d’illustration et ne concernent en rien l’éditeur LAHG

Claude Pennetier, déjà auteur de l’achèvement de ce Dictionnaire après la mort de Jean Maitron, a dirigé en outre, de 2006 à 2016, la publication de douze autres volumes allant de 1940 à 1968, mais dont les notices biographiques se prolongent en fait souvent jusqu’à une période très récente.
Le site internet actuellement consultable se nourrit des richesses du « Maitron », comme on dit usuellement, et de sa suite, tout en s’enrichissant de révisions et de nouvelles notices. Celle qui concerne Wurmser a été rédigée en 2010 par Nicole Racine et revue en 2017.

Je m’en inspire comme de la base la plus sûre, même si je ne retiens de ce long développement très fouillé que quelques éléments essentiels.

André Wurmser lors d’une assemblée littéraire d’écrivains marxistes.

Né et mort à Paris (27 avril 1899 – 6 avril 1984), André Wurmser vient d’une famille juive appartenant à la petite bourgeoisie. Il a fait des études commerciales qui l’ont amené à exercer le métier d’assureur-conseil, sa seule compromission dans le capitalisme a-t-il dit avec l’humour qui le caractérisait.
En fait, ce qui le passionne, c’est d’abord la littérature : son premier roman, Changement de propriétaire, est de 1929. Et c’est ensuite l’actualité politique internationale, avec l’arrivée au pouvoir de Hitler.

Wurmser fait partie dès sa fondation du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, dont il est un des secrétaires de 1934 à 1939. Dans le cadre de cet engagement, il se rend à Moscou dès le tout début de janvier 1935, mais il n’est pas encore membre du PCF. Il collabore à l’hebdomadaire de gauche Vendredi (dans lequel Guillemin a également écrit) durant toute sa brève existence (1935-1938).
Son adhésion au Parti, préparée par sa fonction de rédacteur en chef du mensuel de l’Association des amis de l’Union soviétique, Russie d’aujourd’hui, de 1937 à 1939, et par la publication, dans L’Humanité, de billets satiriques contre les « Croix de feu » sous le pseudonyme de Casimir Lecomte, devient effective dans la clandestinité en 1942.
Son activité de journaliste gagne dès lors en importance, partagée entre son goût pour la critique littéraire et le militantisme communiste proprement dit.

Sa critique littéraire s’exprime principalement dans l’hebdomadaire Les Lettres françaises, fondé en 1942 et où Aragon l’invite à le rejoindre lorsqu’il en prend la tête en 1953 : jusqu’à 1972, date de la disparition de ce périodique, Wurmser y a publié un certain nombre d’articles sur Guillemin, tous résolument chaleureux y compris à travers l’ironie qu’il maniait en maître, par exemple en intitulant « Abominable Guillemin » son compte rendu enthousiaste du troisième volume des Origines de la Commune, La Capitulation (Les Lettres françaises, 23 février 1961).
Les titres sont toujours transparents ou suggestifs : « Cachez cet argousin que je ne saurais voir » (sur Vigny, 26 janvier 1956) ; « La vérité est en marche » (sur Zola, 16 avril 1964) ; « À vrai dire » (sur Chateaubriand, 4 mars 1965 – titre emprunté à celui du premier recueil d’articles de Guillemin).
Au bout d’un moment, les titres deviennent simplement admiratifs : « Incomparable Guillemin » (sur Pas à pas, 7 janvier 1970) ; ou, après la fin des Lettres françaises, « Pour Henri Guillemin » (sur Précisions), dans L’Humanité du 10 juillet 1973).

L’un des plus intéressants textes est aussi l’un des plus tardifs : « Henri Guillemin et nous » (L’Humanité, 31 janvier 1975), où Wurmser s’interroge sur les mots très durs que Guillemin a eus sur les communistes dans Nationalistes et “nationaux” – je reviendrai dans le troisième épisode sur ce texte important.

Ce que Wurmser écrit de plus directement politique, et qui ne concerne bien sûr pas le seul Guillemin, loin de là, ce sont des billets quotidiens dans deux journaux liés au PCF, Ce soir jusqu’en 1953 et, de 1954 à sa mort, L’Humanité.

André Wurmser avec les écrivains tchèques, Jiri Fried et Ivo Fleischmann dans les locaux du journal l’Humanité.


