Qu’est-ce que « La Comédie inhumaine » ?
Après avoir, il y a quinze jours, présenté l’auteur, et avant de mettre face à face Wurmser et Guillemin en posant Balzac entre eux sur la table, essayons de donner une idée juste de ce gros livre, La Comédie inhumaine.
Il faut parler d’abord de son titre, dont l’évidence s’impose peu à peu au fil de la lecture. Puis de son organisation, qui tourne – comme chez Balzac – autour de la métaphore du théâtre.
Enfin, et ce n’est pas le plus facile, de son contenu : que nous dit Wurmser, lui que passionne Balzac, lui le communiste passionné ?
I. De Dante à Wurmser : le titre
Lorsque Balzac a eu, vers 1840, l’idée de réunir tous ses romans déjà écrits et tous ceux à venir dans un ensemble unique, il a voulu s’inscrire dans la continuité moderne de La Divine Comédie de Dante.
Le grand poète du Moyen Âge italien y décrit un long itinéraire de la foi chrétienne, menant de la visite de l’Enfer et du Purgatoire, sous la conduite de l’ombre de Virgile, à la découverte du Paradis où Dante est accueilli par Béatrice, image idéalisée de celle qu’il avait aimée sur la terre.
Au moment où Dante commence à rédiger cette autobiographie symbolique (vers 1303), il la nomme simplement Commedia : la représentation du monde.
C’est un autre très grand Italien, Boccace, qui le premier, en 1373, met en avant la dimension religieuse du voyage spirituel de Dante en qualifiant l’œuvre de Divina, adjectif qui s’est, depuis, imposé comme s’il était de l’auteur.
Le “spectacle” (commedia) est en effet “divin”, puisqu’il est clair que tout y est orienté, dans l’esprit du croyant Dante Alighieri, vers le salut de l’homme en Dieu.
Ce qui a passionné Balzac, comme beaucoup d’autres écrivains bien sûr, chez Dante, c’est à la fois le souffle de son inspiration et son désir d’embrasser la totalité de la nature humaine en route vers l’infini.
D’où ce désir, immodeste mais Balzac était tout sauf modeste, de tenter la même chose à partir d’une réalité moderne où la religion a perdu de sa force, et dont il faut décrypter les éléments terrestres durant la vie même de l’homme, et non après sa mort ainsi que le faisait Dante.
Garder cette idée lumineuse de la comédie, du théâtre, mais l’incarner en une « comédie humaine » : ici, maintenant.
Cela n’empêche pas Balzac, lui-même mécréant, mais convaincu qu’il faut à l’homme une trouée vers l’infini, d’écrire entre 1831 et 1835 Le Livre mystique, où il réunit trois romans :
l’un, bref, Les Proscrits, où il met en scène Dante en exil ; un autre, Louis Lambert, dont le héros, qui lui ressemble, est un penseur fou du divin ; et Séraphîta, plus audacieux encore, dont l’héroïne est un être androgyne et angélique en visite sur la terre.
Rien à voir avec Vautrin ou Nucingen, évidemment !
Et inutile de dire que ce n’est pas ce Balzac mystique qui intéresse Wurmser.
Il le dit lui-même nettement : « […] rien ne se situe “au-dessus” du réel : le ciel est vide » (La Comédie inhumaine, Gallimard, 1964, p. 419).
Quand il appelle « inhumaine » la « comédie » décrite par Balzac, c’est en se situant au ras d’un monde de l’inégalité sociale et de l’exploitation.
On dira : simple, il suffisait d’y penser. Oui, la trouvaille est simple, mais non l’usage critique qu’en fait le marxiste Wurmser : plus on avance dans son livre, et plus on se dit qu’il ne pouvait l’intituler autrement.
II. Plan général du livre
Dans son bref avant-propos, Wurmser indique que les huit cents pages de La Comédie inhumaine ne sont évidemment pas nées d’un seul jet, mais se sont bâties peu à peu, au cours de vingt ans de lectures et de relectures de Balzac – en gros, entre 1940 et 1960.
