Aujourd’hui je vous parlerai du dernier livre d’Yves Ansel, paru chez L’Harmattan fin 2018, sous un titre sagement énonciatif (De l’enseignement de la littérature en crise) mais avec un sous-titre expressif (Lire et dé-lires), qui est de fait son vrai titre (1).
Il y dit sur l’enseignement, au sens large, des vérités “guilleminiennes” qui méritent d’être connues ; et d’ailleurs, il y parle de Guillemin.
Qui est Yves Ansel ? un universitaire atypique, pas conforme. Né en 1953, ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud mais tôt sorti des “clous” de la carrière, il a commencé par enseigner dix ans au Maroc, puis, revenu en France, dix autres années – même pas au lycée, au collège !
Pendant ce temps-là, il a bâti une thèse de doctorat d’État, à l’ancienne, sur Stendhal, soutenue en 1995. Grâce à elle, il a pu entrer à l’Université de Nantes, où nous nous sommes connus : maître de conférences (1997-2006) et enfin professeur (2006-2018).
A priori, deux spécialistes (ou étiquetés comme tels) de la littérature française du xixe siècle, enseignant dans la même université, auraient pu se faire concurrence ; eh bien au contraire, le temps de prendre la mesure l’un de l’autre, nous nous sommes vite sentis en accord sur quelques convictions élémentaires, la première étant qu’un « enseignant-chercheur » (notre désignation technique) n’est pas seulement un chercheur, mais un enseignant : il prépare ses cours, il corrige ses copies (je veux dire : il les lit de près et les annote), il connaît ses étudiants et les écoute. Ça n’empêche absolument pas de travailler en bibliothèque ou d’être devant son écran, et en plus ça rend heureux.
Donc, excellente entente, et nombreuses conversations au cours desquelles nous avons beaucoup refait le monde (expression qui sert à dire que ça ne va pas de soi de le refaire !).
Lui venait de chez Stendhal, et s’aventurait, via Flaubert, jusque du côté de chez Camus ; moi j’avais biberonné chez Balzac, et je passais de plus en plus de temps chez Gautier, ce vil courtisan du second Empire, tout en m’intéressant aussi à Simenon.
Ce côté non monolithique de nos goûts a joué dans notre bonne entente, et Guillemin s’est rencontré naturellement au carrefour de tout cela. Expliquons en quoi, s’agissant d’Yves Ansel.
Si je dis que c’est un passionné de la « socio-poétique de la réception », ce sera jargon, et c’est en effet le jargon maison ; cela veut dire que pour lui les conditions dans lesquelles une œuvre littéraire apparaît, est lue, est commentée, survit dans la mémoire culturelle, ces conditions ne sont pas abstraites, pures, ou désincarnées.
C’est même le contraire : la personnalité de l’auteur, la réalité économique qui a servi de cadre à la production de son œuvre, les options idéologiques de ceux qui ont pour métier d’en parler sur le court terme (les critiques) ou sur le long terme (les historiens de la littérature, les professeurs), tout cela tisse un réseau dont on devrait toujours tenir compte pour lire vraiment les textes – à condition de ne pas se laisser abuser par les idées toutes faites, par les bustes intangibles sur leurs socles.
Les titres des livres d’Yves Ansel disent son essai acharné pour obtenir cette lecture vraie. Il appelle son étude sur Le Rouge et le Noir (Kimé, 2001) : Stendhal littéral ; lorsqu’il se penche sur la réalité des idées de Camus journaliste, cela s’intitule : Albert Camus totem et tabou (Presses Univ. de Rennes, 2012) ;
et voici le dernier-né, ce Lire et dé-lires consacré à montrer concrètement comment manuels scolaires ou éditions pour étudiants perpétuent le genre d’interprétations dont enrageait déjà Guillemin quand il écrivait à propos de Rousseau : « Incassables légendes de l’histoire littéraire ! Elles se transmettent, inexorables, de manuels en manuels. Écoliers, nous les recevons, et nous emportons avec nous dans la vie ces images absurdes ou menteuses qui nous servent à discourir, péremptoirement, sur des inconnus » (La Vie intellectuelle, 25 juin 1937 ; Jean-Jacques Rousseau ou la “méprise extraordinaire”, éd. P. Berthier, Utovie, 2014, p. 15).