Il s’y est trouvé engagé à la suite d’une déclaration d’Étienne Fajon (1906-1991), directeur de L’Humanité, devant le comité central :
« On reproche au journal, à juste titre, d’être insuffisamment polémique. Or le parti compte dans ses rangs des polémistes brillants. Un des plus mordants et des plus réputés, le camarade Wurmser, s’adonne principalement à la critique littéraire. Ne serait-il pas plus raisonnable qu’il rédige un bref article quotidien à L’Humanité, quitte à employer le temps qu’il lui resterait à d’autres travaux importants, mais cependant moins décisifs ? » (déclaration publiée dans L’Humanité du 13 novembre 1954).

Wurmser obtempéra, et ce fut, jusqu’à sa mort, la succession de ses billets politiques quotidiens tous intitulés « Mais… » (trois volumes en ont paru de son vivant, aux Éditeurs français réunis, en 1961, 1969 et 1974). Cela vaut la peine de s’y arrêter un instant, car c’est un élément important du portrait de notre homme, et cela donne une idée de son énergie.

L’Humanité a publié le 23 août 2012 un joli article d’hommage, non signé, intitulé « André Wurmser, le monsieur “Mais…” de L’Humanité ». Le journaliste (dont je n’ai pu retrouver le nom) évoque son aîné avec une affection manifeste, et définit la façon d’être du polémiste en des termes dont pas mal pourraient s’appliquer à Guillemin. Je cite quelques extraits :

Jeune journaliste, je voyais passer tous les jours de la semaine dans les couloirs du journal, rue du Faubourg-Poissonnière, à Paris, un vieux monsieur toujours souriant, avec une enveloppe blanche à la main : c’était l’ami André Wurmser qui venait porter ses billets manuscrits au secrétariat. Si la plume savait être mordante, l’homme était des plus aimables, n’hésitant pas à interrompre sa marche pour saluer les novices que nous étions. Nous les “petits jeunes” du journal, nous savions que le lendemain, nous allions pouvoir lire dans ses colonnes le “Mais…” le plus célèbre de la presse française.
Sait-on suffisamment que notre “mais” français a une double personnalité, il est à la fois adverbe et conjonction. Surtout, il indique une restriction, une correction, bref introduit une objection. De 1954 à 1984, chaque jour de la semaine, André Wurmser avec ses “Mais…”, petits billets plantés au cœur de la une de son journal, a été un objecteur de conscience de l’ordre établi. […] Il y tapait sur tous ceux qui empêchaient le monde de bouger dans le bon sens : Giscard, l’impérialisme, Chirac, Poniatowski, le Figaro, le CNPF (l’ancêtre du Medef), Bigeard, Massu, le racisme…
Ah, j’oubliais ! Il aimait particulièrement taper sur le cuir de quelques “aristos” lancés pour la plupart en politique dans la foulée de De Gaulle en 1958 […] Tous ces “aristos”, qui siégeaient à l’Assemblée nationale dans les rangs de la droite, véritables “chèvres” du gaullisme, André les avait baptisés les “godillots” : s’ils votaient toutes les lois proposées par le gouvernement du général avec leurs mains, ils pensaient surtout avec leurs pieds.

La Une de l’Humanité du 24 novembre 1976. André Malraux est décédé la veille. Pour lui rendre hommage, André Wurmser écrit un texte publié en Une du journal.

Présenté sur cette image, le texte de Wurmser n’est pas lisible. Heureusement, grâce aux bons soins des services de la rédaction de l’Humanité, un tapuscrit en pdf existe, qui rend possible sa lecture.

Pour savourer la belle plume de Wurmser, il suffit de cliquer ici.

A noter que ce tapuscrit présente également deux autres hommages : l’un de Claude Prévost (professeur agrégé d’allemand, intellectuel communiste) « Malraux romancier ou le romantisme révolutionnaire ».
L’autre de Jean Mauriac (fils de François Mauriac) « Malraux et de Gaulle »

En plus de son activité purement journalistique, André Wurmser écrit toute sa vie infatigablement : plusieurs romans, nettement autobiographiques, et dont la matière a été reprise dans les deux tomes d’Un homme vient au monde (Temps actuels/Messidor, 1982) ; s’y ajoutent environ deux cents nouvelles, réunies dans Le Kaléidoscope, Le Nouveau Kaléidoscope (Julliard, 1970 et 1973) et Le Dernier Kaléidoscope (Gallimard, 1982). Ses essais critiques, parus pour la plupart dans diverses revues et publications entre 1951 et 1969, sont réunis sous le titre Conseils de révision (Gallimard, 1972), et obtiennent le Grand prix de la critique littéraire.