Nous devons garder en tête cette indication chronologique : si l’on admet que la rédaction a surtout eu lieu dans les années 50, cela signifie que c’est un livre de la guerre froide, et ce n’est pas indifférent dans le cas d’un auteur fidèlement communiste.
L’idée globale de la construction de l’ouvrage consiste à prendre au mot la métaphore du théâtre, que Balzac avait adoptée en divisant lui-même son œuvre en « scènes », et cela bien avant d’avoir l’idée du titre d’ensemble, puisque c’est dès 1830 qu’il réunit six nouvelles sous le titre de Scènes de la vie privée : suivront les Scènes de la vie parisienne, de la vie de province, de la vie politique, de la vie de campagne.
Wurmser, de même, divise son livre comme ferait un dramaturge :
– une introduction sur l’endroit où a lieu le spectacle (« Le théâtre », p. 11-89),
– un énorme bloc sur le spectacle lui-même (« La comédie », p. 91-684),
– et une conclusion sur les réactions après la tombée du rideau (« La critique », p. 685-765).
Les quarante pages qui restent sont occupées par l’index des noms et des titres, joliment intitulé « Distribution », les personnages de Balzac et les commentateurs de son œuvre étant, en somme, les acteurs de ce livre.
La présentation de l’immense partie centrale est aérée par une division en cinq « actes », comme un drame du temps de Balzac :
acte I, « L’argent » (p. 93-210) ;
acte II, « L’Histoire » (p. 211-344) ;
acte III, « L’art » (p. 345-442) ;
acte IV, « La politique » (p. 443-556) ;
acte V, « Les nuées » (p. 557-684)
Ce dernier titre, énigmatique et sur lequel l’auteur ne s’explique pas, regroupant (c’est mon hypothèse) ce qui dérange, intrigue ou choque Wurmser, comme par exemple la passion délirante de Balzac pour Mme Hanska… mais ce n’est pas si simple, car c’est aussi la partie où les épigraphes de chapitres sont de plus en plus souvent empruntées à Marx, à Engels, à Lénine.
Ajoutons enfin que chaque acte est divisé en « tableaux » (terme que l’on employait au xixe siècle pour subdiviser un acte de drame lorsqu’il y avait un changement de décor au milieu de l’acte), et chaque tableau en un grand nombre de chapitres très courts, ce qui finalement rend la lecture de cet ensemble étonnamment facile.
III. Au fil du livre
Après avoir beaucoup réfléchi devant la masse de mes notes et de mes citations, je me suis décidé à suivre, pour l’essentiel, la progression même du livre, autrement dit la démarche de l’auteur. J’ai également pris le parti de faire pas mal de citations, de Balzac et de Wurmser, car c’est une façon, pour le présentateur, de se garantir (à peu près !) contre le risque de fausser la description en fonction de ses préférences : pour Guillemin, nous le savons, l’objectivité est impossible, mais l’honnêteté est nécessaire.
1. Un des points très forts du livre, c’est son ouverture.
Wurmser le place sous le signe de la célèbre formule du ministre Guizot à ses compatriotes : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne » (1843).
Elle est dite à une époque de misère sociale profonde. Wurmser utilise le mot de Dante pour l’appliquer d’entrée à la France de Guizot – qui est aussi celle de Balzac : « L’enfer existe. Il est la part du plus grand nombre » (p. 17, souligné par l’auteur).
Suit une cascade d’exemples tirés des enquêtes du temps, du genre de celui-ci : « Rue des Étaques, à Lille, 46 enfants sur 48 meurent avant la cinquième année » (p. 28-29) – c’est dans ce quartier que Victor Hugo, en 1849, découvrira l’horreur des « caves de Lille » et en tirera son cruel et extraordinaire poème des Châtiments, « Joyeuse vie ».
Dès ces toutes premières pages Wurmser donne aussi la couleur de sa lecture de Balzac à venir : par exemple le romancier présente le parfumeur César Birotteau comme l’incarnation de la probité commerciale, mais des spécialistes [Bouvier et Maynial, auteurs dans les années 1920 des Comptes fantastiques de Balzac, une mine] ont calculé, écrit Wurmser, que « le prix de revient de l’Huile céphalique [la lotion capillaire qui enrichit Birotteau] ne dépassait pas, tous frais compris, 17% du prix de vente au public » (p. 37).
