Nous poursuivons l’exploration des chroniques publiées de l’automne 1937 à l’automne 1939 par Henri Guillemin, alors professeur à l’Université du Caire, dans le quotidien La Bourse égyptienne. Après Simenon, Malraux. Après le pur romancier de la destinée, l’acteur-chroniqueur de la guerre d’Espagne. Deux écrivains qu’en 1938 Guillemin perçoit comme grands, alors même qu’évidemment il ignore tout de leur itinéraire ultérieur.
L’espoir
Dans le cas de Malraux, la considération du moment où Guillemin parle de lui revêt une importance particulière. Pas mal des plus jeunes, aujourd’hui, si le nom de Malraux (mort il y a quarante ans) leur dit quelque chose, c’est comme ministre du général de Gaulle ; pour les uns, c’est lui qui a fait ravaler les grands monuments noircis de Paris, pour beaucoup d’autres c’est l’orateur véhément de l’hommage à Jean Moulin dans le vent de la place du Panthéon, en décembre 1964. Et ceux qui, moins nombreux, savent que Malraux était un écrivain, c’est plutôt de La Condition humaine (1933) qu’on a dû leur parler au lycée, si on l’a fait. L’Espoir, écrit quatre ans plus tard, paraît à beaucoup de commentateurs plus difficile, plus elliptique, alors même que l’Espagne est plus proche de la France que la Chine énigmatique de la fin des années 20.
C’est aussi qu’André Malraux, né en 1901, est en décembre 1937, lorsque paraît L’Espoir, un personnage un peu dérangeant. Au lieu de s’installer dans la gloire que lui a apportée le prix Goncourt décerné à La Condition humaine, il s’est engagé au service de la république espagnole menacée par le soulèvement du général Franco en formant une escadrille internationale (bien que lui-même ne soit pas aviateur) ; de juillet 1936 à février 1937, il participe à plusieurs dizaines de missions, avant de quitter l’Espagne où il indispose plus d’un républicain par sa personnalité encombrante ; mais enfin à l’heure où la république socialiste de Léon Blum joue les Ponce-Pilate face au conflit espagnol, Malraux paraît incarner, au contraire, une solidarité exemplaire avec les républicains en difficulté.
Lorsqu’il écrit L’Espoir, dans les Pyrénées, durant l’été et l’automne 1937, il croit bien sûr la victoire des républicains possible – d’où le titre de son livre ; c’est encore celui qu’il donne au film (proche du roman sans en être l’adaptation stricte) qu’il tourne à partir d’août 1938, et qu’il doit achever en catastrophe en France début 1939 parce que les nationalistes sont en train de l’emporter. Mais fin 1937, il ne sait pas que telle sera la tournure des choses, et Guillemin non plus, qui rend compte de L’Espoir dans La Bourse égyptienne du 13 février 1938.
Le compte rendu de Guillemin
Au premier abord, la lecture de son compte rendu a de quoi étonner. Dans les analyses des trois romans de Simenon que nous avons évoqués il y a quelques semaines, presque pas de citations ; ici, presque uniquement des citations, et un Guillemin à bien des égards en retrait.
Je ne sais pas ce qu’il pensait, intimement, de cette guerre d’Espagne en cours ; bien sûr il n’était pas du côté de la rébellion de Franco ; mais il était un universitaire français en poste officiel dans un pays étranger, et sa chronique hebdomadaire était publiée dans un organe dont le titre suggère qu’il n’était pas franchement “de gauche”. Alors peut-être a-t-il adopté cette façon de faire pour ne pas se mettre trop en première ligne – ce qui ne l’ empêche nullement d’exprimer ses convictions personnelles. Voyons comment.
Il commence par tiquer sur l’indication « roman » qui figure sur la couverture de L’Espoir : il s’agit là d’ « un mot trompeur, […] qui risquerait, si on le prenait à la lettre, de compromettre la grandeur d’une œuvre pareille, et son importance ». On a vu qu’il aimait Simenon justement parce que ses romans sortaient du romanesque ordinaire. Même chose ici. Malraux, dit Guillemin, « a écrit : “roman”, parce que les personnages de son livre ne portent pas sans doute le nom qui est, ou qui fut, le leur ; parce que ce livre d’histoire, il n’a pas voulu l ‘écrire comme un historien, encore moins comme un annaliste, et qu’il y a mêlé ses propres sentiments, son propre drame ; mais si le mot eût été possible, et n’eût pas paru insolite, c’est “témoignage” qu’il aurait fallu dire ».
