Mauriac/Guillemin, une amitié d’un demi-siècle

C’était en juillet 1925. Le secrétaire général de l’Ecole Normale Supérieure cherchait un étudiant qui puisse servir de scribe pour les rencontres de Pontigny, en septembre, organisées par Paul Desjardins. Son choix s’arrêta sur Henri Guillemin qu’il avait pris sous sa protection.
Il y avait là du beau monde : André Gide, Roger Martin du Gard, Charles Du Bos, Ramon Fernandez, François Mauriac et quelques autres.

Je suppose que Guillemin était dans ses petits souliers, mais il n’en perdait pas une miette – il était logé et nourri pour ça d’ailleurs. A la fin de la session, on lui proposa, parce qu’on savait qu’il était proche de Marc Sangnier, de faire un exposé sur la pensée de ce dernier.
Guillemin s’acquitta de sa tâche du mieux qu’il put, mais il n’était pas encore devenu le conférencier virtuose que tant de gens ont apprécié ; devant les questions mi-ironiques mi-hostiles de son auditoire, il perdit ses moyens et je crois comprendre qu’il préféra s’arrêter – cela ressemble même à une débandade.

Le voici dans le parc à remâcher ce fiasco. Mauriac le rejoint, le console, lui raconte qu’il a lui-même fait partie du Sillon quand il était encore à Bordeaux, il y a vingt ans de cela, qu’il s’en est éloigné mais qu’il le regretterait presque quand il voit les réactions de ses collègues.

Le soir même, Mauriac écrit à sa femme : « J’ai fait la conquête du secrétaire de Marc Sangnier !! c’est un normalien catholique. »
Le terme de conquête fait sourire – qui a conquis qui ? Ce qui est sûr, c’est que durant l’été, Henri Guillemin écrit à François Mauriac. Timidement ? Sans doute, mais en même temps je ne peux m’empêcher de trouver ce jeune provincial assez culotté qui saisit au bond la perche que son aîné de 18 ans lui a tendue.
Et Mauriac lui répond très vite.

Etude pour le portrait de François Mauriac – 1923 – par Jacques Emile Blanche (1861-1942) -Rouen, musée des Beaux-Arts – Photo (C) RMN-Grand Palais / Agence Bulloz

« Mon cher ami,
Pourquoi craignez-vous de m’importuner ? Je ne saurais vous répondre aussi longuement que vous avez la gentillesse de m’écrire, mais je vous supplie de ne point douter du prix que j’attache à votre affection. J’ai besoin, devant Dieu, de quelques répondants de votre race et je suis visité par trop de démons pour ne pas ouvrir avec joie ma porte aux anges. »

Lettre reproduite dans l’ouvrage de Guillemin : Parcours ( Paris, Gallimard, 1989, p.384 ; réed. Utovie – cliquez ici) avec cette note que je trouve assez rouée : « Ai-je besoin de dire que la tentation fut grande, pour moi, de supprimer, au moins, ces deux derniers mots, si gênants à mon âge [Nous sommes en 1989, Henri Guillemin a 86 ans. Pourquoi serait-il gêné ? ].Tant pis ! Je devais, me semble-t-il, reproduire intégralement, et sans la moindre coupure, ces lignes importantes pour notre connaissance de François Mauriac. Tel qu’il fut. »

Mauriac reprend les thèmes abordés par Guillemin dans sa lettre : d’abord, ses lectures des œuvres de Mauriac, dont il doit parler avec un certain enthousiasme, puisque Mauriac joue les modestes.
« Vous ajoutez, vous transfigurez ; ainsi la jeunesse fait resplendir tout ce qu’elle veut bien aimer ; la moindre parole éveille dans un cœur comme le vôtre des échos bien plus beaux qu’elle même. » ; puis, le thème du modernisme :
Guillemin a dû faire part de sa perplexité devant les thèses de Loisy [Alfred Loisy, 1857/1940, chef de file de l’exégèse biblique moderniste, excommunié par Pie X, professeur d’histoire des religions au Collège de France ]. La réponse de Mauriac apporte une lumière fort révélatrice sur son propre rapport à la méthode historico-critique et aux recherches métaphysiques – du temps perdu !

« La foi nous délivre de ces recherches métaphysiques tellement vaines, en dehors d’elle, et elle nous laisse le champ libre pour acquérir des connaissances précises sur tout le reste. »
Et il conclut : « Profitez bien de votre liberté, mon cher enfant de Dieu. »

Ce premier échange marque le début d’une amitié qui durera jusqu’à la mort de Mauriac.