En 1979, Wurmser publie chez Grasset ses mémoires, Fidèlement vôtre. Soixante ans de vie politique et littéraire ; il n’y est pas question de Guillemin (sauf erreur : ce livre de cinq cents pages n’a malheureusement pas d’index), mais Wurmser y parle plusieurs fois de Balzac, et je vais y revenir.

À part ces ouvrages consistants, on peut en signaler d’autres, plus modestes en volume mais aux titres significatifs : Dictionnaire pour l’intelligence des choses de ce temps (Sagittaire, 1946) ; Aux meilleurs Français et aux pires (Lettres de Budapest), avec Louise Mamiac (Éditeurs français réunis, 1954) ; L’Éternel, les juifs et moi (Le Pavillon, 1970) ; ou, fabriqué à partir d’extraits de L’Humanité, un livre tardif dont le titre rappelle l’humour impénitent de Wurmser : Discours de réception fatalement imaginaire de mon successeur à l’Académie française (Temps actuels, 1981).

Au total, un marxiste et un communiste, que les secousses et les révélations des années 1950 n’ont pas réussi à détacher du parti et des idées auxquelles il s’était voué. Dire pour autant que c’était un stalinien n’aurait guère de sens, du moins pour ce qui nous intéresse ici : son militantisme littéraire, la passion avec laquelle il s’intéressait aux écrivains qui lui semblaient servir la cause.

André Wurmser dans les années 1980. (Photo Louis MONIER/Gamma-Rapho via Getty Images)

Compagnon de route de Balzac

C’est par ce biais – sa passion pour la littérature – qu’André Wurmser s’est trouvé devenir, en son temps, un des balzaciens les plus considérables, alors qu’il n’était ni agrégé, ni docteur, ni universitaire. Dans ses mémoires, il parle trois fois de Balzac.

Une des trois fois, c’est à propos du rapport d’Étienne Fajon que j’ai cité plus haut, et qui, précise Wurmser, concernait sans le dire le temps que tout le monde savait qu’il passait à travailler sur Balzac ; pendant quelques années, il laissa de côté la rédaction de La Comédie inhumaine, ou s’y « adonna », pour reprendre le verbe de Fajon, plus discrètement. « Je suis appelé ailleurs, pardonnez-moi », lance-t-il drôlement à Balzac en terminant le récit de cet épisode (Fidèlement vôtre, p. 389).

Quelques pages plus tôt, mais sans vrai respect de la chronologie, Wurmser a évoqué Balzac à propos d’un érudit balzacien parmi les meilleurs de son temps, Bernard Guyon (1904-1975).

Sa grande thèse de doctorat d’État, publiée en 1947 et intitulée La Pensée politique et sociale de Balzac, n’est certes pas “de gauche”, mais Wurmser veut en parler à cause de la « Postface » que Guyon a jointe à sa réédition de 1967.

Le plus simple est de laisser la parole au mémorialiste, car ceux qui ont assisté le 6 novembre 2021 à notre colloque sur : « Enseignement de l’Histoire en péril – Histoire politique, littéraire, économique, ne pourront qu’être frappés par ce que Guyon écrit à la fin de sa vie, et que cite Wurmser :

Je sais gré à l’ombre de Bernard Guyon du plaisir que je dus à son honnêteté intellectuelle. J’avais été amené à discuter fort vivement les thèses balzaciennes de ce doyen de la Faculté d’Aix-en-Provence, catholique dont les amitiés se situaient plutôt à droite que de mon côté. J’avais précisé que je m’en prenais non à l’homme mais à ses idées et lui adressai ma Comédie inhumaine […]. Une cordiale correspondance s’ensuivit. Lorsqu’il réédita La Pensée politique et sociale de Balzac, Bernard Guyon fit suivre sa thèse d’une postface où, rapportant […] que j’avais reconnu d’avance que certains de mes contradicteurs “ne diraient plus aujourd’hui ce que je leur reproche d’avoir écrit voilà dix ans” [ces mots viennent de La Comédie inhumaine, note de PB], il ajoutait : “Rien de plus juste. Si je refaisais mon œuvre aujourd’hui, elle serait tout autre. Je ne suis pas devenu marxiste. Mais j’ai appris (tardivement – et j’ai honte de ce retard dont je rends responsables au premier chef non pas tant mes éducateurs catholiques et ma famille bourgeoise que mes maîtres laïcs, universitaires, idéalistes impénitents) à connaître le marxisme et les clartés qu’il apporte à l’historien. Et aussi la forte convergence qui peut être établie entre ses méthodes d’analyse du réel et celle de l’auteur de La Comédie humaine”.
C’était l’axe de ma pensée. Je ne m’attribue pas pour cela tout le mérite de l’évolution de Bernard Guyon – dont l’autocritique est si exemplaire – mais que je n’y sois pas étranger me justifie d’écrire. (Fidèlement vôtre, p. 380-381)

