Introduction
En 1957, à l’occasion du centenaire de la publication de Madame Bovary, Henri Guillemin écrivait un article paru dans le journal l’Express.
Cet article, issu de nos archives, donne l’occasion de redécouvrir le talent de Guillemin dans le registre de la critique littéraire et dans celui du portrait. Un texte comme on n’en écrit plus aujourd’hui.
Comme Patrick Berthier l’a présenté dans son dernier billet « Les œillères d’Henri Guillemin » (lettre d’information diffusée le 1er novembre dernier – pour la relire cliquez ici ), Guillemin avait ses partis pris qui guidaient des choix souvent assez arrêtés pour étudier tel ou tel écrivain.
S’il n’aimait pas Balzac et justifiait à peine sa désaffection, par contre d’autres grands écrivains, comme Rousseau, Lamartine, Victor Hugo et d’autres, reçurent toute son affection, voire son amour.
Il y va ainsi de Gustave Flaubert.
Dans la bibliographie d’Henri Guillemin (*), on peut ainsi constater à quel point Gustave Flaubert a occupé une place centrale chez Guillemin ; pas moins de 11 articles, 1 livre ( Flaubert devant la vie et devant Dieu) et 4 conférences entre 1938 et 1980, avec une concentration entre 1957 et 1960 :
– 3 articles en 1957 dont celui du 17 mai dans l’Express publié in extenso dans le présent billet,
– 2 conférences en 1958 dont l’une enregistrée le 20 février au club 44 (pour écouter le document audio – durée 1h43 – enceintes ou écouteurs recommandés – cliquez ici),
– 1 conférences vidéo en deux parties, enregistrée en 1959 (vois plus bas ce billet).
(*) source : Une vie pour la vérité – bibliographie établie par Patrick Bethier – éditions Utovie – 158 pages – 15 €
Mais il serait trop simple, concernant les exigences de Guillemin en matière littéraire, de se contenter de republier un article ne laissant que l’idée résiduelle d’un « il aimait untel, il n’aimait pas tel autre » et de s’arrêter à ce choix binaire.
En considérant dans son ensemble son oeuvre littéraire, la pensée de Guillemin est travaillée par des points de vue structurants, essentiels et contradictoires, reflets de questionnements profonds qui interagissent en lui, comme des forces qui s’entrechoqueraient ou s’harmoniseraient et se renforceraient selon les cas étudiés.
A cet égard je verrais trois forces qui parfois se croisent, se mélangent et se conjuguent au long de son oeuvre critique.
Dans le désordre, prenons d’abord ce qui relève de l’engagement politique. Un engagement qui interroge fortement Guillemin, c’est certain, mais l’interpelle moins sur le plan purement politique que sur le plan moral.
C’est à travers cette première facette qu’il étudie et apprécie des auteurs comme Vallès ou Bernanos ; ou comme De Vigny qu’il prend alors comme contre exemple.
A côté de cette première « porte d’entrée », se trouve celle qui concerne l’œuvre elle-même, le talent de l’écrivain, son génie. A travers cette deuxième facette, Guillemin excelle car il est lui-même un critique littéraire de génie. Sur ce plan, la littérature règne au centre.
Il suffit de plonger dans Chroniques du Caire pour s’en rendre compte.
Comme le disait Maurice Nadeau, « En littérature, l’œuvre d’abord et seulement le texte, l’homme après et peut être jamais ». Ce qui l’amena à défendre bec et ongles Céline quand il fut durement attaqué sur ses ouvrages, et à l’ignorer quand celui-ci voulu se lier d’amitié.
Guillemin avance sur ces brisées-là, délaissant les zones d’ombre de l’écrivain Céline au profit de l’admiration pour son génie littéraire.
La troisième « porte » est sans doute spécifique à Guillemin et c’est peut-être celle qui l’emporte sur les deux autres. Elle concerne, au-delà de l’écrivain, l’homme lui-même. Sa vie, sa vérité ontologique. Sur le thème de la trajectoire humaine singulière qu’il aime étudier à fond, Guillemin est passionnant, voire touchant.
