André Wurmser, auteur de « La comédie inhumaine »
Dans « Les “œillères” d’Henri Guillemin », newsletter diffusée le 1er novembre 2019 (pour la relire, cliquez ici), j’ai évoqué le recul obstiné de Guillemin devant Balzac, dont la lecture, à l’en croire, l’a toujours « embêté à crever » comme il le dit dans Henri Guillemin tel quel (Utovie, 2017, p. 243).
Dans ces mêmes entretiens de 1977, il m’a également parlé du critique communiste André Wurmser, un de ses plus chauds partisans, mais dont il se méfiait grandement comme il se méfiait de tous les communistes – à tel point que dans la marge du “tapuscrit” de l’enregistrement, que je lui avais envoyé pour relecture, il a écrit en rouge : « Je vous serais reconnaissant de supprimer tout [souligné deux fois] ce qui concerne Wurmser » (ibid., p. 140, n. 2). Sans vraiment d’explication – mais j’y reviendrai.
Le lien entre Balzac, Guillemin et Wurmser se fait naturellement par l’intermédiaire d’une grosse “brique” de 800 pages, La Comédie inhumaine, publiée chez Gallimard en 1964.
Autant Guillemin rejette Balzac, autant Wurmser l’aime. Et même s’il est impossible de détailler l’ensemble de cet énorme essai, où l’auteur fait la synthèse de plus de vingt ans de lectures et de relectures, cela vaut le coup d’y aller voir.
En effet, si Wurmser n’avait pas été communiste, Guillemin aurait lu son livre et aurait, j’en suis sûr, été passionné. Peut-être même, ayant lu, aurait-il rouvert Balzac !
Ce que je voudrais faire, dans cette newsletter en trois épisodes (car il y a de la matière !), c’est faire lire Wurmser à Guillemin pour lui prouver qu’il aurait dû aimer Balzac.
Trois temps, donc.
Aujourd’hui, un portrait de Wurmser : parcours biographique, politique, littéraire, y compris une première approche des raisons pour lesquelles il a écrit sur Balzac. La prochaine fois, un essai d’analyse du gros livre lui-même. Et enfin un essai de synthèse, pour nous, lecteurs d’aujourd’hui.
Le parcours d’André Wurmser (1899-1984)
La source la plus riche pour connaître Wurmser est le site www.maitron.fr. L’historien Jean Maitron (1910-1987) est l’initiateur et le principal rédacteur d’un monumental Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, publié en 43 volumes de 1964 à 1993 (plus un volume de suppléments en 1997) ; cette somme de référence porte sur la période qui va de la Révolution à 1939.
Claude Pennetier, déjà auteur de l’achèvement de ce Dictionnaire après la mort de Jean Maitron, a dirigé en outre, de 2006 à 2016, la publication de douze autres volumes allant de 1940 à 1968, mais dont les notices biographiques se prolongent en fait souvent jusqu’à une période très récente.
Le site internet actuellement consultable se nourrit des richesses du « Maitron », comme on dit usuellement, et de sa suite, tout en s’enrichissant de révisions et de nouvelles notices. Celle qui concerne Wurmser a été rédigée en 2010 par Nicole Racine et revue en 2017.
Je m’en inspire comme de la base la plus sûre, même si je ne retiens de ce long développement très fouillé que quelques éléments essentiels.
Né et mort à Paris (27 avril 1899 – 6 avril 1984), André Wurmser vient d’une famille juive appartenant à la petite bourgeoisie. Il a fait des études commerciales qui l’ont amené à exercer le métier d’assureur-conseil, sa seule compromission dans le capitalisme a-t-il dit avec l’humour qui le caractérisait.
En fait, ce qui le passionne, c’est d’abord la littérature : son premier roman, Changement de propriétaire, est de 1929. Et c’est ensuite l’actualité politique internationale, avec l’arrivée au pouvoir de Hitler.
Wurmser fait partie dès sa fondation du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, dont il est un des secrétaires de 1934 à 1939. Dans le cadre de cet engagement, il se rend à Moscou dès le tout début de janvier 1935, mais il n’est pas encore membre du PCF. Il collabore à l’hebdomadaire de gauche Vendredi (dans lequel Guillemin a également écrit) durant toute sa brève existence (1935-1938).
Son adhésion au Parti, préparée par sa fonction de rédacteur en chef du mensuel de l’Association des amis de l’Union soviétique, Russie d’aujourd’hui, de 1937 à 1939, et par la publication, dans L’Humanité, de billets satiriques contre les « Croix de feu » sous le pseudonyme de Casimir Lecomte, devient effective dans la clandestinité en 1942.