Mauriac invite Guillemin à lui rendre visite chez lui, à Paris, rue de la Pompe. Et durant toute l’année scolaire, Guillemin ira, chaque semaine, dîner chez les Mauriac. François Mauriac sera le parrain du premier enfant, leurs rencontres seront fréquentes, ici à Bordeaux, à Malagar, quand Guillemin revient d’Egypte. Mais, surtout, leur correspondance durera jusqu’à la mort de François Mauriac.

François Mauriac entouré de ses proches dans son domaine de Malagar (©Luce Leray)

« Je garde quelque 230 lettres (ou billets) de François Mauriac. », écrit Henri Guillemin dans Parcours.
Une abondante correspondance pour reprendre les termes de Lacouture dont Guillemin ne donnera que quelques fragments dans Parcours, le reste étant, dit-il, « pas vraiment intéressant, trop personnel », « sur mon mariage », et, ajoute-t-il, « des choses ridicules qui me gêneraient aujourd’hui ».

Pour être précis, il convient d’ajouter les huit lettres qu’il avait données à Caroline Mauriac (François Mauriac, Lettres d’une vie – 1904-1969 – éditions Grasset) et celles qu’il avait montrées à Lacouture, lequel s’en est servi dans sa biographie de Mauriac. Une trentaine.

Guillemin lui-même, dans Parcours, en cite une cinquantaine, parmi lesquelles douze ont déjà été utilisées par Lacouture. Mais, évidemment, ces lettres ne sont pas retranscrites in extenso. Des fragments tout au plus. Restent donc 180 lettres qui, selon les dires de Guillemin, relèvent de l’ordre du privé.
Cela fait beaucoup.
Du côté de Mauriac, seules 37 lettres de Guillemin ont été conservées et sont à la Bibliothèque Jacques Doucet.

J’aime cette proximité entre eux :
« Je vous aime de tout mon cœur, tout petit Chinois que vous êtes. » (23/07/27).
« Mon petit Henri, c’est quelque chose d’être copains pour l’éternité » (27/11/28)
Et, plus loin : « Maintenant, sale gosse, triomphez ; je me suis désabonné de l’AF [L’Action française, journal de l’extrême droite monarchiste fondé, en 1908 par Charles Maurras, condamné en 1926 par le Vatican, réhabilité en 1939 par Pie XII, interdit après la Libération]».

Cette proximité n’a rien d’évident étant donné la disparité de leurs idées politiques – Henri Guillemin, aux yeux de François Mauriac, est le disciple aveugle de Marc Sangnier, « votre véritable et unique maître », comme il le dira dans une lettre du 20/04/32.

Henri Guillemin avec Marc Sangnier, juin 1941, à Clos Lafitte.


Pendant toutes ces années, la pensée politique de Mauriac reste très profondément ancrée à droite – et il est amusant de le voir, des années plus tard, prétendre que, depuis sa rencontre avec Sangnier, il n’a pas varié dans ce qui guidait ses engagements.

Ce n’est pas ce qui ressort de ses lettres à Guillemin : « avec le désaccord profond de nos sensibilités politiques notre amitié est une gageure. Elle n’en est que plus précieuse, plus digne d’être conservée, préservée, défendue. » (26/10/29)

Mais certains événements la menacent étrangement et l’on voit Mauriac réagir avec violence à la création d’Esprit : « le christianisme et le bolchevisme s’y embrassent sous les mains bénissantes de Maritain » (24/12/32) [Jacques Maritain, 1882/1973, intellectuel converti au catholicisme qui joua un rôle important avec sa femme Raïssa ; ambassadeur de France auprès du Vatican de 1945 à 1948] – ce même Maritain dont Mauriac prendra la défense en 1941 contre les attaques de Claudel…..

Et l’année suivante : « Ce dont je vous en veux le plus, c’est de la tempête que vous soulevez en moi en mêlant le Christ à cet obscur soulèvement des passions les plus basses. » Lettre du 31/01/33.

Suivie le 3/02/33 de cette autre lettre : « L’épouvantable équivoque qui donne aux traditions les plus vénérables le visage de Moloch et de Mammon, et qui enrôle le Christ dans l’armée de la révolution n’aura pas d’adversaire plus déterminé que moi. Dès que je serai sorti de cette aventure académique, je suis décidé à mettre tout mon talent au service de ce que vous haïssez (…) Si vous croyez que l’amitié peut résister à cette division sur l’essentiel, libre à vous ! Moi je veux bien.. »

Guère possible de voir dans ces mots autre chose que le constat désabusé du fossé qui les sépare. Et dont il n’est pas sûr qu’il pourra jamais être comblé. Les choses ne vont pas s’améliorer dans les années qui suivent.