Quant au troisième passage de ce livre sur Balzac, je le réserve pour le deuxième épisode de cette newsletter, à laquelle il servira exemplairement d’introduction.
Je préfère conclure aujourd’hui sur un autre texte, très différent mais qui a l’avantage de réunir non seulement Wurmser et Balzac, mais aussi Guillemin par un détail piquant.

Ce dernier texte, c’est la fiche de présentation de La Comédie inhumaine sur le site de son éditeur, Gallimard, où elle se trouve toujours puisque le livre n’est pas épuisé. Cette fiche n’est pas signée, ce qui ne l’empêche pas d’être bien intéressante. La voici intégralement :

Avez-vous lu Balzac ?
La Comédie inhumaine est présentée comme un théâtre : c’est la société du xixe siècle dont les principes régissent encore la nôtre et le portrait de celui qui s’est dit son historien, son secrétaire : Balzac ; les cinq actes de la comédie, représentés par l’Argent, l’Histoire, l’Art, la Politique et la Morale, sont divisés en vingt et un tableaux. Dans la dernière partie, “La Critique”, André Wurmser constate que tout se passe comme si un curieux mot d’ordre s’imposait de plus en plus : la question d’argent, à laquelle Balzac prétendait apporter une réponse en s’efforçant de dépeindre une société qui porte en elle la raison de son mouvement, ne sera pas posée.
La Comédie inhumaine n’est donc pas un livre destiné aux seuls spécialistes ; ce n’est pas à des inédits qu’il doit son intéret, mais à un éclairage nouveau, si étonnant que cela puisse paraître après tant d’ouvrages critiques, nouveau ou, plus exactement, inhabituel, le seul qui permette de résoudre cette contradiction. Balzac, en effet, qui se prétendit légitimiste et clérical, fut à juste titre admiré, vivant, par Karl Marx et par Engels, salué, après sa mort, par Victor Hugo en ces termes : “Qu’il l’ait voulu ou non, Balzac appartient à la forte race des écrivains révolutionnaires” [citation tronquée, mais exacte, du discours de Hugo aux obsèques de Balzac note de PB]. Il est vénéré, depuis un siècle, par les marxistes du monde entier.
Vivante, polémique, dénuée de toute idolâtrie, cette somme balzacienne passionnera les uns, indignera les autres, mais sans doute aidera-t-elle les honnêtes gens à mieux lire le plus grand romancier du monde.

C’est bien sûr pour la saveur involontaire de la dernière phrase que je voulais vous faire lire cette fiche : Balzac « le plus grand romancier du monde », et La Comédie inhumaine livre pour « les honnêtes gens », voilà au moins deux fois de quoi faire sursauter l’ombre de Guillemin ! Et pourtant, ce livre l’aurait passionné s’il l’avait seulement ouvert.

La deuxième étape de notre parcours visera donc à dire ce qui s’y trouve, et qui entre si souvent en résonance avec les thèmes que lui-même a développés dans son œuvre.