Vient alors un paragraphe qu’il faut lire dans le contexte de cette époque et de ce conflit : « Malraux, chacun le sait, est parti pour l’Espagne dès le début de la terrible aventure où ce pays est depuis tant de mois engagé. Il y est parti non comme “reporter”, mais comme combattant » ; et commence à se faire entendre le ton de Guillemin :
« Cette guerre, Malraux a donc choisi d’y prendre part quand rien ne l’y contraignait, qu’une exigence intérieure ; ce risque de mort, il l’a assumé ; ce don de lui-même à une cause qui le dépasse, il l’a accompli journellement ; s’il n’y a point laissé sa vie, et tout ce que son talent lui promet encore en ce monde, c’est seulement que le sort, ou ce que l’on désigne de ce nom, en a décidé autrement. Et je pense que si ce livre, au lieu d’être signé d’un vivant, n’eût été que le testament inachevé d’un mort, le fragment posthume d’une grande œuvre interrompue par le trépas, la critique, d’où qu’elle vienne, en eût unanimement salué la noblesse et la puissance. Mais André Malraux est vivant ; ce qu’il a commencé par son sacrifice et l’offrande de son existence même, il le poursuit par son travail d’écrivain ; il continue son action. […] Dédié à “mes camarades de la bataille de Téruel”, L’Espoir poursuit une lutte qui double et prolonge celle des miliciens d’Espagne et leur vient en aide, invisiblement. »
Tous les mots de louange qu’on vient de lire, le Guillemin que j’ai connu quarante ans après qu’il avait écrit cet article ne les eût sans doute pas maintenus tels quels ; son opinion globale sur Malraux et ses vanteries avait bien évolué, alors.
Mais en ce début de 1938, il adhère à l’homme et aux pages que cet homme a écrites. Bien sûr, il prend des précautions pour atténuer ce que son opinion peut avoir de choquant. Il déclare « qu’il est bien difficile, à l’heure où nous sommes, de parler d’un tel livre en gardant son sang-froid » ; il se dit conscient que « les uns le liront avec une passion brûlante, les autres le rejetteront peut-être avec horreur, ou, s’ils l’achèvent, déploreront qu’un tel talent soit au service d’une telle cause ». Mais il veut se faire « une âme sereine » (!), et « ne plus voir dans ce livre qu’un document, d’un intérêt immense et d’une valeur humaine que nul ne saurait contester ». Muni de ce bouclier de calme et d’impartialité proclamée, Guillemin en vient à ce qu’il veut dire, et qui est que « deux choses, au moins, dans L’Espoir, peuvent unir et réconcilier ceux que, par ailleurs, tout sépare » : l’écriture du roman, et la vision de l’homme qui s’en dégage.
Le style de l’écrivain
D’abord le style, car « il est sûr qu’aujourd’hui fort peu d’écrivains disposent des moyens d’expression vraiment exceptionnels de Malraux. Sa manière, que nous connaissions déjà, s’affirme davantage dans ce dernier livre : haine de la facilité à la fois et de l’emphase ; proscription de l’éloquence ; une prose violente, mais dont la force ne tient pas à des artifices de vocabulaire ; Malraux n’élève le ton que bien rarement ; encore, quand il lui arrive de hausser légèrement la voix, le fait-il en ne cessant point de se surveiller, en demeurant toujours l’âpre ennemi de tout ce qui pourrait ressembler à du verbalisme ». À mesure que Guillemin développe ce point de son éloge, il se révèle à nous tel que nous pouvons le découvrir dans tout ce qu’il a écrit et dit par la suite ; soyez attentif à ce qui vient, c’est toute sa propre manière d’être, comme futur historien, et comme orateur. Dans le texte « il », c’est Malraux, mais c’est déjà aussi Guillemin :
« Le réel qu’il a vu, qu’il nous livre, il ne se permet pas, si je puis dire, de nous le traduire ; il nous le transmet ; son seul procédé : raccourcir à l’extrême la distance entre notre esprit et ce que lui-même a eu sous les yeux, entre notre cœur et ce que lui-même a vécu ; cet intervalle, le réduire le plus possible ; faire la part la plus exiguë à ce qui, forcément, se perd en route ; nous parler de tout près ; nous atteindre droit ; que le contact, d’un seul coup, s’établisse, et que le courant passe. » Suit une dizaine d’exemples pris dans le texte, quelques mots, une phrase, un court passage, qui tous illustrent ce que l’on vient de lire. Puis vient « la seconde raison qui fait de ce livre un si beau livre, un si grand livre, quoi qu’on pense sur la guerre d’Espagne ».