Wurmser n’ajoute pas : où est l’erreur ? mais il nous laisse poser la question, sans autre commentaire.
Enfin dans cette introduction Wurmser dit aussi, et toujours clairement, ce qui sera l’axe de sa démonstration : Balzac a dénoncé son propre monde.
Voici une citation parmi d’autres, choisie pour sa netteté : « Aujourd’hui que la lucidité balzacienne ne se retrouve guère que dans les œuvres d’écrivains politiquement opposés à la bourgeoisie [hommage à Aragon, j’y reviendrai], on s’imaginerait volontiers que Balzac fut grand quoique bourgeois : il fut grand parce que bourgeois, au contraire. Le rôle primordial de l’argent dans sa société, il n’eut pas […] à le découvrir, mais seulement à l’avouer » (p. 57).
2. L’art de la formule.
Si nous nous plongeons à présent dans la forêt de l’immense partie centrale, « La comédie », nous nous heurtons au fourmillement des notations, des nuances, et aussi, il faut le dire, d’analyses dont certaines ne sont faciles à suivre que si l’on est déjà soi-même un lecteur familier de Balzac.
Mais il est un moyen de donner la couleur, au moins, de ce livre, c’est la citation, telle que Guillemin aimait la pratiquer, et avec les risques que tout choix comporte.
Wurmser a, c’est sûr, ce don, que doit avoir le billettiste quotidien qu’il était, de dire en peu de mots l’essentiel ; au besoin en utilisant l’italique (très souvent), voire (et à peine moins souvent) les petites capitales : « LES ROMANS DE BALZAC N’AURAIENT PAS LIEU SI LA QUESTION D’ARGENT NE SE POSAIT PAS » (p. 102).
Mais même sans petites capitales, et même sans italique sauf pour les titres, Wurmser sait formuler de façon frappante : soit en prenant au pied de la lettre une expression toute faite (« La Comédie humaine, c’est le livre de la jungle », p. 112) ; soit en jouant sur les mots, par exemple sur la maladresse financière de Balzac dans la vie courante (« S’il est, en affaires, inconstant, il est constamment, un homme d’affaires », p. 138) ; soit encore en pratiquant un humour à la brutalité efficace, même si la comparaison choisie n’est pas des plus judicieuses (« Son intelligence de l’économie, […] la prédominance de l’économique dans son œuvre le font autrement proche de Karl Marx que de Lamartine », p. 136.
[Il y aurait bien à dire là-dessus, n’est-ce pas Guillemin ?].
Une autre force de Wurmser, c’est sa façon de citer. En voici un exemple.
Après avoir écrit, dans cet excellent style satirique qui est le sien, que « les forbans de la finance et de l’industrie […] sont les plus fermes soutiens des lois qu’ils violent » (p. 171), il cite à la page suivante une anecdote sur un voleur de poules : « […] en condamnant le voleur, les juges maintiennent la barrière entre les pauvres et les riches, qui, renversée, amènerait LA FIN DE L’ORDRE SOCIAL ; tandis que le banqueroutier, l’adroit capteur de successions, le banquier qui tue une affaire à son profit ne produisent que des déplacements de fortune ».
Ce qui est de Wurmser, c’est l’italique, ce sont les petites capitales. Le texte, lui, est… de Balzac (Illusions perdues, « Pléiade », t. V, p. 701).
Sans cesse, Wurmser amène le lecteur qui croit connaître sa Comédie humaine à la redécouvrir éclairée autrement, et le lecteur non familier de Balzac à le découvrir, tout court, et de quelle forte façon !
Après avoir fait une telle citation, Wurmser peut enchaîner dans son propre style, et enfoncer le clou : « […] les innombrables michés de l’Ordre, fille publique dont Nucingen [le banquier, chez Balzac] est le souteneur, veulent la tranquillité des gens de bien, et le maintien d’une hiérarchie dont la disparition rendrait l’ambition des non-possédants sans objet » (p. 174).