Lettre rédigée par Patrick Berthier

Prochain épisode : le 15 juin

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Guillemin et Napoléon

Napoléon à bord du HMS Bellerophon, en route pour l'île de Sainte Hélène

Napoléon à bord du HMS Bellerophon, en route pour l’île de Sainte Hélène, le 23 juillet 1815. Peinture de William Quiller Orchardson, peintre écossais (1832 – 1910) – Tate Britain Londres

5 mai 1821 – 5 mai 2021
Le bicentenaire que Guillemin n’aurait pas fêté

Relire le petit livre intitulé à l’origine Napoléon tel quel (éd. de Trévise, 1969), et réédité par Utovie en juillet 1986 sous le titre Napoléon, légende et vérité, permet à la fois de prendre position face au déferlement consensuel et admiratif mis en place ces temps-ci pour le deux centième anniversaire de la mort du « petit chacal », comme l’appelle l’auteur (c’est le titre de son premier chapitre), et de revisiter bon nombre des thèmes favoris de l’historien que fut Guillemin – car, même dans l’université, on commence, tout de même, à reconnaître en lui un historien.

Avant d’en venir aux cent cinquante petites pages de ce livre qui se (re)lit d’un trait, je me permets un préambule auquel je tiens. D’octobre 2017 à novembre 2018, le musée des beaux-arts d’Arras a consacré à Napoléon une exposition dont le surtitre sur les affiches, « Le château de Versailles à Arras », disait assez l’ambition d’en mettre “plein la vue” au visiteur en utilisant les ressources de l’importante collection de documents et d’images conservée au château.

Nulle vision critique dans cet accrochage, mais un éloge du génie de la communication grâce auquel, dès sa prise du pouvoir, Napoléon a construit sa légende.

Ayant vécu plus de trente ans à Arras, j’ai été invité par la municipalité à prononcer, dans le cadre ou en marge de cette exposition, une conférence sur « Napoléon et le théâtre », qui a eu lieu au musée le 23 septembre 2018. Je ne pense pas avoir été sollicité parce que je travaillais sur Guillemin, vu ce qu’il pensait du monsieur, mais à cause de mes publications sur l’histoire du théâtre.

Ce que j’ai fait, c’est montrer dans la façon dont Napoléon envisageait l’utilité et les dangers du théâtre un bon exemple de sa conception autoritaire du contrôle de tout : de même qu’il avait étranglé la presse, réduite en 1803 à huit titres, et en 1811 à quatre, autorisés et contrôlés par ses services, il a étranglé le théâtre, fermant les trois quarts des salles et en laissant vivre seulement huit pour tout Paris, elles aussi tenues et surveillées de près.
Je n’avais nul besoin de Guillemin pour décrire cette tyrannie culturelle, il suffisait de décrire le réel à partir des décrets qui, de 1806 à 1808, ont ainsi domestiqué les deux médias essentiels de la vie de cette époque : le journal, et le spectacle.

Ainsi, et sans citer Guillemin (que d’ailleurs le théâtre n’a pratiquement jamais intéressé), j’ai pu, juste en étant objectif, dire qui était, en matière culturelle, Napoléon Bonaparte.

Flyer de la Cie "Avec vue sur la mer"

Pour voir plus nettement cette image ainsi que son verso, cliquez ici

Mais je tiens à signaler aussi que pendant toute la durée de cette exposition un homme qui, lui, connaît Guillemin, a eu le culot et l’esprit de brandir face à la célébration universelle ce petit brûlot du Napoléon, légende et vérité.

D’une part dans un « feuilleton radiophonique » sur Guillemin diffusé quatre fois par semaine sur une radio locale (Radio-PFM). D’autre part, par la lecture publique, en trois séances, de larges extraits de l’ouvrage, une de ces séances ayant eu lieu au musée même où se tenait l’exposition, ce qui fait plaisir ; il faut d’ailleurs admettre que les acteurs culturels organisateurs de l’événement ont eu l’intelligence – sans risque de compromettre un succès assuré d’avance – d’accueillir cet hommage à Guillemin aux dépens de Napoléon, lui donnant ainsi un peu d’écho.

L’homme de spectacle atypique qui se trouve à l’origine de ces séances et de ces émissions radio se nomme Stéphane Verrue, directeur de la compagnie « Avec vue sur la mer », que le quotidien régional La Voix du Nord qualifie joliment de « poil à gratter des tréteaux » (numéro du 14 février 2018) – image qui pourrait s’appliquer à Guillemin lui-même si l’on pense aux « tréteaux » de ses conférences.

En tout cas j’ai tenu à faire figurer ici le nom de Stéphane Verrue, et ce slogan de son « flyer » d’annonce : « Attention ! un Napoléon peut en cacher un autre ! » que j’adopte moi-même, au moment d’en venir à la relecture que je viens de faire du livre de Guillemin.

