Ernest Hemingway un an avant sa mort
HENRI GUILLEMIN, Ernest Hemingway et la corrida, une passion commune
Chronique du Caire n°7 sur Ernest Hemingway.
On aurait facilement tendance à ne pas voir en Henri Guillemin un grand lecteur de littérature étrangère, et notamment américaine ; or il en lisait (ne serait-ce qu’à la faveur de son énorme consommation de polars : un chaque soir, pour s’endormir), et il a, entre autres, lu Hemingway.
En janvier 1978, de passage à Arras, il m’a même dit, à propos de la guerre d’Espagne, préférer Pour qui sonne le glas à L’ Espoir de Malraux (voir Henri Guillemin tel quel, de Patrick Berthier – Utovie, 2017, p. 210. Note de l’éditeur).
Mais il n’a jamais écrit sur ce roman, alors qu’à la même époque il a rendu compte de Mort dans l’après-midi, du même Hemingway, dans La Bourse égyptienne ; c’est sa chronique du 6 novembre 1938, et elle vaut la peine d’être connue – je l’ai donc évidemment retenue dans l’anthologie qui va bientôt paraître, mais en voici un avant-goût.
Guillemin annonce la couleur en qualifiant Mort dans l’après-midi de « captivant », et précise aussitôt :
« Peut-être vais-je me déconsidérer, mais j’avoue que j’y ai pris un intérêt passionné. Cela concerne les courses de taureaux. Hemingway […] a beaucoup vécu en Espagne et y a contracté la maladie du pays ; je veux dire le goût des corridas. Il est évident que ça le tient à fond, au sang et à l’âme. Je n’avais pas besoin qu’on me communiquât cette contagion ; j’étais déjà atteint, et depuis longtemps […]. »
Vous le saviez ? moi, non. Mais en lisant son article, j’ai repensé à des textes très divers, d’artistes que j’aime, et qui permettent de situer Guillemin dans la polémique séculaire pour ou contre la corrida. J’ai pensé d’abord à ceci, que les moins jeunes d’entre nous vont fredonner à première lecture :
Les belles étrangères
Qui vont aux corridas
Et qui se pâment d’aise
Devant la muleta,
Les belles étrangères
Sous leur chapeau huppé
Ont le teint qui s’altère
À l’heure de l’épée.
Ferrat, bien sûr ; le grand Jean Ferrat, dans sa veine satirique ; cette chanson se trouve sur le même album que Potemkine, en 1965, et j’en citerai une autre strophe tout à l’heure.
Pour le moment, reculons encore dans le temps, et passons, à la fois pour ouvrir l’éventail thématique et pour y situer Guillemin, du moqueur Jean Ferrat à l’« aficionado incorrigible » qu’était de son propre aveu Théophile Gautier, le poète-journaliste (il écrit ces mots dans son feuilleton du 18 juillet 1853).
Tombé sous le charme dès son premier voyage dans la péninsule, en 1840, il est ensuite retourné voir des corridas toutes les fois qu’il l’a pu, et il a écrit tout un piquant roman, Militona (1847), dont le héros est un torero.
Il rejette l’idée même qu’on se moque de la corrida, a fortiori qu’on la condamne ; c’est là l’attitude d’« écrivains sensibles » [sic, Voyage en Espagne, chapitre VII] qui n’ont pas mis le pied dans une arène ; s’ils y allaient, ils constateraient que les dames « voient d’un œil sec des scènes de carnage qui feraient trouver mal nos sensibles Parisiennes » ; et il ajoute, évidemment provocateur : « jamais plus doux visages de madone, paupières plus veloutées, sourires plus tendres, ne se sont inclinés sur un enfant Jésus ».
Je ne pense pas que Guillemin aurait jamais écrit ni pensé une telle comparaison ! mais pour l’attitude globale, il est à n’en pas douter du côté de Gautier (écrivain qu’il disait par ailleurs détester, sans l’avoir lu ou si peu) et du côté d’Hemingway, qui visiblement le fascine.