Gardons pour la prochaine fois cette allusion si guilleminienne aux « gens de bien », et retenons l’emploi habile d’un mot d’argot aujourd’hui vieilli : le « miché », c’est le client d’une prostituée, mais dans un sens plus général c’est aussi le profane qui ne comprend pas le sens profond des choses.
Un seul dernier exemple, pour l’acte I, de cet art, chez Wurmser, de combiner les mots de Balzac et les siens : « L’un des plus grands malheurs des révolutions, en France, c’est que chacune d’elles est une prime donnée à l’ambition des classes inférieures » ; cela, c’est du Balzac (L’Envers de l’Histoire contemporaine, « Pléiade », t. VIII, p. 226, cité p. 175), et ceci, qui conclut un chapitre, c’est du Wurmser : « La Comédie humaine expose les effets de cette doctrine balzacienne, bourgeoise du chacun pour soi, […] et c’est en quoi – bien qu’elle ne mette pas en scène la classe qui imposera la doctrine opposée – elle est véridique. Réaliste » (p. 177).
3. Le meilleur complice de Wurmser, c’est Balzac lui-même.
L’acte II, sur l’Histoire, permet de le montrer juste avec un enchaînement de citations qui sont, toutes, de Balzac et non de Wurmser.
Leur point commun ? elles expriment la position officiellement réactionnaire d’un Balzac partisan du trône et de l’autel, mais en même temps [là c’est moi qui mets l’italique pour cette expression devenue passe-partout !], et dans la phrase même que cite Wurmser, elles dénoncent cette position d’une manière ou d’une autre.
Premier exemple, le plus tardif (octobre 1842), dans un article de Balzac sur un livre de son ami Auguste Borget, La Chine et les Chinois, article où il parle à peine de la Chine mais expose abondamment ses propres idées : « L’existence antagonistique du riche et du pauvre est un fait à subir dans l’ordre social comme celle des différentes espèces en zoologie » (cité p. 256).
L’allusion à la zoologie convient à Wurmser, qui est en train d’évoquer Darwin et sa théorie de la sélection naturelle, que Balzac applique, dans l’Avant-propos de sa Comédie humaine (1842 aussi) au fonctionnement inégalitaire de la société.
Deuxième exemple, dans La Duchesse de Langeais (1834), où l’héroïne explique sans gêne à son soupirant Montriveau (qui voudrait bien passer à autre chose…) que la religion est « le lien des principes conservateurs qui permettent aux riches de vivre tranquilles. La religion est intimement liée à la propriété » (« Pléiade », t. V, p. 971, cité p. 231). La duchesse n’est pas du tout, chez Balzac, une cynique ; elle dit seulement ce qui est, pour elle, l’évidence.
Le troisième et le quatrième exemple viennent tous les deux du même texte, l’Essai sur la situation royaliste de mai-juin 1832.
Wurmser, avec raison, s’intéresse beaucoup aux œuvres non romanesques de Balzac, dans lesquelles sa pensée s’exprime sans le filtre de la fiction.
Ici, alors qu’il tente en vain l’aventure d’une candidature électorale, il affiche explicitement ses options officielles de monarchiste catholique : « Parmi tous les moyens de gouvernement, la religion n’est-elle pas le plus puissant de tous pour faire accepter au peuple ses souffrances et le travail incessant de sa vie ? » (Œuvres diverses, « Pléiade, t. II, p. 1058, cité p. 231).
Ce qui retient Wurmser ici, c’est le constat que constitue la fin de la phrase, et davantage encore dans le cas de celle-ci : « Dieu et le Roi, ces deux principes sont les seuls qui puissent maintenir la partie ignorante de la population dans les bornes de sa vie patiente et résignée » (ibid., p. 1059, cité p. 232).
Les trois derniers mots sont soulignés par Wurmser, pour insister sur le fait que Balzac reprend ce que le président du Conseil Casimir Perier, en novembre 1831, après l’écrasement de la révolte des canuts à Lyon, disait dans un discours à la Chambre : « Il faut que les ouvriers sachent qu’il n’y a d’autre espoir pour eux que la patience et la résignation » (souligné par Wurmser, cité ibid.).