Car il ne s’agit pas de n’importe quelle trajectoire. Ce que retient Guillemin comme élément cardinal de son étude, et qui oriente ses choix, c’est la trajectoire d’une personne qui ne triche pas, ni avec les autres, ni avec elle-même, et qui opte pour un chemin d’intégrité. Une marche qui se fraie malgré les difficultés, qui se trace dans la douleur morale, psychologique, existentielle, et qui ne fléchit pas.
Une trajectoire qui pourrait s’apparenter à un parcours christique. Une sorte de Passion. L’engagement absolu d’un écrivain pour un but au-delà de lui-même. C’est valable pour Rousseau, Zola, Chateaubriand, Lamartine ou Robespierre. C’est flagrant pour Flaubert.
Et quand ce registre-là s’additionne au talent littéraire, on entre alors dans le Panthéon de Guillemin.
Flaubert, qui avait décidé d’être mouton noir dans le troupeau de la petite bourgeoisie, aimait dire : «Tout le rêve de la démocratie est d’élever l’ouvrier au niveau de la bêtise du bourgeois ». Et pourtant c’est le même homme qui exprima à Georges Sand d’ahurissantes analyses sur la Commune.
Reproduisons cet extrait d’un précédent billet de P. Berthier du 18 février 2019 intitulé « L’histoire littéraire ment – la vision de Yves Ansel », consacré à son ouvrage De l’enseignement de la littérature en crise ; sous-titre Lire et dé-lires – éd L’Harmattan (pour relire la note de lecture, cliquez ici)
[…/…] Guillemin a autant parlé, dans tout ce qu’il a dit au fil des ans sur la Commune, des écrivains dont elle a montré la noblesse (Vallès, bien sûr) que de ceux qui s’y sont révélés, à ses yeux toujours, ignobles (George Sand, bien sûr aussi). Yves Ansel, lui, ne s’intéresse à Sand que comme destinataire d’une lettre de Flaubert [datée du] 12 décembre 1872 […/…]
« Je trouve qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune, et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats. Mais cela aurait blessé l’humanité ; on est tendre pour les chiens enragés. Et point pour ceux qu’ils ont mordus. / Cela ne changera pas, tant que le suffrage universel sera ce qu’il est. Tout homme (selon moi) a droit à une voix, la sienne. Mais n’est pas l’égal de son voisin, lequel peut le valoir cent fois. Dans une entreprise industrielle (société anonyme), chaque actionnaire vote en raison de son apport. Il en devrait être ainsi dans le gouvernement d’une nation. Je vaux bien vingt électeurs de Croisset ! L’argent, l’esprit, et la race même doivent être comptés, bref, toutes les forces. Or, jusqu’à présent je n’en vois qu’une : le nombre ! ».
« Pour parler clair », commente Ansel, « c’est un conservateur (un réac même) qui parle, qui écrit, mais cela, bien évidemment, ne doit pas se dire, se voir. »
Guillemin devait bien connaître les positions politiques de Flaubert sur la Commune, mais si critiquables qu’elles soient, il ne les retiendra pas. Ce registre-là, celui du politique, ne sera pas assez puissant pour porter une ombre sur les deux autres forces, impérieuses pour Guillemin, qui fondent son regard sur Flaubert, l’homme et l’écrivain : son chemin de vie et son génie littéraire.
Cette réflexion sur ces trois facettes pourrait-elle être développée dans un mémoire de Master ? Pourrait-on l’articuler avec un autre triptyque caractéristique de l’oeuvre littéraire de Guillemin : rapport à l’argent/rapport au sexe/rapport à Dieu ?
Pourrait-on, par exemple, étudier chez Guillemin, l’existence d’un point commun entre Céline et Flaubert ? Quelque chose que ces deux écrivains partageraient ; à même d’expliquer l’admiration que leur a porté Guillemin ? Leur style, la stupéfiante fougue avec laquelle ils embrassent la littérature ; des mots, des phrases comme des courants impétueux, des images littéraires comme autant d’éclats uniques ? Des rapprochements avec d’autres écrivains existent-ils ?