Lisons encore, et oui, c’est bien Guillemin qui écrit :
« […] il vous prend comme vous êtes, le plus ignorant qu’on soit de la tauromachie, ou le plus hostile à ces sortes de spectacle ; et il parle, et il vous explique, et vous êtes empoigné. J’en ai fait l’expérience sur des gens que tout révolte dans les choses de l’arène ; ils ont lu Hemingway ; je ne dis pas qu’ils aient résolu de se précipiter tout de suite à toutes les plazas de toros ; c’est d’ailleurs trop tard, à présent, dans la saison, et il faudra qu’ils attendent Pâques ; mais ils ont compris, ou du moins entrevu la noblesse de ces jeux terribles où ils ne voulaient voir, de parti pris, que carnage, sauvagerie, bassesse et bestialité. »
Et de préciser, ce qui n’étonne pas moins : « C’est François Mauriac, l’autre jour, qui m’a signalé ce livre. Il le dévorait. J’ai fait comme lui. »
E. Hemingway en 1939
Guillemin propose ensuite de situer Hemingway au sein de la littérature sur la corrida, que de toute évidence il connaît.
Il cite évidemment Les Bestiaires, de Montherlant [son deuxième roman, 1926], tout en regrettant que l’auteur ait ensuite « si mal tourné ».
Il cite Sang et lumières, de Joseph Peyré, le prix Goncourt 1935, et rappelle la « magie » du dernier chapitre : « il se déroule tout entier dans l’arène ; et si l’on peut légitimement parler de grandeur à propos d’un récit, ces pages-là, j’en connais peu d’aussi hautes ».
Il cite même Sangre y arenas, roman de Blasco Ibanez contre la corrida, publié en 1908 ; contre la corrida, en effet, mais… : « je me demande si ce qui fait la force de Sangre y arenas, c’est bien la portée qu’il voudrait avoir, sa signification, sa thèse ; et si au contraire il n’emprunte pas – en secret et malgré soi peut-être – toute sa valeur humaine à la peinture même de l’objet qu’il s’applique à maudire, à l’image même de ces choses qu’il se persuade de réprouver… ».
Avant d’en venir enfin au récit même d’Hemingway, Guillemin prend soin de balayer encore quelques « arguments à tout faire » entendus « dès que vous prononcez le mot de corrida devant des personnes résolues à se voiler aussitôt la face », par exemple au sujet des « malheureux chevaux qui perdent leurs entrailles ».
Gautier aussi avait parlé d’eux sans fard, en un temps où ils n’étaient pas caparaçonnés et pouvaient à tout moment, en effet, être littéralement éventrés ; il raconte notamment la mort du cheval d’un fameux picador, ainsi percé de part en part tandis que son cavalier était désarçonné, et qui a traversé toute l’arène avant, enfin, de s’abattre :
« […] ses pieds de derrière s’agitèrent convulsivement et lancèrent une ruade suprême, comme s’il eût voulu briser de son dur sabot le crâne épais de la mort ». Aussitôt on lui enlève sa selle : « Il resta déshabillé, couché sur le flanc, et dessinant sur le sable sa brune silhouette. Il était si mince, si aplati, qu’on l’eût pris pour une découpure de papier noir » (Voyage en Espagne toujours, chapitre cité).
Mais le spectacle n’en continue pas moins.
La chute du picador. Tableau de Claude-Charles Bourgonnier (1860 ? – 1921) – Musée Petiet à Limoux
Guillemin n’a pas la même façon de réagir. Un avis, d’abord :
« Ceux qui vont voir les corridas pour assister à des éventrations de chevaux valent ceux qui espèrent, dans les cirques, que le trapéziste sans filet manquera son coup, et qui se promettent le divertissement de le contempler dans sa chute, puis disloqué par terre et commençant son agonie ».
Puis une affirmation considérée comme une évidence : « Les chevaux ? Ceux qu’on choisit pour l’arène sont à bout de souffle, au terme de leur vie, promis à l’abattoir. Le coup de corne du taureau vaut pour eux le coup de masse du tueur. »
La mort dans l’arène est plus noble, on devine que Guillemin le pense, et pour le taureau aussi – je ne résiste pas au plaisir de citer l’accès d’ironie qui suit, et qui est si actuel en notre temps de véganisme :
« Il mourra sous l’épée. On l’eût tué autrement pour la boucherie, voilà tout. Pauvre toro ? Sans doute ; mais alors aussi pauvres bœufs, dont nous mangeons allègrement les aloyaux, pauvres moutons dont nous apprécions sans remords les gigots ; pauvres dindes et pauvres poulets dont nous savourons les “membres épars” [Guillemin cite le rêve d’Athalie… autre ironie !]. Le saint homme Tartuffe s’accusait d’avoir tué une puce avec trop d’emportement et de façon vraiment inhumaine. Il semblerait assez que notre faculté d’attendrissement décroisse avec la taille de nos victimes, qu’elle soit en raison directe de leurs proportions. »
Puis, soudain, changement de ton.