La trajectoire de l’homme
Cette seconde raison, « c’est que nous y découvrons très vite un homme aux prises avec lui-même, et qui se cherche, tragiquement, au sein même de cette action où il s’est rué. Tant d’horreurs s’accumulent sous ses yeux qu’on le devine, lui aussi, à de certaines heures, pareil à l’un de ses héros, Garcia, l’un des grands chefs républicains, “las d’être homme”. […] Le vrai problème, la Révolution elle-même ne le résoudra point. Garcia le communiste rejoint Ximenès le catholique. “La Révolution, dit Garcia, est chargée de résoudre ses problèmes, et non les nôtres ; les nôtres ne dépendant que de nous…”. […] De même Ximenès : “Le vrai combat commence quand on doit combattre une part de soi-même. Jusque-là, c’est trop facile ; mais on ne devient un homme que par de tels combats. Il faut toujours rencontrer le monde en soi-même, qu’on le veuille ou non” ». Nous retrouvons là exactement ce que Guillemin disait des héros, ou plutôt des anti-héros de Simenon, eux aussi représentatifs du questionnement de l’être humain sur sa raison d’être là, et d’agir ou de ne pas agir.
Mais son analyse de L’Espoir oblique pour finir vers un autre point fort du livre, à ses yeux : ce que Malraux y fait dire aux chrétiens, « des chrétiens, qu’on entend parler, et leurs paroles nous brûlent ». Pourquoi ? parce qu’ils disent ce que Guillemin vient de dire, quelques mois plus tôt, dans « Par notre faute », article publié par la revue dominicaine La Vie intellectuelle du 10 septembre 1937, et où, lui catholique, il énumérait sans fard les responsabilités tragiques de l’Église au fil de l’Histoire. On dirait qu’il retrouve sous la plume de Malraux sa propre posture et ses propres convictions.
La première, c’est qu’on ne doit pas unir, comme dit l’expression familière, le sabre et le goupillon ; chez le Ximenès de Malraux, cela donne : « Dieu n’est pas fait pour être mis dans le jeu des hommes comme un ciboire dans la poche d’un voleur ».
Deuxième conviction de Guillemin : il y a plus de chrétiens d’habitude que de chrétiens de cœur ; c’est le personnage nommé Guernico qui le dit, dans L’Espoir : « En vingt ans, l’Espagne catholique, je ne l’ai jamais vue. J’ai vu des rites ; et dans l’âme comme dans la campagne, un désert ». Et pourtant, des chrétiens, il y en a, il le dit à Garcia, il y en a même en pleine guerre, et sous les bombes : « dans ces maisons pauvres, ou bien dans ces hôpitaux, en cet instant même, il y a des prêtres sans col, en gilet de garçons de café parisiens, qui sont en train de confesser, de donner l’extrême-onction, peut-être de baptiser. Je t’ai dit que depuis vingt ans je n’ai pas entendu en Espagne la parole du Christ ; ceux-là, on les entend… ».
Guillemin a choisi de ne pas conclure sur ce choix de citations qui ne trahissent pas le livre, mais qui n’en reflètent qu’un pan. Il revient pour finir à « Manuel, un des ou trois personnages qu’a choisis Malraux pour nous faire entendre, à travers leur âme, son âme à lui », et une fois encore c’est la citation même qui dit le retentissement du texte sur l’âme du lecteur Guillemin :
« Manuel nous est montré, dans la page ultime du livre, réfléchissant sur lui-même et sur ce que cette guerre lui a mystérieusement enseigné : “on ne découvre qu’une fois la guerre ; on découvre plusieurs fois la vie” ; et Manuel écoutant son cœur “entendait pour la première fois la voix de ce qui est plus grave que le sang des hommes, plus inquiétant que leur présence sur la terre, – la possibilité infinie de leur destin”.
Le meilleur effet que cette lecture de L’Espoir par Henri Guillemin à l’époque de sa publication puisse avoir sur nous, c’est de nous donner envie de le lire, de le relire si nous l’avions lu jadis. Mais déjà, je crois, on peut comprendre pourquoi Guillemin disait, plus haut dans son article, qu’avec un tel livre il y a « de quoi se sentir attiré, troublé, saisi ».
Recension réalisée par Patrick Berthier.
LES « CHRONIQUES DU CAIRE »
Les critiques littéraires qu’Henri Guillemin écrivit pour le quotidien La Bourse égyptienne pendant près de deux ans sont actuellement en cours de préparation par Patrick Berthier pour une publication exclusive chez Utovie prévue prochainement. D’autres chroniques sur Sartre, Céline etc…suivront très prochainement.
CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES (PAR ORDRE D’APPARITION)
André Malraux avec Corniglion-Molinier devant un avion de l’escadrille Espana – mars 1937 (© AFP)
Couverture du livre 1ère édition poche (domaine public)
Affiche du film L’espoir (domaine public)
Max Aub et André Malraux pendant le tournage du film L’espoir (domaine public)
Le général Enrique Lister et André Malraux sur le front catalan en décembre 1938 (© photo Robert Capa – International Center of Photography)
Le putschiste Franco et un évêque espagnol recevant ensemble le salut fasciste (source : Pascal Cauchy)
Mort d’un soldat républicain le 5 septembre 1936 (© photo Robert Capa)