À quoi le marxiste ajoute ces mots de Lénine empruntés à Socialisme et religion (1901) : « La religion, berçant de l’espoir d’une récompense céleste celui qui peine toute sa vie dans la misère, lui enseigne la patience et la résignation » (cité ibid., et toujours souligné par Wurmser).
Cet assemblage de trois citations : Casimir Perier, Balzac, Lénine, est caractéristique de la méthode de mise en lumière, par Wurmser, de ce qui est pour lui l’essentiel. Balzac est “réac”, mais il sait et dit la réalité de la misère.
Vers la fin de cet acte II sur l’Histoire, Wurmser dit son hostilité aux Études philosophiques, auxquelles Balzac tenait beaucoup, parce qu’elles plaisent à ses lecteurs réactionnaires. Et pourquoi louent-ils la part de « choses fumeuses » [dixit Wurmser !] qui caractérise cette section de son œuvre ? Réponse : « Eh, parbleu, parce qu’elle est inoffensive. Le “philosophe” plane au-dessus des rapports sociaux, de la faillite Birotteau, des krachs Nucingen, du contrat de Natalie de Manerville [dans Le Contrat de mariage]. Or, c’est Birotteau, c’est Nucingen, c’est Natalie qui témoignent du génie de Balzac » (p. 338).
[À mon humble avis, La Peau de chagrin en témoigne aussi, mais Wurmser n’en parle pas : un roman fantastique ne saurait servir sa démonstration – en quoi, si je puis me permettre, il a tort ! Pierre Barbéris (autre grand balzacien marxiste) a génialement démontré, dans son édition du Livre de Poche, que dans son texte original de 1831 ce roman, certes “fantastique” à travers le symbole de la peau qui rétrécit, est d’abord une lecture lucide de la révolution toute récente de Juillet. Cette édition de 1963 n’a jamais été réimprimée, comme trop franche de ton sans doute ! Fin de mon aparté, qu’Yves Ansel appréciera.]
[N.d.E : Yves Ansel est professeur émérite à l’Université de Nantes, spécialiste de la littérature française des XIXe et XXe siècles. Il est intervenu au dernier colloque Guillemin du 6/11/21 à l’ENS sur l’enseignement de l’Histoire. Pour revoir la vidéo, cliquez ici. Par ailleurs, une newsletter a été diffusée en février 2019, consacrée à son ouvrage De l’enseignement de la littérature en crise ; sous-tiré Lire et dé-lires. Pour lire la recension, cliquez là]
4. Encore quelques citations savoureuses, parmi cinquante autres, et choisies comme les plus diverses possible.
À propos du fourmillement de personnages de La Rabouilleuse (cent trente !) : « L’Union Soviétique a débaptisé Nijni-Novgorod pour honorer Gorki : c’est Issoudun [où se déroule ce roman] qui devrait s’appeler Villebalzac » (p. 387).
À propos des reproches faits à Balzac de mal écrire (ce que pense Guillemin, voir dans le troisième épisode !), et de ce qu’il est moins grand artiste qu’un Flaubert, moins prodigue que lui en « bonheurs d’expression » : tant mieux ! « Ses bonheurs, à lui, ce sont les révélations qui échappent à ses personnages » (p. 409).
À propos de Balzac le roturier, qui « divague sur les blasons et les armoiries » (p. 463) tant il enrage de ne pas être noble : son œuvre le contredit, qui à la fois « montre l’abdication calculée de l’aristocratie devant l’argent » et en « proclame la déchéance irrémissible » (p. 449 et p. 463) ; et Wurmser de rappeler que dès avant les barricades de Juillet, Balzac déplorait l’invasion de la société par « la plus triste aristocratie, celle du coffre-fort » (Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent, La Mode, 20 février 1830, Œuvres diverses, t. II, p. 744, cité p. 497).