Deux thèmes au moins s’en dégagent : c’est un excellent exemple de ce qu’on appelle un pamphlet, et c’est une bonne anthologie de thèmes favoris de Guillemin.
Voyons cela.

Napoléon : légende et vérité
Editions Utovie – 160 pages – 15 €

« Pamphlet ? Ce mot sert à désigner la vérité qui déplaît »
C’est la première phrase du livre, et elle en définit bien l’esprit.

D’entrée, Guillemin dit : je sais ce qu’on va (encore) opposer à ce que j’écris. Vingt ans plus tard, il a préféré appeler « libelle » l’autre livre du même genre, provoqué, lui, par l’agacement face à la célébration du bicentenaire de la Révolution, son fameux Silence aux pauvres ! de 1989 jeté sur le papier par un jeune polémiste de quatre-vingt-six ans.

Mais c’est aussi un pamphlet, si l’on appelle de ce nom un texte dont l’auteur se soucie plus de frapper que d’argumenter dans le détail : peu de notes, du rythme, la percussion du vocabulaire ; ce qui n’empêche pas d’aborder le fond des choses.

Pour ce qui est du vocabulaire, le lecteur est servi, et bien sûr l’historien bien élevé sursaute à voir notre héros désigné d’entrée comme « gangster » (p. 7), « aventurier corse » (p. 8) ou « condottiere » (p. 36) prêt à toutes les « pirateries » (p. 43), et ainsi de suite jusqu’à la fin du livre et à la mort du « malfrat » (p. 137).

Le même historien est choqué de lire à satiété qu’une seule chose motive Napoléon, « son avancement à tout prix et par n’importe quel moyen » (p. 21), que « les nations [ne sont] à ses yeux que des enclos où seuls l’intéressent le gibier et l’argent à faire » (p. 36).

L’avidité de Napoléon est peut-être aux yeux de Guillemin le trait qui caractérise le plus cet « apatride » (p. 43) ; elle suffit à expliquer « la simplicité bestiale de son cas » (ibid.).
Citant la proclamation du printemps 1796 aux soldats qui s’apprêtent à envahir la plaine du Pô, et à qui il promet la richesse après la misère, Guillemin commente : « On ne peut être plus clair dans le banditisme. Hardi, mes tueurs ! Voyez un peu, à notre portée, ce butin ! Les bombances que nous allons faire ! Hold-up géant ; fric-frac énorme » (p. 44).

Même sur d’autres thèmes, et en avançant à grandes enjambées de page en page, on ne peut pas ne pas relever telles de ces trouvailles qui ont tant fait pour la mauvaise réputation de Guillemin, ainsi celle-ci, au sujet du « jeu singulier » que joue Talleyrand avec Bonaparte :
« Talleyrand et lui se ressemblent comme deux gouttes de pus » (p. 51).

Ou encore, à propos du comportement de Napoléon envers l’Église : « Le “divin”, Napoléon Bonaparte s’en est toujours soucié à peu près autant que d’une guigne, ou d’une prune pourrie » (p. 87).

Ou, tout à la fin, sur la formule de Louis Madelin à propos de la prise du pouvoir de 1799 : « Le destin amena Bonaparte à son heure pour refaire la France », cette note de bas de page : « Refaire ? Je m’aperçois que le terme peut être pris, familièrement, dans un sens qui conviendrait ici très bien » (p. 148 et n. 3).

Inutile de prolonger l’anthologie, elle finirait par reproduire tout l’ouvrage. Retenons-en que, évidemment, un livre comme celui-là ne peut pas plaire aux tenants de la légende.
L’auteur le sait si bien qu’il finit exactement comme il a commencé, par la « vérité » : « quand elle déplaît à certains, elle perd pour eux le droit d’exister » (p. 149).

Napoléon à bord du HMS Bellerophon, en route pour l'île de Sainte Hélène

L’Empereur à Sainte-Hélène dictant ses mémoires au général Gourgaud par Charles de Steuben (1788 – 1856) © Collection privée

Quelle Histoire écrire ?
Ce qui doit retenir dans ce Napoléon, au-delà du côté brillant du « pamphlet », c’est tout ce qu’il doit en profondeur aux convictions de Guillemin.
Essayons de dire l’essentiel.

1. Premier thème frappant par sa récurrence, c’est celui de l’enseignement, sur lequel notre prochain colloque, si la conjoncture le permet, donnera l’occasion de revenir.