« Soyons sérieux », dit Guillemin qui se met, selon sa méthode familière, à épouser le mouvement du texte d’Hemingway dont quelques bribes sous-tendent le sien.
Je cite un passage de belle allure, pour donner une idée du ton (et en coupant un peu dans la longueur, mais en gardant le mouvement d’ensemble) :
« Les hommes jouent dans l’arène avec la mort ; ils la provoquent, ils la défient ; le jeu est qu’ils soient plus forts qu’elle, qu’ils l’évitent de justesse, perpétuellement. Ils sont, écrit Hemingway, “sans autre moyen de défense contre la mort toute proche dans les cornes, que le lent mouvement de leurs bras, et leur exacte appréciation des distances”. La corrida, écrit-il encore, “n’est pas un sport, mais une tragédie”. Le point crucial de la course, sa culmination, sa cime, c’est […] le dernier acte : l’homme debout, tenant dans sa main gauche la muleta […] et dans sa main droite l’épée qu’il élève, qu’il pointe là où il faut frapper. Tout ce qui a précédé – le travail de la cape, les chevaux, les banderilles – n’a de sens, dans une corrida classique, que pour amener, tel qu’il doit être, ce tragique “moment de la vérité” ; en douze ou treize minutes, le taureau a appris – et il a retenu – un nombre terrible de choses. […] il lui reste sa force, et cette jeune science meurtrière qu’il vient d’acquérir. […] si la course durait trop longtemps, le taureau serait si savant, si périlleusement instruit, si plein d’expérience qu’il cesserait tout à fait de foncer sur le leurre pour chercher l’homme au lieu de l’étoffe… Le torero s’élance, le glaive tendu ; une “demi-ration” de fer peut suffire, si la pointe est bien dirigée et qu’elle tranche l’aorte ; le taureau s’abattra d’un seul coup. Mais si la corne a passé sous l’aisselle du combattant, et si le taureau a relevé la tête, si le vent, cet imprévisible ennemi, a soufflé, déplaçant la muleta, alors, à la grâce de Dieu. »
Pour Gautier aussi l’estocade est cruciale : «[…] il est difficile, écrit-il, de rendre avec des mots la curiosité pleine d’angoisses, l’attention frénétique qu’excite cette situation qui vaut tous les drames de Shakespeare [sic] ; dans quelques secondes, l’un des deux acteurs sera tué. […] l’homme a son épée et son cœur, douze mille regards fixés sur lui ; de belles jeunes femmes vont l’applaudir tout à l’heure du bout de leurs blanches mains ! » (chapitre cité).
Hemingway, comme Gautier, et Guillemin, sont du côté du torero, « un homme – écrit Guillemin – qui passe sa vie à jouer son destin ; qui va, de gaieté de cœur – puisqu’il l’a librement choisi – au-devant de cette épouvante ».
Il ne leur vient pas à l’idée d’adopter le point de vue opposé, comme fait un autre poète de notre temps que vous reconnaîtrez plus facilement encore que Ferrat :
Depuis le temps que je patiente
Dans cette chambre noire,
J’entends qu’on s’amuse et qu’on chante
Au bout du couloir ;
Quelqu’un a touché le verrou
Et j’ai plongé vers le grand jour :
J’ai vu les fanfares, les barrières
Et les gens autour.
Dans les premiers moments j’ai cru
Qu’il fallait seulement se défendre ;
Mais cette place est sans issue,
Je commence à comprendre.
Ils ont refermé derrière moi,
Ils ont eu peur que je recule.
[…]
Ils ont frappé fort dans mon cou
Pour que je m’incline.
[…]
Je les entends rire comme je râle,
Je les vois danser comme je succombe.
Je pensais pas qu’on puisse autant
S’amuser autour d’une tombe.
