Chemins de traverse n°4
COMMUN de Pierre Dardot et Christian Laval – Essai sur la révolution au XXIème siècle
Aujourd’hui, partout dans le monde, des mouvements citoyens contestent l’appropriation privée des ressources naturelles, des espaces, des services publics, des connaissances et des réseaux de communication. Ces luttes reposent toutes sur un même principe : la notion de Commun. Pierre Dardot et Christian Laval montrent pourquoi ce principe s’impose aujourd’hui comme le terme central de l’alternative politique pour le XXIe siècle. Leur ouvrage montre l’articulation des luttes concrètes avec les très diverses recherches actuelles sur la définition d’un gouvernement collectif des ressources naturelles ou informationnelles. Satisfaction pour nous, les ami(e)s d’Henri Guillemin, au regard de notre actualité, d’indiquer que les auteurs désignent les formes démocratiques nouvelles à mettre en place pour prendre la relève de la représentation politique et du monopole des partis, aujourd’hui dépassés.
Fiche de lecture
COMMUN de Pierre Dardot et Christian Laval – Essai sur la révolution au XXIème siècle – Ed. La Découverte – 600 pages – 13,50 €
Il n’est pas question de résumer ce texte de près de 600 pages, passionnant de bout en bout, souvent technique, qui fourmille d’analyses et d’idées extrêmement stimulantes. Tout au plus d’en dégager quelques aspects essentiels qui peuvent être utiles dans les combats qui nous attendent pour sortir du marécage où nous nous enfonçons, occupés à des conflits d’un autre monde sans voir les dangers de mort que nous courons (l’image est de Michel Serres, commentant une gravure de Goya) .
L’idée même de révolution semble avoir disparu de nos esprits. On nous a assez répété qu’il n’y avait pas d’autre alternative au paradis néo-libéral où se réjouissaient d’être parvenus sans concurrence repérable, depuis 1989, les puissances occidentales au service de la finance internationale, que toute tentative pour y échapper nous entraînerait tout droit, par le biais de la Terreur, dans des régimes totalitaires, que nous avons fini par le croire. Dans cette destruction de toute idée de progrès, dans cette image caricaturale de la Révolution française et surtout de la Révolution montagnarde, des gens comme François Furet, comme ceux qu’on a appelés les nouveaux philosophes, ont joué un rôle éminent – et certains d’entre eux continuent.
Un des mérites essentiels de Dardot et Laval est de redonner un contenu à cette idée et d’esquisser les voies qu’il faudrait suivre pour faire advenir un autre type de société, au plan national comme au plan mondial. Il faut pour ce faire, relire l’histoire des siècles derniers afin de comprendre quelles erreurs, théoriques et pratiques, ont été commises, quelle est la raison profonde de nos aveuglements et de nos incapacités à envisager d’autres solutions que celles qui jusqu’à présent ont échoué.
Le noeud essentiel du problème pour nos deux auteurs est que nous ne sommes jamais sortis de la conviction que le droit à la propriété était le propre de l’homme, qu’il était inscrit dans sa nature même – qu’il se traduise par le droit du plus fort (c’est le système que nous connaissons) ou qu’il devienne le droit de la collectivité (c’est la solution marxiste et léniniste) – ce droit n’est pas remis en question.
Or, c’est là qu’il faut porter le fer : substituer un droit d’usage au droit de propriété, le faire émerger à partir des actions communes entreprises par ceux qui s’opposent à l’appropriation par quelques oligarques des ressources nécessaires à la vie des populations concernées (exemple : la lutte pour l’eau, dans des pays d’Amérique du sud, ou ici, en Europe, en Italie et à Naples, plus spécialement; mais on peut trouver des combats à mener au niveau d’un quartier, pour des questions de logement ou d’urbanisme, au niveau d’une région, pour préserver une forêt ou contester l’intérêt de la LGV, par exemple).
Cette notion de commun est centrale, mais il faut en construire soigneusement le concept pour se démarquer des usages anciens qui en ont été faits et qui péchaient par leur manque de radicalité. Ce à quoi le livre de Dardot et Laval s’emploie. L’histoire en est ancienne, depuis les communes médiévales, depuis les réflexions théologiques sur les biens communs, depuis les luttes menées, en Angleterre et ailleurs, contre l’appropriation par les propriétaires terriens des ‘enclosures’ qui permettaient aux paysans propres de faire paître leurs bêtes sur des herbages qui n’étaient pas enclos ou de ramasser du bois dans les forêts domaniales jusqu’aux revendications des théoriciens du communisme.