Dès la première page du premier chapitre, Guillemin évoque le « sérieux redressement personnel » auquel il a dû procéder en repensant à sa jeunesse, et à ce qu’on lui avait dit de Napoléon : « […] j’avais été “mis en condition”, sur son compte, comme tous les Français de ma génération, et des générations antérieures. […] j’ai été dressé dans le culte de l’Empereur. Il m’a fallu lutter contre moi-même pour comprendre enfin de quoi j’avais été victime » (p. 5-6).

Guillemin en dit un peu plus lors d’une de ses nombreuses allusions à Louis Madelin (1871-1956), principal artisan de la légende napoléonienne dans la première moitié du XXe siècle par sa vaste Histoire du Consulat et de l’Empire (16 vol., 1936-1953).

Guillemin, évoquant ses années de khâgne à Lyon, parle de « ce M. Madelin que nous devions tenir pour le Docteur suprême » (p. 73) et dont, de ce fait, il eût été de mauvais ton de dire du mal à l’oral du concours.

L’influence de Madelin date du succès de son premier livre, un Fouché couronné en 1901 par le prix Thiers (!) de l’Académie française et, en effet, au moment où Guillemin fait ses études secondaires et supérieures, « l’Histoire selon Louis Madelin (and Co) » (p. 70) est dominante ; pas une ombre, ou si peu, dans le récit de la vie de Napoléon, qui, à peu de discordances près, s’est perpétué jusqu’à nos jours.

C’est pour protester contre l’esprit « honnêtes gens » [expression qui apparaît plusieurs fois dans Napoléon, légende et vérité] ou l’esprit « gens de bien » de ce type d’histoire que Guillemin redispose les cartes du jeu dans le bon sens.

Sainte Hélène 1816 : Napoleon dictant au comte Las Cases le récit de ses campagnes , par Sir William Quiller Orchardson

Sainte Hélène 1816 : Napoleon dictant au comte Las Cases le récit de ses campagnes – Tableau de Sir William Quiller Orchardson (1832 – 1910) – 1892 – National Museums Liverpool, Angleterre © National Museums Liverpool

J’en prends un exemple : la Banque de France. Une bonne vingtaine de pages, dans un si petit livre, insistent sur cette institution privée, sa création, ses buts, sa puissance.
Et voici, au sens musical du mot, l’entrée du thème : « La Banque de France ! Respect. Tenons-nous bien. Nul n’a le droit de badiner à propos d’une telle, et aussi noble, institution nationale. C’est bien aussi pourquoi je me garderai de badiner, et mettrai toute mon attention à bien voir de quoi il retourne » (p. 81).

Le familier de Guillemin reconnaît ici son ironie, mais aussi ce souci de « bien voir » qui est son obsession constante. Bien voir, c’est le contraire de la cécité forcée provoquée par l’enseignement reçu.

Encore ailleurs dans le livre, Guillemin en donne un autre exemple éloquent : « je revois ce professeur […] me conjurant de me rendre à l’évidence, de ne point répercuter des sottises : “C’est la vérité, me disait-il, la vérité bien établie ; aucun historien ne saurait le nier ; Napoléon a toujours voulu la paix ; il a toujours été l’agressé et non pas l’agresseur…” Tiens donc ! C’est l’Espagne, peut-être, qui s’est jetée sur lui ? Et c’est la Russie, spontanément, en 1812, qui s’est ruée sur la France ? Soyons “sérieux” en effet, et regardons les choses comme elles furent » (p. 107).

C’est le même procédé d’ironie aboutissant à l’affirmation d’une obligation de lucidité.
Aucun doute : ce souci d’établir le vrai contre la fable a été un moteur essentiel de l’écriture de ce Napoléon comme de celle de l’ensemble des livres de Guillemin, et même chose pour ses conférences ou ses émissions aujourd’hui tant regardées sur internet.

2. Il y a aussi autre chose, je crois, dans cette attaque contre Napoléon ; si on la lit bien, c’est un thème dominant, même, du livre : que Bonaparte, dès 1799 et même dès 1793, a été le fossoyeur de la République dont il s’était prétendu, par opportunisme, le serviteur.