Autant de sujets à méditer.
Pochette du disque « Dark side of the moon » du groupe rock Pink Floyd
Qu’on en juge en lisant les deux documents qui suivent : une conférenece vidéo et l’article de 1957 tiré de nos archives. (L’ordre n’a pas d’importance mais je suggère de prendre le temps d’écouter/lire les deux documents).
Le chapeau de cet article indiquait :
« Pour le centenaire de Madame Bovary (1857), l’historien signe un portrait attachant de Flaubert l’homme. Madame Bovary vient d’avoir cent ans. Ce roman a commencé, il est vrai, à paraître en feuilleton dans la Revue de Paris au cours de l’année 1856. Mais la direction de la revue, effrayée par le ton insolite de l’oeuvre, a cru bien faire en y apportant quelques coupures. L’édition définitive n’a vu le jour qu’au printemps 1857, après le célèbre procès qui eut lieu au mois de janvier de la même année. L’ouvrage le plus attendu sur l’homme et sur l’oeuvre paraîtra à la rentrée : c’est le Flaubert de Sartre.
[il est vrai que l’essai de Sartre sur Flaubert « L’idiot de la famille », une somme de plus de mille pages, seize années de travail, cherche, à travers un essai de psychnalyse existentielle et littéraire, à comprendre qui est véritablement Gustave Flaubert – NdE] .
Cette semaine, c’est Henri Guillemin qui ressuscite pour nos lecteurs « Monsieur Flaubert » ».
Conférence vidéo de Guillemin sur Flaubert
Cette conférence a été enregistrée en 1959. Elle est mise en ligne en deux parties. Nous mettons ci-dessous la première partie qui peut suffire pour notre propos.
La seconde partie ne peut pas figurer ici directement pour des raisons techniques. Pour autant, et heureusement pour les passionnés, elle est disponibles sur notre site, comme toutes les conférences vidéo d’ailleurs.
Pour regarder cette seconde partie, cliquez ici
https://youtu.be/z17XC_smcyU
L’article de Guillemin du 17 mai 1957 paru dans l’Express : Monsieur Flaubert
« Un farceur », « quelque chose entre le bohème et le pédant », entre le « vieux cabotin » et le « boucher retiré ». C’est Flaubert qui se définit lui-même, plus exactement, c’est Flaubert décrivant l’impression qu’il doit faire sur les gens. Les premiers mots sont de 1859 ; les autres de 1877, et il les prononce en ayant sous les yeux une photographie de sa personne.
Assez curieux de constater, en effet, à quel point les contemporains – ceux qui le rencontrent, mais auxquels il s’en voudrait de livrer la moindre confidence sérieuse – parlent de lui en termes rudes. Les Goncourt le trouvent à peu près impossible, épais, excessif, scandaleux, une espèce de brute. Mme Alphonse Daudet fait la grimace : quelle « vulgarité » ! M. Taine, péremptoire, prononce sa sentence : « De la force ; de la lourdeur, rien de fin ; un primitif », pour ne pas dire, sans doute, un primate.
Quant à M. Anatole France, il a compris : « Cet homme n’était pas intelligent ». Il est vrai que Bergerat (mais qu’est-ce que c’est, Bergerat ?) n’est pas d’accord ; il aime bien Flaubert ; il se souviendra toujours de ce regard qu’il avait, dans l’intimité, pas dans les salons ou chez les gens de lettres, mais au naturel : « Des yeux d’enfant, candides et bons ». Et il y a aussi Zola qui ne le voit ni comme Taine, ni comme Goncourt, ni comme Anatole France. C’est lui, Flaubert, dans L’Oeuvre, le peintre Bongrand. Et Zola n’a pas choisi au hasard les syllabes de ce pseudonyme.
Essayons de le retrouver, « l’ours » de Croisset (c’est ainsi qu’il se baptisait quelquefois), dans sa vérité telle quelle, sans peau d’emprunt. Sa correspondance en dit long sur lui.