Il faut se démarquer de toutes ces expériences qui rêvent d’un retour à une sorte d’état primitif où tout appartient à tous, ou de revenir à un en-deça de l’opposition entre le privé et le public, ou de confier à un Etat tout-puissant le seul droit de propriété etc…, pour cerner le plus exactement possible les contours de ce nouveau concept : le commun naît de l’agir commun et des normes qui en permettent l’exécution et en favorisent l’institutionnalisation. L’intérêt de cette notion est qu’elle met l’accent sur le processus d’institutionnalisation, processus que l’on ne peut arrêter, alors que tous les pouvoirs, qu’ils soient de droite ou de gauche, ne pensent qu’à perpétuer l’ordre institué – en ce sens, ils sont tous aussi conservateurs les uns que les autres et n’ont d’autre obsession que de refouler le fait même de leur institution.
Il ne suffit pas de s’indigner, même si l’appel à s’indigner a pour fonction de réveiller un public assoupi, anesthésié, chloroformé par les discours dominants. Il faut savoir où porter le fer et multiplier les expériences où les hommes prennent, en commun, les décisions qui ont trait à leurs intérêts communs au lieu de s’en laisser déposséder par une minorité.
Il faut aussi retrouver les analyses ou les intuitions d’un certain nombre d’auteurs que la position longtemps hégémonique de la pensée marxiste (dans sa version appauvrie soviétique) avait condamné à l’oubli. En particulier, Proudhon qui, le premier, a mis en lumière la force créatrice du travail collectif et cherché dans les coopératives un moyen d’échapper à l’asservissement de cette force aux intérêts de quelques uns. L’hypothèse d’un homme par nature égoïste et uniquement préoccupé de son enrichissement personnel, si elle vise à justifier l’ordre libéral, laisse de côté les véritables richesses qui naissent de la coopération.
Il y a, pour qui fut marxiste, un aspect paradoxal à ce retour à Proudhon tant il semblait acquis que Marx avait remporté la victoire aux points. Mais c’est sans réfléchir à ce que fut la Commune de Paris (événement historiquement primordial) : un essai pour mettre en pratique l’enseignement de Proudhon bien plus que celui de Marx, qui s’obstina un temps à dire aux Communards qu’ils ne faisaient rien de ce qu’il fallait faire (s’emparer de la machine d’Etat) et qu’il avait, lui Marx, théorisé, avant de reconnaître qu’ils tentaient là une expérience tout à fait nouvelle et riche de promesses (la commune elle-même, la fédération des communes…) D’autres références, à Mauss, à Sartre, à Antonio Negri, à Castoriadis autour de la question centrale à laquelle chacun a tenté de répondre : comment quelque chose de radicalement nouveau peut-il apparaître ? Comment quelque chose de radicalement nouveau apparaît-il en vérité, ici maintenant, dans des luttes dont nous ne saisissons pas toujours la portée et que s’y dessinent des voies que nous aurions tout intérêt à méditer et à emprunter ?
Dardot et Laval prennent le risque de s’aventurer là où généralement on n’attend pas les théoriciens : dans la définition d’un certain nombre de gestes politiques à poser, c’est-à-dire d’actions politiques à entreprendre :
– il faut construire une politique du commun
– il faut opposer le droit d’usage à la propriété
– le commun est le principe de l’émancipation du travail
– il faut instituer l’entreprise commune
– l’association dans l’économie doit préparer la société du commun
– le commun doit fonder la démocratie sociale
– les services publics doivent devenir des institutions du commun
– il faut instituer les communs mondiaux
– il faut instituer une fédération des communs
Il ressort de ce livre que la révolution est possible, « elle est ce moment d’accélération, d’intensification et de collectivisation de cette activité consciente que nous avons désignée du nom de ‘praxis instituante’. Elle est, plus précisément encore, le moment où la praxis instituante devient institution de la société par elle-même ou ‘auto-institution’. »(p.575). Oui, un autre monde est possible. Oui, un autre monde est nécessaire. La révolution ou la mort.
Post-scriptum n°1
En forme de remords. A relire ce que je viens d’écrire, je m’aperçois que je peux donner le sentiment d’adhérer complètement à ce livre, de n’avoir aucune réserve à émettre. Et ce n’est pas le cas, même si j’en apprécie l’essentiel. Reste, à mes yeux, pendante la question du quand une telle révolution se réalisera-t-elle. Et, bien sûr, cette question est idiote parce qu’une révolution ne se décrète pas; pourtant, ça urge, comme on dit parfois, le mur se rapproche dangereusement contre lequel nous allons nous fracasser.
Reste l’espérance que ce qu’esquisse le mouvement altermondialiste depuis une vingtaine d’année prenne enfin une dimension planétaire. Ce n’est déjà pas si mal ! Mais cela ne nous suffira pas ; à l’attente passive de ce qui pourrait advenir il faut substituer, au niveau qui est le nôtre, l’action qui, seule, pourra enclencher le réveil dont nous avons besoin. Il faut une bonne dose de volontarisme.