H. Guillemin

Je rappelle pour mémoire, parce que tout cela est bien connu, que la rupture de Mauriac avec la pensée politique de son milieu date de la Guerre d’Espagne. Guillemin n’est pas pour rien dans cette évolution ; il ne cesse de rappeler Mauriac à sa responsabilité de chrétien. Et ça marche.
Elle ne se fait pas sans mal, mais elle se fait. Au début de la guerre, Mauriac caresse encore l’espoir que Pétain va tirer la France de ce mauvais pas et il considère le geste de De Gaulle comme beau mais sans lendemain (cf Les Passions de Henri Guillemin, éd. La Bâconnière) ; mais il se reprendra très vite et fera partie du Comité National des Ecrivains.
Guillemin, à ce moment-là, est en Suisse.

Alfred de Vigny (1797 – 1863)

L’autre grand sujet de tension entre Mauriac et Guillemin ce sont les livres que Guillemin consacre à Vigny et à Constant.

Pour Vigny, il s’agit là de l’un des plus vieux attachements littéraires de Mauriac, depuis l’adolescence et les retours de Saint Symphorien où son frère Raymond l’initie à cette poésie. Et Mauriac ne supporte pas les révélations de Guillemin dans M. de Vigny, homme d’ordre et poète (1955 – réed. Utovie, cliquez ici) : l’auteur de La mort du loup, un vulgaire délateur qui renseigne la police sur les idées politiques de ses voisins ? Impossible, vous ne respectez rien ! Vous cherchez ce dont votre antipathie a besoin pour se justifier.

On connait les pages des Mémoires intérieurs de F. Mauriac : « Voici donc le danger d’après la mort : nous risquons d’être livrés à des Guillemin : nous, notre vie – et non pas notre vie telle que nous la connaissons, ce qui en émerge à la surface de notre mémoire, mais cette part immense, inconnue de nous-mêmes, et que l’oubli recouvre ».

Et l’exemple pris par Mauriac n’est pas sans intérêt : « prendre au hasard une lettre reçue il y a trente ans, d’une mère, d’une fiancée, d’un ami : elle est tissée d’allusions que nous ne comprenons plus, à des personnes, à des faits dont nous ne savons plus rien. » (p. 82/83)

Encore une histoire de lettres !

Sur Vigny, Guillemin se défend comme un beau diable. Il n’invente rien. Les faits sont là, les documents indiscutables.

Lettre de Guillemin du 28 mars 1955, conservée à Doucet : « Quant à Vigny, non, sérieusement, je n’assouvis pas de haines personnelles (j’essaie de plus en plus de n’en pas avoir ; et avouez que ce serait cocasse, un comportement « privé » contre ce pauvre vieux mort). Le personnage était ridicule, gonflé, et d’une très maigre substance. Mais ce qui m’exaspère en lui c’est son pharisaïsme- libre penseur, et, par dessus tout, ses façons méprisantes d’utiliser le « mensonge » chrétien en vue de sa sécurité personnelle. » [Les Pharisiens sont une des tendances du judaïsme devenue majoritaire après la destruction du Temple en 70 ; elle se caractérise par un ritualisme pointilleux qui scande tous les moment de l’existence. Pharisien est devenu synonyme d’hypocrite. Aux yeux de Guillemin, le christianisme de Vigny n’est que de façade.]

Et en juillet 1956 :  « Est-ce que vous m’en voudriez toujours à cause de Vigny ? Zut, alors ! Ce Vigny qui me crispe déjà tellement, s’il est encore responsable d’une vraie fâcherie de vous contre moi, c’est le bouquet ! »

C’est drôle et insolent et affectueux. En octobre de la même année, le 17, Guillemin écrit ceci qui me touche : « Ne m’écrasez pas. Vous en avez la tentation , et le pouvoir. Mais vous vous trompez sur mes intentions, que vous croyez mauvaises et un peu basses. Pourquoi, mon Dieu ? »

Et, lorsque paraît l’article de Mauriac : « Le H.G. simple d’esprit, le pesant H.G. ne trouve pas trop terrible ce qu’il s’attendait à découvrir bien plus épouvantable, sous votre plume. Alors, pas furax (mais jamais je ne pourrais l’être, contre vous ; parce que je sais vos emportements, que j’aime et sans qui vous ne seriez point ce que vous êtes. ».
Et encore « Vous êtes vous, ça suffit pour que je vous bénisse d’exister même si je reçois des horions et des griffures ». C’est du 24 octobre de la même année.