Le 4 septembre 2018, en m’annonçant la publication de Lire et dé-lires, Yves Ansel me donnait à lire les lignes qu’il y consacre à Guillemin (et qu’on va découvrir plus bas), puis il ajoutait : « Je doute que ce genre d’hommage dans ce genre d’ouvrage (qui sera sans doute aussi censuré qu’Albert Camus totem et tabou) change quoi que ce soit à la situation critique d’H. Guillemin au sein de l’Université, mais cela m’a fait plaisir de pouvoir écrire ces lignes. »
Avant de les citer, encore un petit extrait d’un autre message, qui fait partie d’une série d’échanges à propos des écrivains sur lesquels nous travaillons, et qui dit on ne peut mieux en quoi Ansel a ici sa place : « En resongeant à ce que tu disais de Camus, et de l’importance qu’il y a à ne pas confondre la légende et les faits, j’ai repensé a posteriori au fait que, sur Gautier (et d’autres auteurs du patrimoine, dont La Fontaine, Molière ou Flaubert ), je fais la même opération : ôter le piédestal, remettre les choses sur pied, sur terre » (1er octobre 2018).
Excellente définition, en effet, de tous ses efforts, et que j’appuie de quelques citations puisées au fil de son chapitre IX intitulé « Université : ici on enseigne et on imprime la légende ». Guillemin n’est nommé qu’une fois dans tout ce chapitre-là, mais le ton de l’ensemble lui donne l’allure d’un hommage à sa façon de voir les grands hommes.
Il est d’abord question de la façon dont la vie des auteurs est prise en compte dans ce que lisent les étudiants.
Certes il faut en parler, de la vie des auteurs, et Ansel le dit ainsi : « En soi, les inquisitoriales questions de Sainte-Beuve ne sont nullement stupides ou incongrues, et encore moins insignifiantes. Pour être triviale, la question : “Était-il [l’auteur] riche, était-il pauvre ?”, est une question très pertinente, littéralement capitale ; de la réponse à cette prosaïque question découlent bien des idées, des stratégies, des choix esthétiques, des thèmes, des prises de position. Sans une chambre et de l’argent à soi (pour avoir du temps), le moyen de faire œuvre littéraire ? »
Seulement voilà : jadis les biographies universitaires des écrivains, « naturellement, laissaient dans l’ombre tout ce qui était de nature à nuire à la grandeur des génies nationaux » ; aujourd’hui, même chose : « Les nouvelles critiques peuvent bien proliférer et modifier l’approche des textes, la biographie du grand écrivain dans les petits classiques, les manuels ou les ouvrages destinés au grand public, est restée fidèle à elle-même, avec les mêmes lissages et mensonges, les mêmes petits et grands accommodements avec la réalité, les mêmes euphémismes et censures. »
Yves Ansel prend l’exemple, auquel on n’aurait peut-être pas pensé spontanément, des « “classiques du siècle de Louis XIV”, ces écrivains qui dépendaient de leurs mécènes, dont la voix était bâillonnée, qui avaient tous un collier, mais un collier qu’il faut à tout prix dissimuler […]. Faire oublier que les écrivains de la monarchie absolue sont des courtisans reste une règle, quand bien même les vies de Corneille, Racine, Molière, La Fontaine ou La Bruyère ne peuvent se comprendre abstraction faite de leurs conditions d’existence et d’écriture ».
La Fontaine, dès que son protecteur Fouquet est arrêté, doit « crier famine » comme la cigale de sa fable, et c’est ainsi qu’il devient en 1664 un des neuf « gentilshommes servants » de la duchesse d’Orléans.