Son activité de journaliste gagne dès lors en importance, partagée entre son goût pour la critique littéraire et le militantisme communiste proprement dit.
Sa critique littéraire s’exprime principalement dans l’hebdomadaire Les Lettres françaises, fondé en 1942 et où Aragon l’invite à le rejoindre lorsqu’il en prend la tête en 1953 : jusqu’à 1972, date de la disparition de ce périodique, Wurmser y a publié un certain nombre d’articles sur Guillemin, tous résolument chaleureux y compris à travers l’ironie qu’il maniait en maître, par exemple en intitulant « Abominable Guillemin » son compte rendu enthousiaste du troisième volume des Origines de la Commune, La Capitulation (Les Lettres françaises, 23 février 1961).
Les titres sont toujours transparents ou suggestifs : « Cachez cet argousin que je ne saurais voir » (sur Vigny, 26 janvier 1956) ; « La vérité est en marche » (sur Zola, 16 avril 1964) ; « À vrai dire » (sur Chateaubriand, 4 mars 1965 – titre emprunté à celui du premier recueil d’articles de Guillemin).
Au bout d’un moment, les titres deviennent simplement admiratifs : « Incomparable Guillemin » (sur Pas à pas, 7 janvier 1970) ; ou, après la fin des Lettres françaises, « Pour Henri Guillemin » (sur Précisions), dans L’Humanité du 10 juillet 1973).
L’un des plus intéressants textes est aussi l’un des plus tardifs : « Henri Guillemin et nous » (L’Humanité, 31 janvier 1975), où Wurmser s’interroge sur les mots très durs que Guillemin a eus sur les communistes dans Nationalistes et “nationaux” – je reviendrai dans le troisième épisode sur ce texte important.
Ce que Wurmser écrit de plus directement politique, et qui ne concerne bien sûr pas le seul Guillemin, loin de là, ce sont des billets quotidiens dans deux journaux liés au PCF, Ce soir jusqu’en 1953 et, de 1954 à sa mort, L’Humanité.
Il s’y est trouvé engagé à la suite d’une déclaration d’Étienne Fajon (1906-1991), directeur de L’Humanité, devant le comité central :
« On reproche au journal, à juste titre, d’être insuffisamment polémique. Or le parti compte dans ses rangs des polémistes brillants. Un des plus mordants et des plus réputés, le camarade Wurmser, s’adonne principalement à la critique littéraire. Ne serait-il pas plus raisonnable qu’il rédige un bref article quotidien à L’Humanité, quitte à employer le temps qu’il lui resterait à d’autres travaux importants, mais cependant moins décisifs ? » (déclaration publiée dans L’Humanité du 13 novembre 1954).
Wurmser obtempéra, et ce fut, jusqu’à sa mort, la succession de ses billets politiques quotidiens tous intitulés « Mais… » (trois volumes en ont paru de son vivant, aux Éditeurs français réunis, en 1961, 1969 et 1974). Cela vaut la peine de s’y arrêter un instant, car c’est un élément important du portrait de notre homme, et cela donne une idée de son énergie.
L’Humanité a publié le 23 août 2012 un joli article d’hommage, non signé, intitulé « André Wurmser, le monsieur “Mais…” de L’Humanité ». Le journaliste (dont je n’ai pu retrouver le nom) évoque son aîné avec une affection manifeste, et définit la façon d’être du polémiste en des termes dont pas mal pourraient s’appliquer à Guillemin. Je cite quelques extraits :
Jeune journaliste, je voyais passer tous les jours de la semaine dans les couloirs du journal, rue du Faubourg-Poissonnière, à Paris, un vieux monsieur toujours souriant, avec une enveloppe blanche à la main : c’était l’ami André Wurmser qui venait porter ses billets manuscrits au secrétariat. Si la plume savait être mordante, l’homme était des plus aimables, n’hésitant pas à interrompre sa marche pour saluer les novices que nous étions. Nous les “petits jeunes” du journal, nous savions que le lendemain, nous allions pouvoir lire dans ses colonnes le “Mais…” le plus célèbre de la presse française.
Sait-on suffisamment que notre “mais” français a une double personnalité, il est à la fois adverbe et conjonction. Surtout, il indique une restriction, une correction, bref introduit une objection. De 1954 à 1984, chaque jour de la semaine, André Wurmser avec ses “Mais…”, petits billets plantés au cœur de la une de son journal, a été un objecteur de conscience de l’ordre établi. […] Il y tapait sur tous ceux qui empêchaient le monde de bouger dans le bon sens : Giscard, l’impérialisme, Chirac, Poniatowski, le Figaro, le CNPF (l’ancêtre du Medef), Bigeard, Massu, le racisme…
Ah, j’oubliais ! Il aimait particulièrement taper sur le cuir de quelques “aristos” lancés pour la plupart en politique dans la foulée de De Gaulle en 1958 […] Tous ces “aristos”, qui siégeaient à l’Assemblée nationale dans les rangs de la droite, véritables “chèvres” du gaullisme, André les avait baptisés les “godillots” : s’ils votaient toutes les lois proposées par le gouvernement du général avec leurs mains, ils pensaient surtout avec leurs pieds.