L’accélération de l’échange de lettres entre les deux hommes prouve combien Guillemin est anxieux de ne pas voir les ponts se briser.
Mais, sur Vigny, Guillemin ne désarme pas pour autant, et c’est au poète même qu’il s’attaque dans une lettre du 26 juin 1964 : il y concède qu’on trouve chez Vigny quelques beaux vers ( et ce sont toujours les mêmes que l’on cite, dit-il perfidement), « mais le reste, le reste ! Avez-vous relu Vigny ? Vraiment, avez-vous RELU Vigny ? C’est pitoyable. »
Une manière d’inciter Mauriac à n’en pas rester aux souvenirs de son adolescence.

Benjamin Constant (1767 – 1830)

Et puis, il y a Constant. Benjamin Constant muscadin. 1794-1799 paraît en 1958 (réed. Utovie cliquez ici)

Et là encore Henri Guillemin s’attaque à une des figures tutélaires du Mauriac adolescent. Il dénonce l’ambition forcenée de Constant, ses mensonges répétés sur sa nationalité, son amour pour l’argent, et surtout cette vilaine histoire de dénonciation du prêtre de son village qui pourrait être un obstacle sur la route de Constant vers la députation – l’homme sera condamné au bagne et mourra en Guyanne -.

La rage de Mauriac est destructrice et il s’en prend non seulement à la méthode de Guillemin, cette méthode de « limier », à la fois flic et chien de chasse, « implacable », dit-il, mais aussi à l’homme lui-même : « Benjamin Constant, adolescent, était follement ambitieux ? (…)voilà un appétit qui n’était pourtant pas inconnu du petit Mauriac, il y a cinquante ans, et il y a trente ans du petit Guillemin. 

Même chose pour le plaisir sexuel : « il n’aborde pas la vie avec plus d’appétit que le tala Guillemin, un siècle plus tard. Avec moins de vergogne, bien sûr ! Ses appétits ignorent les scrupules dont les petits chrétiens sillonnistes, Mauriac et Guillemin, nourrissaient leurs belles âmes. »
« Il a spéculé ? Et nous ? Jamais ? Il a demandé au gouvernement de le débarrasser d’un rival, ce n’est pas bien, c’est même lamentable – mais dans les périodes troublées que nous avons traversées, n’avons-nous jamais, dans aucune compétition, porté tort à qui que ce soit ? (…) Il y a eu les guerres, Vichy, la Résistance, la Libération. Sommes-nous tout à fait purs ? » ( Bloc-notes du 31 janvier 1959, publié par Jean Touzot dans D’un bloc-notes à l’autre, p.477).

Mauriac a beau se mettre sur le même plan que Guillemin, en s’invitant en même temps que lui à un examen de conscience approfondie, nul n’est dupe.

Je me demande comment Guillemin a pu réagir à ces allusions trop vagues pour être comprises par le non-initié mais qui touchent leur cible parce qu’elles viennent de quelqu’un qui le connait à fond.
Là où Mauriac pousse le bouchon un peu loin, c’est quand il prétend que sur le plan politique, Constant est à l’origine du courant auquel Guillemin se rattache lui-même – il y a quand même loin du libéralisme de Constant au catholicisme d’extrême gauche de Sangnier !

« Cette « fangeuse grandeur » dont parle Baudelaire, écrit François Mauriac, vous ne la haïssez tant que parce que tout de même elle appartient à un grand destin [sous-entendu, ce n’est pas le cas pour vous Henri Guillemin ] et qu’elle a nourri le germe d’une grande œuvre, et que c’est d’un seigneur qu’il s’agit – et je ne l’entends pas seulement dans les lettres : celui que vous méprisez a été l’initiateur du mouvement politique dont vous relevez vous-même : quant aux contradictions que vous dénoncez entre ces principes et son comportement dans sa vie personnelle, quel pharisaïsme que de s’en indigner ! Comment donc vous apparaît votre propre vie, du haut de la religion que vous professez ? Plus nos principes sont hauts et plus nos préoccupations quotidiennes nous devraient faire horreur ou pitié. »

Il y a bien sûr quelque chose de paradoxal à entendre Mauriac, qui n’a jamais pu résister à une vacherie bien sentie mais bien écrite, prêcher la charité à Guillemin !
L’un et l’autre me font penser à deux joueurs – tu me tiens, je te tiens, lequel de nous deux lâchera le premier les secrets de l’autre auxquels il a eu accès ?
« Jamais je n’ai rien écrit, ni prononcé qui vous fût hostile ? Comment avez-vous pu le croire ? », dit Guillemin . C’est dans une lettre du 25 mars 1969.