Crève-cœur que de couper dans cette merveille : « La corrida », de Francis Cabrel, un des titres de l’album Samedi soir sur la terre (1994).
https://youtu.be/CRo8Y2w-ePE
J’aurais bien voulu pouvoir faire écouter cette chanson à Guillemin, pour savoir… Mais bon, nous sommes en 1938, et la corrida n’est certainement pas pour lui le drame du toro (on l’a bien vu plus haut).
C’est, écrit-il, « cette tragédie » dont « la mort est bien le grand acteur invisible, mais prêt à surgir », et dont l’acteur génial « est l’homme qui accepte, jour après jour, ce terrifiant compagnonnage ». Peu me chaut, dit encore Guillemin, l’apparat de la cérémonie, si « admirablement pittoresque » qu’il puisse être ; et il insiste :
« Splendide, tout cela, plein d’une poésie dure et forte ; mais il ne faut pas ruser avec la vérité. Ce n’est pas cela qu’on va chercher aux arènes ; nous n’irions pas, et nous le savons bien, si les cornes du taureau étaient emboulées, s’il n’y avait pas, comme le dit le titre de ce livre, mort dans l’après-midi […]. »
Le torero sait qu’il peut mourir ; « le rôle qu’il a choisi, c’est de se mesurer avec le péril suprême et de montrer comment un homme se comporte avec la mort à un doigt ou à un cheveu de sa chair ».
Rien à voir dans cette conception du métier avec ce qu’en dit, par exemple, Ferrat :
Allons, laissez-moi rire !
Quand le toro s’avance,
Ce n’est pas par plaisir
Que le torero danse ;
C’est que l’Espagne a trop
D’enfants pour les nourrir,
Qu’il faut parfois choisir :
La faim, ou le toro…
Là encore, écoutez la chanson entière !
Mais revenons une dernière fois à Guillemin. Vers la fin de son article, parlant du geste du torero autant que du plaisir de la foule, il écrit cet étonnant paragraphe :
« Insensé ? Immoral ? Peut-être, et même je crois bien que oui ; et c’est pourquoi l’Église le condamne, parce que cela se nomme tenter Dieu. Mais beau, prodigieusement beau, surhumain lorsque parfois – oh ! pas souvent ! – il arrive que dans cette espèce de terrible danse, dans ce ballet mortel et qui ne convient pas aux femmelettes, le cirque entier, ces milliers d’êtres se pétrifient, ne respirent plus et que ce qu’on voit au milieu de l’arène ressemble à quelque prodige et donne un sentiment d’immortalité. Un seul de ces souvenirs, et il y en a pour toute une vie. »
D’où cette réflexion, inévitable : seul un homme qui a vu des corridas peut écrire cela.
J’ai interrogé Philippe, son fils, et Nane sa belle-fille, et tous deux confirment : Guillemin adorait la corrida, il en voyait à Bordeaux, à Bayonne, allait même jusque de l’autre côté de la frontière espagnole pour en voir. Comme Gautier. Et il n’a cessé d’en voir que parce qu’il est parti vivre en Suisse en 1942…
Mais en novembre 1938 il a quitté Le Caire depuis plusieurs mois, et il est de retour à Bordeaux où il vient d’être élu à la Faculté des lettres : qui sait, peu de temps avant de lire Hemingway, il a pu retourner dans l’arène.
Et du coup, c’est moins Hemingway qu’il commente, que sa propre passion derrière le paravent de notoriété de l’écrivain américain ; et puis Hemingway est Hemingway, un personnage un peu scandaleux ; rien à voir avec un universitaire en costume trois pièces et nœud papillon… déjà grand bousculeur d’idées reçues, certes, mais attentif aussi à ne pas choquer inutilement et soucieux de l’image qu’il donne. Et puis, parler de la corrida via Hemingway, c’est une meilleure chance de faire lire ce qu’on a envie d’en dire…
Mais assez parlé. Imitons Guillemin qui clôt ainsi ses trois colonnes bien remplies : « Je n’en finirais plus si je continuais. Et il faut bien que je finisse. Lisez Hemingway. Peut-être ne l’aimerez-vous pas : alors tant pis ; mais ce sera quand même bien dommage. »
Et j’ai envie d’ajouter, moi : lisez Guillemin, sur la corrida ou sur tout autre sujet. Peut-être ne l’aimerez-vous pas, mais… je vous laisse finir la phrase !
Recension de Patrick Berthier