On le voit bien quand on concentre la lumière sur « le coup de Brumaire » (titre du chapitre IV, qui fait allusion au Coup du 2 décembre, le grand livre de 1951 contre le neveu). (pour en savoir plus, cliquez ici)

Avant de raconter le coup d’État de 1799, Guillemin rappelle (p. 64-67) l’essentiel de ce qu’a été depuis dix ans l’évolution des choses : de 1789 à 1791, triomphe des notables, de la frange sommitale de ce « Tiers État » dont 98% sont des « exécutants plébéiens [qui] devront retourner dans leurs tanières dès qu’ils auront accompli ce pour quoi on les a, un instant, autorisés à en sortir », c’est-à-dire la prise de la Bastille (p. 64).

Pendant deux ans, tout va « au mieux pour les intérêts de la classe nouvelle, lorsque le malheur du 10 août est survenu, et le suffrage universel, et cette passion malsaine de Robespierre […] pour l’équité sociale » (p. 65). Le 9 thermidor a heureusement permis de « fermer cette scandaleuse parenthèse » (p. 66).

Robespierre
Maximilien Robespierre (1758 – 1794)

Dès lors, continue un peu plus loin Guillemin, il ne restait plus qu’à réussir le coup d’éclat de Brumaire qui, en mettant sur pied un pouvoir enfin stable et favorable aux affaires, a fait taire pour longtemps « le seul parti intolérable, […] celui de Robespierre », et qui a permis de « remettre en route l’antique machine à faire des riches au moyen du travail des pauvres » (p. 75).

On voit bien ici comment, en 1969, Guillemin reprend le thème central des « deux Révolutions » dont il a nourri, deux ans plus tôt, le cycle de conférences belges que Patrick Rödel a récemment édité chez Utovie (pour en savoir plus, cliquez ici) ; et par ailleurs, vingt ans avant de les écrire, il esquisse déjà à la fois l’immense enquête du Robespierre (pour en savoir plus, cliquez ici) et les cent pages de colère de Silence aux pauvres ! (pour en savoir plus, cliquez ici

Car au fond, si l’on tente de conclure, il me semble que c’est ce mot de « colère » qui résume le mieux Napoléon, légende et vérité.

Bien sûr, on peut n’en tirer qu’un florilège de citations : de Guillemin lui-même (« […] le meilleur politicien est celui qui se montre capable de faire applaudir par la foule un système où les mots recouvriront le contraire, exactement, de ce qu’ils annoncent », p. 74), ou de Napoléon (« Il n’y a plus en France qu’un seul parti et je ne souffrirai pas que mes journaux disent autre chose que ce qui sert mes intérêts », instruction à Fouché, 18 avril 1805, citée p. 97), ou encore cette perle incroyable d’un « prédicateur d’Alençon » s’exclamant en janvier 1809 : « Un être pareil à Sa Majesté, quel honneur pour Dieu ! » [sic, cité p. 112). Et ce florilège est déjà passionnant.

Mort de Napoléon – 1829 par Charles de Steuben

Mort de Napoléon – 1829 par Charles de Steuben (1788 – 1856) – Château d’Arenenberg (rive méridionale du lac de Constance à Salenstein, dans le canton de Thurgovie en Suisse).

Mais surtout, ce « pamphlet » est en réalité un cri d’indignation contre l’homme qui, après avoir, pour le bien des riches, « ramené la canaille au chenil » (p. 148), l’en a sortie bien vite pour faire d’elle la chair à canon que l’on sait.

Et là, pour finir, il suffit de citer :
« […] un million d’hommes, par sa grâce, mourront […] dans les carnages de sa “gloire”. Et le malheur de mon pays fut que ce forban […], pour ses interminables razzias, s’était procuré, comme tueurs, les conscrits français » (dernière phrase du chapitre VI, p. 110).

« “L’épopée” napoléonienne, gluante de sang, ne revêt toute sa dimension que si des chiffres l’accompagnent » (p. 123).

Et à propos du célèbre dernier bulletin de la mortelle campagne de Russie : « La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure », ce simple commentaire : « à la vôtre, pontonniers de la Bérésina ! » (p. 130).

Un pamphlet ? allons donc ! un livre personnel, presque intime, convaincu en tout cas, et qui nous atteint encore, si nous en épousons le mouvement en le lisant en une seule fois.

Note rédigée par Patrick Berthier

Tombeau de Napoléon
Tombeau de Napoléon aux Invalides