D’abord ceci : un bûcheur. Jules Lemaître haussait les épaules. Allons, allons, le martyre de la plume, les « affres du style », laissez-moi rire ! Jules Lemaître était un de ces finauds, comme l’autre, à qui on ne la fait pas. Flaubert, tranquillement, quand l’épithète ne venait point, s’étendait sur son grand sofa et rêvassait, en fumant, des heures.
Jules Lemaître, pour une fois, se trompe. Le contraire d’un paresseux, Flaubert ; le contraire d’un mollasson, ou d’un dilettante. Un qui s’acharne ; un qui y croit. Le temps qu’il dérobe à son travail, il a le sentiment de le voler. S’il n’est pas à sa table, préparant une page ou la rédigeant, la mauvaise conscience n’est pas loin. Un état d’esprit bizarre, chez cet incroyant. L’idée confuse, mais irrésistible qu’ON lui a passé ne commande (et cet ON n’a pas de visage, peut-être pas de réalité) et qu’il a dit oui, qu’il s’est engagé, qu’il doit absolument tenir sa promesse et faire honneur à sa signature.
C’est à voix basse qu’il avoue un jour à quelqu’un : « Il me semble que j’accomplis un devoir, que je suis dans le bien, dans le juste ». Il n’en a plus pour longtemps quand il confie à Laporte que « certains jours » il se sent fini, vidé, « saigné aux quatre membres », convaincu que sa « crevaison est imminente » ; « mais je rebondis et je vais quand même ; voilà ! ». Il « rebondit », il « va quand même » parce qu’il « se figure » – il l’écrit à Tourgueniev, avec un pauvre sourire, le 22 décembre 1878 – parce qu’il se figure que « c’est important ».
Le cabinet de travail de G. Flaubert à Croisset
Tableau de Georges Rochegrosse (1859 – 1938)
Un gaillard, dès avant quarante ans, qui ne prend plus du tout d’exercice. « Sanguin, passionné, débordant » (autodiagnostic), il aurait besoin, plus que quiconque, de grand air, de soleil, d’action. Rien. Nager l’amusait – la Seine était à sa porte – et faire de la voile, mais sa mère tremblait de peur et il y a renoncé. Après tout, c’était du temps perdu. « Le divertissement est une bonne chose, quand il divertit ». Or, « les divertissements m’ennuient et le repos me fatigue ». Il ne s’accorde annuellement que des permissions de détente, brèves, parisiennes, érotico-médicinales.
Ce qu’il dissimule avec un soin extrême, son grand secret, c’est son émotivité, cette facilité de larmes qu’il connaît trop en lui. Alors, en remettre dans le genre butor, dans les allures de rhinocéros.
Gustave Flaubert à 9 ans – Portrait de Flaubert par Eustache-Hyacinthe Langlois
(1777-1837), peintre, dessinateur, graveur, ami de la famille Flaubert.
Sa première Education sentimentale, quand elle n’avait encore pas de nom, il y a glissé un souvenir vécu (parmi bien d’autres), avec l’espoir qu’on ne le démasquerait pas. C’est Henry l’étudiant, quittant sa mère venue l' »installer » à Paris. Elle repart. Ils sont dans la cour des Messageries ; elle va monter dans la diligence. Elle l’embrassa, écrit Flaubert, et, parce qu’il y avait du monde autour d’eux, Henry « alluma un cigare et prit un air indifférent. A peine la voiture s’était-elle ébranlée que le cigare l’étouffait… Adieu, pauvre mère, dit-il dans son coeur, adieu, adieu ! », puis, comme il se sentait regardé, « il enfonça son chapeau sur ses yeux, ses mains dans ses poches, et il se mit à marcher sur le trottoir, d’un air brutal ».