La tension retombe aussi vite qu’elle était montée.
Ils vont se retrouver, en politique, dans une commune détestation de ce qu’est devenu MRP, [Mouvement républicain populaire créé après la Seconde Guerre, clone de ce qui s’est appelé ailleurs Démocratie chrétienne et qui a souvent été au pouvoir entre 45 et 58], dans une admiration pour Mendès-France, pour de Gaulle aussi, en dépit des réticences de Guillemin qui viendront plus tard.

Ils vont se retrouver également sur le jugement sévère qu’ils porteront sur l’évolution de l’Eglise – par exemple la condamnation par Rome des prêtres ouvriers

Où l’on revient aux lettres.

En réponse à une inquiétude de Mauriac, Guillemin répond, toujours en 1969, « rassurez-vous, vos lettres ne sortiront pas de leur cachette ».

Que contiennent ces lettres en plus de ce qui a déjà été dévoilé par Guillemin lui-même ? Des jugements assassins sur certains de leurs amis communs – je pense particulièrement à Pierre-Henri Simon [Pierre-Henri Simon, 1903/1972, condisciple de Guillemin à Ulm, écrivain, chroniqueur littéraire au Monde, académicien]?
C’est possible, mais cela ne me paraît pas pouvoir être plus méchant que ce que Mauriac était capable de dire à haute voix.

Et l’on comprend que la réprobation que Mauriac manifestait à l’égard de l’utilisation par Guillemin de papiers qui auraient dû rester privés (correspondance, carnets, journaux intimes) n’est pas seulement motivée par l’idée que seule compte l’oeuvre publiée ; elle l’est parce qu’il redoute qu’il y ait dans ses lettres des faits qui puissent un jour être portées à la connaissance du public.

En attendant, il nous a fallu donc nous contenter des lettres qui nous sont accessibles. Il me paraît clair qu’elles ne contiennent pas beaucoup plus que ce que Guillemin lui-même a publié.
L’amitié des deux hommes a surmonté tous les obstacles.

Guillemin, dans une attitude très proche de celle de Montaigne, répète à l’envi qu’il aime Mauriac. tel qu’il est, qu’il supporte de lui bien des sévérités (pour ne pas dire des vacheries et des perfidies…) parce que c’est lui … mystère de l’amitié.

Mauriac après une période d’amitié très exaltée adopte une attitude plus réservée ; quand il parle de Guillemin, et cela dans des textes qui sont critiques à son égard, il emploie souvent l’expression « notre ami Guillemin » – ce qui fleure bon sa condescendance car qui englobe ce « notre » ?

Il est clair qu’il n’y a pas dans les lecteurs habituels de Mauriac beaucoup de gens qui connaissent Guillemin ou qui l’apprécient. Mais lorsqu’il s’agit de choses importantes, Mauriac sait trouver les mots qui conviennent à une amitié malgré tout durable.
Je n’en veux pour preuve que cette dédicace de François Mauriac que Henri Guillemin cite dans une de ses chroniques données au journal neuchâtelois l’Express :

« A mon cher Henri Guillemin (…) qui voit en moi non ce que je suis, mais ce que j’aurais dû être, de tout mon cœur reconnaissant. »
Ces mots sont tracés sur l’exemplaire du Cahier noir qu’il lui envoie.

Comment n’y pas voir un écho de cet ange dont il était question dans la première lettre que Mauriac adressait à Guillemin en 1926 ?

Note rédigée par Patrick Rödel.

La Lecture de la lettre – 1921 – tableau de Pablo Picasso – huile sur toile 184 × 105 cm – Collection Musée Picasso.

Légende (cf doc Musée Picasso/Art Gallery) : Deux hommes, plus grands que nature (Picasso et Guillaume Apollinaire), sont assis côte à côte sur une pierre dans un paysage aride et minéral. Leur costume citadin contraste avec le caractère sauvage du décor. La proximité des corps et l’attitude familière du bras de l’un passé sur les épaules de l’autre laissent supposer qu’il existe entre eux une certaine intimité. La présence de la lettre et du livre posé par terre à droite teinte le tableau d’une couleur littéraire. Bien que les visages ne soient pas les leurs, on a voulu voir dans cette œuvre l’évocation de l’amitié entre les deux hommes.

Notes :

Toutes les indications en italique et entre crochets […/…] sont de P. Rödel.

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