S’il est bien établi que « Balzac, rien qu’à la décrire, condamne la société que domine la bourgeoisie » (p. 452), il est tout aussi clair qu’il n’est pas moins impitoyable envers la noblesse arriérée du Faubourg Saint-Germain, à qui il semble dire : « tu es aussi périmée que le droit de cuissage » (ibid., les mots sont de Wurmser mais ne trahissent pas le sens de plus d’un passage de La Duchesse de Langeais, grand discours politique bien avant d’être un roman d’amour célèbre).
IV. La conviction du marxiste (1)
Ce qui est peut-être le plus difficile à faire sentir sans prendre parti ni caricaturer, c’est ce que j’ai évité d’appeler la “foi” marxiste ou la “foi” communiste d’André Wurmser. Lisons son livre en pensant à l’époque où il a été écrit, et essayons simplement de dire ce qui s’y trouve. C’est la moindre des politesses.
Deux étapes : ce que dit Wurmser du texte de Balzac pour lequel on s’attend le moins à ce qu’il se passionne, le Traité de la vie élégante ; et un début de présentation du filtre marxiste explicite ou implicite, mais au maillage de plus en plus serré, à travers lequel le lecteur est invité à lire toute la fin de La Comédie inhumaine.
1. C’est La Mode, hebdomadaire dominical fondé en 1829, qui publie en cinq livraisons, entre le 2 octobre et le 6 novembre 1830, tout ce qui a été écrit du Traité de la vie élégante.
Bien que restée inachevée, cette œuvre devait, selon les projets de Balzac, faire partie des Études analytiques, c’est-à-dire de la section de La Comédie humaine réunissant des œuvres non romanesques, mais liées au projet descriptif global ; elle y a logiquement été intégrée dès la première édition posthume du grand ensemble, en 1854. En apparence, il s’agit d’un texte frivole, au mieux provocateur, et cela dès la seconde de ses deux épigraphes : « L’esprit d’un homme se devine à la manière dont il porte sa canne » (« Pléiade », t. XII, p. 211). La réalité est plus complexe.
Ce Traité devait n’être qu’un élément d’une série d’autres traités du même genre, dont n’ont été écrits que quelques fragments (la Théorie de la démarche par exemple), mais qui aurait porté le titre autrement sérieux de Pathologie de la vie sociale.
Par le biais de la mode, Balzac, qu’elle passionnait en tant qu’indicateur multiforme de l’évolution de la réalité, touche en fait à toute la société de son temps, et Wurmser ne s’y trompe pas.
Dans le chapitre II, intitulé « Du sentiment de la vie élégante », Balzac édicte la nécessité d’une « complète entente du progrès social » (p. 220).
Si l’on veut comprendre le fond des choses ; il retrace la vie du noble d’ancien régime, en un temps où « une femme de qualité s’habillait devant ses gens comme s’ils eussent été des bœufs » (p. 221), puis passe à l’époque post-révolutionnaire, pour dire qu’elle n’a rien changé en profondeur.
Wurmser ne cite pas la phrase que voici, mais qui donne le contexte : « […] malgré l’amélioration apparente imprimée à l’ordre social par le mouvement de 1789, l’abus nécessaire [sic] que constitue l’inégalité des fortunes s’est régénéré sous de nouvelles formes » (p. 222).
Balzac précise, et là Wurmser cite : « […] la grande lutte du dix-huitième siècle était un combat singulier entre le Tiers-État et les Ordres [la noblesse et le clergé]. Le peuple n’y fut que l’auxiliaire des plus habiles. Aussi, en octobre 1830, il existe encore deux espèces d’hommes : les riches et les pauvres » (ibid., cité p. 500).
C’est Wurmser qui souligne ; et nous qui lisons ce qu’il cite, nous nous disons que l’on n’est pas si loin de Silence aux pauvres de Guillemin – mais ici encore, n’anticipons pas sur le troisième épisode !
Ce qui compte, c’est ce que Wurmser a bien vu : que même intitulé, façon dandy, Traité de la vie élégante, ce texte de moins de cinquante pages (format Pléiade) est tout sauf superficiel.
Tout s’y passe comme si Balzac, certes préoccupé par son sujet apparent, se laissait déborder par lui et en disait plus qu’il n’en a, à cette époque de son œuvre commençante, encore jamais dit.