Et ses lettres, ses innombrables lettres aux deux « Caro », Caroline, sa soeur, et Caro II, ensuite, sa nièce. A Caro I (il a vingt-deux ans) : « Ah ! rat, mon bon rat, mon vieux rat, ayez soin (toi et maman) d’avoir de bonnes joues pour l’autre semaine… Je me vois déjà arrivant à Rouen mardi matin, montant l’escalier quatre à quatre, gueulant et vous embrassant ! ». Caro II, à qui il a fait répéter, des années, quand elle était écolière, ses petites leçons d’histoire, de géographie, de catéchisme (avait-il l’air assez sérieux !), Caro II, lorsqu’elle est grande et mariée, il ne lui demande pas de respect – ça l’agace, ça le fait pouffer – mais de l’affection seulement et de la tendresse. Il signe ses lettres : « Ton vieux ganachon d’oncle », « ton vieux ganachard », ou « vieux » tout court, ou, avec majesté, « Monsieur Vieux ». Et ceci, qui est de 1876, sa mère est morte depuis quatre ans : « Quelquefois, j’appelle Julie, après le dîner (Julie, sa vieille bonne) et je cause avec elle en regardant sa robe à damier noir qu’a portée maman. Alors je songe à la bonne femme jusqu’à ce que les larmes me montent à la gorge. »
Gustave Flaubert à 15 ans – Dessin de Delaunay, élève de Langlois
Le voilà, l’affreux que Louise Colet, dans son roman Lui, appelle « cet esprit où il n’y avait pas d’âme », ce « coeur de fer ».
Autre chose : le prix qu’il attachait à l’amitié. « D’où vient », notait-il un jour, « qu’il y ait tant d’amitié chez les enfants, déjà moins dans la jeunesse, presque plus chez les hommes mûrs et point du tout entre les vieillards ? » Il n’aura pas eu le temps d’être un vieillard, mais, d’un bout à l’autre de sa vie, un besoin, insatiable, de compagnons à qui faire confiance. Et comme il y va de bon coeur, franc jeu ! Comme il est – c’est le mot de Bergerat – « candide » ! A tout prix, en 1846, il veut que Louise Colet, parce qu’il l’aime, connaisse Maxime du Camp, parce qu’il l’aime aussi. Tu verras, lui dit-il, « c’est une bonne, et belle et grande nature. Il vaut mieux que moi » (sic).
Et jamais de fadeurs, de sentimentalités suaves ; plus il se sent accroché à quelqu’un, plus il est jovial et grossier. Il dit « le Bouilhet » ; il parle du « gars Feydeau ». Duplan ne lui écrit pas ; Duplan le laisse tomber ; alors ce billet doux en guise de rappel : « Si tu pouvais me donner des nouvelles d’un nommé Duplan, tu serais bien aimable. S’il est malade, tu lui diras que je l’embrasse ; mais s’il se porte bien, tu lui crieras dans les oreilles qu’il est un sacré nom de Dieu de cochon qui oublie son vieux G. F. ». Et à Bouilhet qui broie du noir – c’est bien vrai que la vie n’est pas drôle : « Adieu, mon pauvre vieux bougre. Aime-moi toujours. Y a pu qu’nous, va ! Mais sois crâne, nom de nom, sois crâne ! »
Un homme qui riait beaucoup. Un côté chez lui, permanent, de fougue et de blague. Du gros rire, pas subtil. Des plaisanteries, exprès, énormes. Plus c’était bête, plus il se réjouissait. Ce post-scriptum, par exemple, d’une lettre à Caro II : « Suppose que je m’appelle Druche. Alors tu me dirais : comme tu es beau, Druche ! » Propriété, dans l’orthographe réglementaire, lui paraît insuffisant pour la grandeur de la chose ; il écrira donc : « Proprilliété ». « Duriuscule » est un mot de sa création pour désigner ce qui est d’une lecture difficile.
Il a un don d’imitateur. Pendant deux mois, nous dit du Camp, qui exagère, après le passage de Mme Dorval à Rouen, Flaubert ne parlait plus qu’avec l’accent de cette charmante. En Haute-Egypte, il adopte le personnage d’un vieux rentier normand que Dieu sait quelle aberration a conduit dans ces solitudes ; il s’appelle « Quarafon » et du Camp est « le père Etienne ». « Nous nous promenons en nous soutenant réciproquement et en bavachant. Cent fois par jour, il me dit d’écrire à son neveu le substitut pour lui demander de venir parce qu’il ne se sent pas bien. Le soir, pour nous coucher, ça dure une demi-heure. Nous beuglons en geignant et en nous retournant pesamment comme des gens abîmés de rhumatismes : Allons, bonsoir, mon ami, bonsoir ! » Puis il fut saint Polycarpe, puis le R. P. Cruchard, « aumônier des Dames de la Désillusion ».