En plus de son activité purement journalistique, André Wurmser écrit toute sa vie infatigablement : plusieurs romans, nettement autobiographiques, et dont la matière a été reprise dans les deux tomes d’Un homme vient au monde (Temps actuels/Messidor, 1982) ; s’y ajoutent environ deux cents nouvelles, réunies dans Le Kaléidoscope, Le Nouveau Kaléidoscope (Julliard, 1970 et 1973) et Le Dernier Kaléidoscope (Gallimard, 1982). Ses essais critiques, parus pour la plupart dans diverses revues et publications entre 1951 et 1969, sont réunis sous le titre Conseils de révision (Gallimard, 1972), et obtiennent le Grand prix de la critique littéraire.
En 1979, Wurmser publie chez Grasset ses mémoires, Fidèlement vôtre. Soixante ans de vie politique et littéraire ; il n’y est pas question de Guillemin (sauf erreur : ce livre de cinq cents pages n’a malheureusement pas d’index), mais Wurmser y parle plusieurs fois de Balzac, et je vais y revenir.
À part ces ouvrages consistants, on peut en signaler d’autres, plus modestes en volume mais aux titres significatifs : Dictionnaire pour l’intelligence des choses de ce temps (Sagittaire, 1946) ; Aux meilleurs Français et aux pires (Lettres de Budapest), avec Louise Mamiac (Éditeurs français réunis, 1954) ; L’Éternel, les juifs et moi (Le Pavillon, 1970) ; ou, fabriqué à partir d’extraits de L’Humanité, un livre tardif dont le titre rappelle l’humour impénitent de Wurmser : Discours de réception fatalement imaginaire de mon successeur à l’Académie française (Temps actuels, 1981).
Au total, un marxiste et un communiste, que les secousses et les révélations des années 1950 n’ont pas réussi à détacher du parti et des idées auxquelles il s’était voué. Dire pour autant que c’était un stalinien n’aurait guère de sens, du moins pour ce qui nous intéresse ici : son militantisme littéraire, la passion avec laquelle il s’intéressait aux écrivains qui lui semblaient servir la cause.
Compagnon de route de Balzac
C’est par ce biais – sa passion pour la littérature – qu’André Wurmser s’est trouvé devenir, en son temps, un des balzaciens les plus considérables, alors qu’il n’était ni agrégé, ni docteur, ni universitaire. Dans ses mémoires, il parle trois fois de Balzac.
Une des trois fois, c’est à propos du rapport d’Étienne Fajon que j’ai cité plus haut, et qui, précise Wurmser, concernait sans le dire le temps que tout le monde savait qu’il passait à travailler sur Balzac ; pendant quelques années, il laissa de côté la rédaction de La Comédie inhumaine, ou s’y « adonna », pour reprendre le verbe de Fajon, plus discrètement. « Je suis appelé ailleurs, pardonnez-moi », lance-t-il drôlement à Balzac en terminant le récit de cet épisode (Fidèlement vôtre, p. 389).
Quelques pages plus tôt, mais sans vrai respect de la chronologie, Wurmser a évoqué Balzac à propos d’un érudit balzacien parmi les meilleurs de son temps, Bernard Guyon (1904-1975).
Sa grande thèse de doctorat d’État, publiée en 1947 et intitulée La Pensée politique et sociale de Balzac, n’est certes pas “de gauche”, mais Wurmser veut en parler à cause de la « Postface » que Guyon a jointe à sa réédition de 1967.