Retenons seulement deux des autres passages que cite Wurmser : « […] une nation se compose nécessairement de gens qui produisent et des gens qui consomment. Comment celui qui sème, plante, arrose et récolte est-il précisément celui qui mange le moins ? Ce résultat est un mystère assez facile à dévoiler, mais que bien des gens se plaisent à considérer comme une grande pensée providentielle. […] nous dirons franchement qu’un homme placé au dernier rang de la société ne doit pas plus demander compte à Dieu de sa destinée qu’une huître de la sienne » (p. 217, cité p. 501).
Et, juste après : « Depuis que les sociétés existent, un gouvernement a donc toujours été nécessairement un contrat d’assurance conclu entre les riches contre les pauvres » (p. 218, cité p. 502).
À mesure que les années passent, la pensée de Balzac sur ce sujet se fait de moins en moins ironique, par exemple dans Le Catéchisme social, texte écrit vers 1840-1842, resté inédit de son vivant, mais que Wurmser n’a pas manqué de citer dans le même passage de son livre.
Voici. C’est encore et toujours du Balzac :
« Si l’on croit avoir aboli l’esclavage, on se trompe étrangement. Il existe sous nos yeux des esclaves innommés, plus malheureux que les esclaves nommés, que l’esclave chez les Turcs, que l’esclave chez les anciens, que le nègre. Ces trois sortes d’esclaves vivaient. L’industrie moderne ne nourrit pas ses esclaves. L’antiquité tuait ses esclaves coupables. Le fabricant laisse mourir son esclave innocent. L’antiquité, le Turc, le planteur laissent à leur esclave sa religion, sa morale ; l’industrie démoralise les siens, les déprave et, quand ils ont faim et que, déliés d’obéissance par son immoralité, ils se rassemblent ou se coalisent, le pouvoir politique les canonne ou les met en prison » (publié pour la première fois en 1933 par Bernard Guyon, cité par Wurmser p. 501).
On voit bien ici que l’auteur n’a pas à forcer la note pour trouver dans Balzac des propos qui vont dans son sens ; et cela est vrai aussi de ses romans les plus célèbres, où dorment des discours dont on ne se souvient pas toujours, par exemple sur « ces pauvres ilotes qui partout font la besogne sans jamais être récompensés de leurs travaux » : c’est Vautrin en personne qui dit cela à Rastignac, dans le jardin de la pension Vauquer (Le Père Goriot, « Pléiade », t. III, p. 140, cité par Wurmser p. 500).
2. À mesure que la fin de son livre s’annonce, Wurmser accumule les citations convergentes et enferme son lecteur, l’entraîne dans sa lecture.
S’il cite un des textes les plus “réac” de Balzac, Le Départ, bref récit écrit en décembre 1831 sur l’embarquement de Charles X déchu à Cherbourg, et où on peut lire : « […] un roi héréditaire est le sceau de la propriété, le contrat vivant qui lie entre eux tous ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas » (Œuvres diverses, t. II, p. 1024, cité p. 508), il ne tarde pas à ajouter par la plume d’un grand critique balzacien de droite, Jean Pommier, que Balzac « soutient le trône et l’autel sans croire à l’un ni à l’autre » (cité p. 513).
Une autre manière d’affirmer son interprétation, c’est d’emprunter aux personnages les plus “vertueux” de La Comédie humaine les mots par lesquels Balzac (à ses yeux) dénonce en eux des serviteurs du capitalisme – par exemple Benassis, le héros bienfaiteur du Médecin de campagne, qu’il montre partisan de « l’abaissement du salaire industriel » pour assurer la paix sociale (ces mots, cités p. 518, sont bien sûr de Balzac et non de Wurmser : « Pléiade », t. IX, p. 429).
Inversement, Balzac donne leur place à des personnages républicains de La Comédie humaine, républicains mais qu’il admire, comme Michel Chrestien, partisan novateur d’une Europe fédérée dans Illusions perdues, tombé sur une barricade en juin 1832.