Portrait-charge de Flaubert par Eugène Giraud (1806 – 1881), vers 1866
BnF, département des Estampes et de la photographie
A travers ses lettres, comme des pétards, des facéties tout à coup. « Ce soir, sur la rivière, les poissons sautaient avec des folâtreries incroyables, comme des bourgeois invités à prendre le thé à la préfecture », ou ceci : « Je m’embête tellement en chemin de fer qu’au bout de cinq minutes, je hurle d’ennui en bâillant. On croit, dans le wagon, que c’est un chien oublié. Pas du tout, c’est M. Flaubert qui soupire. »
Lucide, le monsieur. Sur lui-même, d’abord. Ce contempteur des « bourgeois », il sait trop qu’en un autre sens (non plus le béotien, mais l’installé), il est un bourgeois lui aussi. « Ma vie n’a pas manqué de coussins où je me calais dans les coins en oubliant les autres ».
Et s’il a sur les prolétaires du Second Empire des phrases pénibles (il est vrai qu’il parle à son neveu Commanville, un négociant), il se juge et se rachète.
Sur le fameux livre de Taine, Les Origines de la France contemporaine, il ne manque pas de discernement : « La peur horrible qu’il a eue pour ses rentes en 1871 influe beaucoup sur ses vues historiques ». La capitulation de Paris l’a écoeuré au point qu’il a arraché, sur le coup, son ruban rouge ; et il faut le voir, en 1877, déchaîné contre Mac-Mahon ; « et moi qui me croyais un sceptique ! »
Il a beaucoup admiré Goethe, mais, plus il avance, moins il se sent « olympien », « c’est une qualité qui me manque absolument », et si La Rochefoucauld définit l’honnête homme : « Celui qui ne s’étonne de rien », alors, dit Flaubert, ce n’est pas moi, « car je m’étonne de beaucoup de choses ».
Il se découvre une parenté avec ce Clootz qui, en 1793, était « du parti de l’indignation » et, en février 1880 (mais dans trois mois il sera mort), il annonce à Maupassant un projet qu’il a conçu : une série d’articles sur les vrais maîtres de la France et du monde, les hommes d’argent, les grandes banques.
Dans ses dix dernières années, il s’était beaucoup assombri. Toute cette fauchaison, à ses côtés ! Bouilhet qui disparaît en juillet 1869, Duplan en mars 1870, puis sa mère et Gautier en 1872, puis G. Sand en 1876.
Et la guerre, notre écrasement, les conditions surtout de notre écrasement, qu’il entredevine, lui ont mis dans l’âme une tristesse qui ne s’en va pas. Les dîners Magny l’exaspèrent à présent ; on y a, dit-il, « intercalé des binettes odieuses », et s’accroît en lui ce qu’il nomme son « état d’insupportation ». « Avec mon joli petit tempérament nerveux… » ; cet aveu-là est pour Commanville, qui l’a vu de trop près ; il ne lui apprend rien ; et, à Mme Brainne, ceci, qu’il n’était pas forcé de lui dire, mais Mme Brainne est du genre de femmes à qui l’on dit beaucoup de choses : « Tout ce qui me touche me pénètre ».
En février 1865, il confiait déjà à sa nièce : « Le fond de l’air n’est pas gai en moi », et c’est en 1870 qu’il murmure pour G. Sand : « J’ai perpétuellement comme un sanglot dans la gorge. » En juin 1870. Avant grandes tragédies.
Mais cela, c’est une autre histoire, et M. Flaubert, l’homme aux travestis et aux cuirasses, n’aimait point qu’on lui parlât sans y être autorisé.
Note d’Edouard Mangin