Dardot et Laval évoquent la doctrine sociale de l’Eglise catholique, issue d’une très longue histoire où l’idée même de commun (communauté, communion quand même !) a connu des hauts et des bas. Ils ne s’y attardent pas ; ils ne recherchent pas une caution transcendante qui dirait le juste, mais à l’instituer, ce qui est autre chose. On ne peut pas le leur reprocher. Il n’empêche que leur lecture est parfois partielle et partisane. S’ils ont raison de dénoncer l’obsession d’un Léon XIII de lutter contre le socialisme en inscrivant la propriété dans le droit naturel lui-même voulu par Dieu, ils ont tort de ne pas voir que l’Ecole de Salamanque, déjà, avait opposé un droit d’usage au droit de propriété ; Francisco de Vitoria(1483/1546) dans sa leçon sur les Indiens, reprenant le thème des Psaumes qu’on ne doit pas s’approprier le don de Dieu avait eu une formule radicale : la propriété n’est pas chrétienne ».
Ils ont tort également de n’avoir pas vu l’apport du christianisme social et tout particulièrement de Marc Sangnier (le nom de ce dernier n’apparaît qu’à la toute fin du livre et sur le problème de la nécessaire démocratie l’intérieur de l’entreprise ; et non sur l’importance qu’il avait donnée à la coopération ouvrière dans les différentes coopératives dont il avait encouragé la création).
Post-scriptum n°2
Voici que l’actualité s’accélère et que s’esquisse un mouvement, la Nuit Debout, qui fait tache d’huile et qui semble marquer un réveil de la conscience politique. On s’était demandé, avec amertume, pourquoi des mouvements comme ceux qui avaient eu lieu en Grèce, en Espagne, aux Etats-Unis même, sans oublier les printemps arabes – quelles que soient les désillusions qui les ont suivis – n’avaient éveillé aucune émulation en France.
La loi sur la réforme du travail a déclenché une mobilisation qui ne débouche pas sur les traditionnels cortèges mais sur des débats passionnés auxquels prennent part un nombre croissant de jeunes, de précaires, de retraités…On ne voit pas très bien sur quoi cela va déboucher. Est-il même nécessaire que l’on sache d’avance sur quoi cela pourrait déboucher ?
Ce qui est clair, c’est cette volonté d’en débattre – des problèmes de la cité, de son organisation, de la domination des oligarques, de la destruction de la nature par des projets pharaoniques.
Ce qui est clair, c’est le refus de se laisser diriger par des incompétents qui ont la prétention de nous représenter alors qu’ils ne représentent que les intérêts de leurs maîtres.
Ce qui est clair, c’est une volonté de reprendre la parole trop longtemps confisquée.
Les choses sont en train de bouger.
Les Nuits debout en France…
….et en Europe
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Crédits photographiques (par ordre d’appartion)
La République – statue de la place à Paris (domaine public)
Couverture du livre Commun
Christian Laval et Pierre Dardot (photo Médiapart)
Duel à coups de gourdin, 1820-1823, Francisco de Goya. Le commentaire de Michel Serres est le suivant : « il y a un tableau de Goya, Duel à coups de gourdin. On y voit deux hommes se battre avec des bâtons. De ce jeu à deux, qui va sortir gagnant ? Quand Hegel met aux prises le maître et l’esclave, il donne le résultat de leur lutte (l’esclave devenant le maître du maître), mais il oublie de dire où se déroule la scène. Goya, qui est peintre, ne peut pas se permettre cet oubli, et il situe cette bagarre… dans les sables mouvants. A mesure que les deux hommes se tapent dessus, ils s’enfoncent ! Et voilà pourquoi le jeu à trois, aujourd’hui, devient indispensable ».
Privatisation de l’eau (site cridev.org)
Privatisation de la forêt (site villedelorraine.wordpress.com – copyright Louise Montgrain)
«Si les nations avaient le bon sens des ânes» – dessin publié en 1937 par le mouvement américain «no foreign war crusade» pour symboliser la gestion des conflits contradictoires par gestion coopérante. (domaine public)
Portrait de Maximilien Robespierre : École française du xviiie siècle – musée Carnavalet
Nuit debout Bordeaux
Nuit debout Nantes
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Nuit debout Lille
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Nuit debout Perpignan
Nuit debout Dijon
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Nuit debout Lyon
Nuit debout Paris – 43 mars 2016
Nuit debout Bruxelles
Nuit debout Berlin
Nuit debout Valencia
Toutes les photos des Nuits debout sont domaine public.