Le plus simple est de laisser la parole au mémorialiste, car ceux qui ont assisté le 6 novembre 2021 à notre colloque sur : « Enseignement de l’Histoire en péril – Histoire politique, littéraire, économique, ne pourront qu’être frappés par ce que Guyon écrit à la fin de sa vie, et que cite Wurmser :
Je sais gré à l’ombre de Bernard Guyon du plaisir que je dus à son honnêteté intellectuelle. J’avais été amené à discuter fort vivement les thèses balzaciennes de ce doyen de la Faculté d’Aix-en-Provence, catholique dont les amitiés se situaient plutôt à droite que de mon côté. J’avais précisé que je m’en prenais non à l’homme mais à ses idées et lui adressai ma Comédie inhumaine […]. Une cordiale correspondance s’ensuivit. Lorsqu’il réédita La Pensée politique et sociale de Balzac, Bernard Guyon fit suivre sa thèse d’une postface où, rapportant […] que j’avais reconnu d’avance que certains de mes contradicteurs “ne diraient plus aujourd’hui ce que je leur reproche d’avoir écrit voilà dix ans” [ces mots viennent de La Comédie inhumaine, note de PB], il ajoutait : “Rien de plus juste. Si je refaisais mon œuvre aujourd’hui, elle serait tout autre. Je ne suis pas devenu marxiste. Mais j’ai appris (tardivement – et j’ai honte de ce retard dont je rends responsables au premier chef non pas tant mes éducateurs catholiques et ma famille bourgeoise que mes maîtres laïcs, universitaires, idéalistes impénitents) à connaître le marxisme et les clartés qu’il apporte à l’historien. Et aussi la forte convergence qui peut être établie entre ses méthodes d’analyse du réel et celle de l’auteur de La Comédie humaine”.
C’était l’axe de ma pensée. Je ne m’attribue pas pour cela tout le mérite de l’évolution de Bernard Guyon – dont l’autocritique est si exemplaire – mais que je n’y sois pas étranger me justifie d’écrire. (Fidèlement vôtre, p. 380-381)
Quant au troisième passage de ce livre sur Balzac, je le réserve pour le deuxième épisode de cette newsletter, à laquelle il servira exemplairement d’introduction.
Je préfère conclure aujourd’hui sur un autre texte, très différent mais qui a l’avantage de réunir non seulement Wurmser et Balzac, mais aussi Guillemin par un détail piquant.
Ce dernier texte, c’est la fiche de présentation de La Comédie inhumaine sur le site de son éditeur, Gallimard, où elle se trouve toujours puisque le livre n’est pas épuisé. Cette fiche n’est pas signée, ce qui ne l’empêche pas d’être bien intéressante. La voici intégralement :
Avez-vous lu Balzac ?
La Comédie inhumaine est présentée comme un théâtre : c’est la société du xixe siècle dont les principes régissent encore la nôtre et le portrait de celui qui s’est dit son historien, son secrétaire : Balzac ; les cinq actes de la comédie, représentés par l’Argent, l’Histoire, l’Art, la Politique et la Morale, sont divisés en vingt et un tableaux. Dans la dernière partie, “La Critique”, André Wurmser constate que tout se passe comme si un curieux mot d’ordre s’imposait de plus en plus : la question d’argent, à laquelle Balzac prétendait apporter une réponse en s’efforçant de dépeindre une société qui porte en elle la raison de son mouvement, ne sera pas posée.
La Comédie inhumaine n’est donc pas un livre destiné aux seuls spécialistes ; ce n’est pas à des inédits qu’il doit son intéret, mais à un éclairage nouveau, si étonnant que cela puisse paraître après tant d’ouvrages critiques, nouveau ou, plus exactement, inhabituel, le seul qui permette de résoudre cette contradiction. Balzac, en effet, qui se prétendit légitimiste et clérical, fut à juste titre admiré, vivant, par Karl Marx et par Engels, salué, après sa mort, par Victor Hugo en ces termes : “Qu’il l’ait voulu ou non, Balzac appartient à la forte race des écrivains révolutionnaires” [citation tronquée, mais exacte, du discours de Hugo aux obsèques de Balzac note de PB]. Il est vénéré, depuis un siècle, par les marxistes du monde entier.
Vivante, polémique, dénuée de toute idolâtrie, cette somme balzacienne passionnera les uns, indignera les autres, mais sans doute aidera-t-elle les honnêtes gens à mieux lire le plus grand romancier du monde.
C’est bien sûr pour la saveur involontaire de la dernière phrase que je voulais vous faire lire cette fiche : Balzac « le plus grand romancier du monde », et La Comédie inhumaine livre pour « les honnêtes gens », voilà au moins deux fois de quoi faire sursauter l’ombre de Guillemin ! Et pourtant, ce livre l’aurait passionné s’il l’avait seulement ouvert.
La deuxième étape de notre parcours visera donc à dire ce qui s’y trouve, et qui entre si souvent en résonance avec les thèmes que lui-même a développés dans son œuvre.
Lettre rédigée par Patrick Berthier
Une réponse sur « Guillemin/Balzac, une question Episode n° 1. »
Très intéressant. On est impatient de lire la suite. Très bonne idée d’avoir créé ce suspens littéraire.