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Chroniques du Caire

Pour avoir abandonné l’écriture fictionnelle en 1948 (malgré de belles réussites dans ses Nouvelles et contes dont Fritz, paru en 1936), Henri Guillemin n’aura jamais, en revanche, cessé d’exercer ses talents de critique, littéraire mais pas que.

La période 1937-1939 est à cet égard particulièrement riche avec sa collaboration hebdomadaire à La Bourse égyptienne, quotidien francophone du Caire : « 98 chroniques dominicales rendant compte en tout de 109 livres : romans, essais, histoire littéraire, documents…» comme nous le précise Patrick Berthier, éminent spécialiste d’Henri Guillemin, qui a opéré un immense travail de chercheur pour rassembler ces écrits issus des lectures de l’historien alors en poste à l’Université française du Caire où il enseigna de 1936 à 1938.

Le résultat est impressionnant et constitue une leçon méthodologique à l’attention des critiques de tout temps. Nous y trouvons déjà le style Guillemin, toujours passionné, parfois enflammé, qui sait aller jusqu’au souffle épique lorsqu’il parle, par exemple, de corrida à propos d’Hemingway. Le jeune historien (il a 34 ans au début de ces chroniques) fait preuve d’une maturité d’analyse sidérante, et, à le relire aujourd’hui, très rarement pris en défaut sur la longueur.

C’est à une traversée de quelques décennies de littérature (et au-delà) que nous invite un Patrick Berthier enthousiaste, certes, mais lucide et sans complaisance quand il faut l’être, dans sa présentation des auteurs concernés.

La concision, allant à l’essentiel, des brèves biographies en notes de bas de page constitue un véritable dictionnaire (im)pertinent des écrivains de la première moitié du XXe siècle. « Jovial, non ? » se serait exclamé un Henri Guillemin ravi d’être ainsi parfois surpassé par son élève. Un travail d’analyse et de présentation exemplaire pour une œuvre de critique remarquable.

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Regards sur Nietzsche

On n’attend guère Guillemin sur le terrain de la philosophie. Ce livre sur Nietzsche est unique dans sa bibliographie.

Ce qui l’intéresse, selon ses propres termes, ce n’est pas tant le contenu doctrinal de l’oeuvre de Nietzsche que « le bonhomme en lui-même », l’itinéraire qui mène ce fils de pasteur luthérien à l’annonce prophétique de la mort de Dieu, cet homme malade et solitaire à être l’auteur du Gai savoir.

Guillemin ne pouvait qu’être intrigué par la complexité de sa psychologie et la virtuosité avec laquelle il a joué de différents masques. Il a l’honnêteté de reconnaître qu’il n’est pas sûr d’avoir fait le tour du personnage.

« Il y a une proximité entre Guillemin et Nietzsche : chez l’un comme chez l’autre, la même oreille, la même aptitude à entendre ce qui sonne faux (ou juste) dans un discours, la même capacité à soupçonner derrière les postures les plus avantageuses des impostures réelles… »

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Sulivan ou la parole libératrice

Joseph Lemarchand, dit Jean Sulivan (1913-1980), prêtre, enseignant, aumônier d’étudiants, se tourne vers la littérature assez tard et atteint au milieu des années 60 une notoriété due à la rudesse de son regard sur le monde et à la singularité poétique de son talent de prosateur.

Depuis Mais il y a la mer (1964) jusqu’à Petite littérature individuelle (1971) et aux deux volumes de Matinales (1976 et 1977), il multiplie les livres, souvent brefs, riches en aphorismes, en réflexions apparemment éparses mais qui se constituent au fil de la lecture en une vision du monde, croyante mais atypique, dont l’audace chaleureuse se nourrit des espoirs ouverts par le renouveau conciliaire.

Mort accidentellement en pleine maturité, Sulivan est trop peu connu de nos jours, et c’est injuste.

Directeur de collection chez Gallimard, il avait été séduit par Henri Guillemin, auteur “maison”, par son hostilité aux gens de bien(s) et à tous les aspects du cléricalisme ; il lui demanda d’écrire sur lui un livre : c’était un iconoclaste qui sollicitait un autre iconoclaste.

Aussi bien, dans ce Sulivan de 1977, Guillemin aborde-t-il des thèmes qui ne nous dépaysent pas : l’amour, l’action de l’homme dans le monde, Dieu (et surtout pas la théologie), les raisons que l’on a d’écrire. C’est à la fois un portrait et un autoportrait, dont la lecture permet de connaître deux hommes à la fois proches et dissemblables.

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Vérités complémentaires

Au fond, depuis ma thèse de doctorat, en 1936, sur Lamartine et sur Jocelyn – et c’est ce travail qui a tout déclenché en moi –, je me suis engagé sur une voie que j’ai suivie obstinément pendant plus d’un demi-siècle : rompre avec ce qui m’apparaissait comme évidemment erroné, et le remplacer par son contraire ; mettre le vrai à la place du faux.
Ainsi j’avais cru longtemps, sur la foi des « autorités », Lamartine langoureux et sans muscles ; et je venais de m’apercevoir, en étudiant d’assez près sa personne, son œuvre et son action, qu’il n’était pas tel ; pas du tout tel. Même réaction après d’attentives recherches sur Jean-Jacques Rousseau, le « persécuté imaginaire », vous savez bien. Drôlement authentique, la traque dont il fut l’objet. Hugo sonore comme pas un, mais d’autant plus qu’il était creux : un sous-primaire ? Pas vrai.  Des idées, chez lui, beaucoup d’idées et sérieuses. Zola pornographe ? Tant s’en faut ! Et même sur la contraception, pire que Jean-Paul II. Péguy irréprochable ? Je voudrais bien ; mais pas moyen…

             Oui, d’accord, mes « vérités » sont « subjectives ». Mais je demande qui ne l’est pas, en histoire littéraire ou en Histoire tout court. L’important c’est de jouer franc jeu. Et je ne crois pas qu’on puisse me soupçonner de cacher mes préférences, mes options, mes partis pris. La loi première est de s’informer, de n’avancer qu’en terrain sûr, de savoir de quoi on parle. Et les exemples abondent de doctrinaires qui ont parlé sans savoir, pénibles, comme le cher Du Bos avec son Benjamin Constant « sincère », ou bouffons comme le malheureux Gaxotte avec son Robespierre « communiste ».

             Voici donc ma nouvelle « contribution » – comme disent les messieurs graves – à ce que je crois, sur divers sujets, la vérité qui devrait remplacer la légende.