Et Wurmser dit ceci, qui exprime bien ce qu’il pense : « Je crois que Balzac savait que l’avenir appartenait à Michel Chrestien, au socialisme. Il ne le souhaitait pas […]. Et Michel Chrestien est tué » (p. 521 et p. 525).
Même chose, dans Les Employés, pour Rabourdin, chef de service réformateur et épris de justice qui voudrait créer un impôt sur le revenu, mais qui échoue… comme si Balzac avait peur du bouleversement que ce serait.
Car il avait peur de ce qu’il pressentait, comme dans cette page du roman inachevé Les Paysans où il montre les moissonneurs convoqués par le châtelain et massés, hostiles, autour de lui : « […] les gestes menaçaient et tous gardaient le silence […] la question sociale se dessinait nettement, car la faim avait convoqué ces figures provocantes » (« Pléiade », t. IX, p. 324).
C’était une citation pour Wurmser ! il ne la fait pas, mais il ne pouvait tout citer…
Et surtout il avait à citer d’autres textes inconnus, comme cette Lettre sur le travail écrite par Balzac en mars 1848, après cette révolution de février qui le navre et l’inquiète. Wurmser montre bien ce qui, dans ces pages, le place très près du tout récent Manifeste de Marx et Engels.
« L’ouvrier est un négociant qui, pour capital, a sa force corporelle, et il la vend à un prix débattu » (cité p. 541), ce n’est pas de Marx, c’est de Balzac – un Balzac qui redoute ce qu’il voit venir.
Le Manifeste, écrit Wurmser, il « l’ignora et cependant La Comédie humaine l’illustre, chapitre par chapitre, dénonciation par dénonciation » (p. 702).
La différence entre Balzac et Wurmser, c’est que pour le premier « il y aura toujours des hommes destinés à un travail mécanique continuel » (Du gouvernement moderne, article de 1832, Œuvres diverses, t. II, p. 1075, cité p. 548), alors que le second est persuadé que « le pouvoir de l’argent [doit être] tenu pour un usurpateur, pour un oppresseur provisoire » (p. 530, Wurmser souligne).
Il y a encore des choses passionnantes à dire sur les convictions de Wurmser : c’est par elles que s’ouvrira le troisième épisode de cette newsletter-feuilleton, car c’est par elles qu’il sera le plus facile de passer de Wurmser à Guillemin… grâce à Balzac et malgré Guillemin !
Qu’on me permette juste de finir, pour cette fois, par deux des multiples déclarations, en faveur de Balzac, de ce Wurmser qui avait pourtant des idées contraires aux siennes.
D’abord ceci, p. 590, et c’est toujours Wurmser qui souligne : « […] il est tonique, celui qui, au lieu de pleurnicher sur la méchanceté ou la médiocrité du genre humain, dit carrément hideuse une société hideuse, et la dit hideuse pour les raisons qui la font telle : la dictature qu’y exerce “la classe forte”, les droits accordés, sur tous les hommes, à “l’homme fort” ».
Et cet autre constat, presque à la fin, sur la triste mais évidente modernité de Balzac : « Les heures des repas, la couleur des gilets, les sources d’énergie et les moyens de transport ont changé, mais non les rapports inhumains de La Comédie humaine » (p. 738) – ce qui rappelle utilement la pertinence d’un titre qui est tout sauf une facilité.
Lettre rédigée par Patrick Berthier
Une réponse sur « Guillemin/Balzac, une question. Episode n° 2 »
Quand Balzac écrivait, les rapports sociaux n’étaient pas encore dissimulés derrière « l’enfumage » de la langue de bois des politiciens et des défenseurs de l’ordre social: c’est presque une société inégalitaire à l’état natif dépouillée des « rapports colorés » (Marx dans « le manifeste du parti communiste »1848) de l’ancien Régime. Balzac est un homme d’ordre témoignant d’un ordre qui le répugne. S’il avait pu lire l’opuscule de Thiers » de la propriété » (1848),quasi réponse au Manifeste de Marx et Engels, il aurait eu l’impression que presque que toute « La comédie humaine » s’y trouvait: il en aurait conçu non de la fierté ,mais de l’amertume, car sa dénonciation littéraire n’avait rien empêcher.