Yves Ansel détaille les ruses diverses grâce auxquelles les biographes essaient de ne pas lire ces deux mots dans le sens qu’ils ont, c’est-à-dire que La Fontaine doit désormais non plus écrire « des vers de circonstance comme lorsqu’il était chez Fouquet, mais, ce qui est nettement moins gratifiant, servir à table.
Pour les professeurs éditeurs des Fables, voilà qui ne semble pas très avouable : mieux vaut donc ne pas mettre de note, laisser dans le flou […]. »
En lisant Ansel on pense à Guillemin disant des opacités soigneusement entretenues de l’affaire Dreyfus : les doctes « s’emploient à nous détourner d’y aller voir. Donc nous irons » (L’Énigme Esterhazy [1962], Utovie, 2009, p. 206 – pour lire la 4e de couverture, cliquez ici).
C’est exactement ce qu’Ansel fait dans ces pages sur la biographie. Je cite encore un passage qui me paraît, lui aussi, se situer dans le droit fil des dénonciations de Guillemin, et qui montre – car, ne l’oublions pas, Yves Ansel parle des années actuelles, non du passé – à quel point la façon dont, dit-il, « les universitaires s’ingénient à minimiser, maquiller ou embellir » a peu évolué :
« Les corrections, les retouches, les mensonges sont plus ou moins visibles et importants, mais il y en a toujours, pour trois raisons essentielles :
a) le respect inculqué de l’intouchable renommée des grands écrivains, la volonté de ne pas toucher aux légendes (entre autres raisons, les travaux d’Henri Guillemin font scandale parce qu’ils transgressent ce tacite pacte d’écriture, de non-agression des réputations nationales) ;
b) les habitudes de classe, les réflexes pavloviens acquis au cours de longues années d’études littéraires qui, systématiquement, privilégient les idées au réel, l’esthétique aux dépens du politique, qui placent dans les nuées les œuvres et les artistes. La vie matérielle ne peut qu’être une intruse dans l’univers de l’art, et les biographies […] ont toujours quelque chose d’impur, de bassement trivial, de démythifiant : Mallarmé en professeur d’anglais chahuté et malheureux, ce n’est pas très bon pour l’image du Poète “dédaigneux”. […] ;
c) la relation affective que le biographe entretient avec “son” écrivain. On ne choisit pas d’écrire la vie de tel ou tel auteur par hasard. […] le biographe, d’une manière ou d’une autre, aime bien l’auteur dont il parle, et […] les effets pervers de ce commerce de proximité sont prévisibles, inévitables : les biographies sont des hagiographies. »
Quand ces manières « de flouter, romancer et sublimer » propres aux « biographies écrites par les professeurs du supérieur » passent, « en bout de chaîne », par recopiage, « dans les petits classiques, les fiches des manuels, les encyclopédies, les dictionnaires et les supports informatiques, les altérations, les petites et grandes libertés prises avec la vérité se trouvent amplifiées, tant et si bien que l’écart entre les faits vrais et ce qui est enseigné, ce qui passe dans les cours et la doxa culturelle, est toujours impressionnant ».
Il est impossible de suivre Yves Ansel dans le détail de son enquête implacable, qui passe constamment par l’exemple (dans Le Robert des grands écrivains de langue française, Gautier et Nerval ont droit à « une dizaine de pages », mais « J. Vallès ou P. Nizan, par exemple, n’ont, eux, droit à rien du tout »), par la citation qui frappe juste (ainsi le mot d’Einstein : « Il est plus facile de désintégrer l’atome qu’un préjugé »), ou par la “question qui tue” suivie de sa réponse (« Sans les programmes scolaires, que resterait-il des œuvres que l’on dit “immortelles” ? Les classiques, ce sont des œuvres étudiées en classe, ce sont surtout des œuvres dont on a entendu parler, qui font l’objet de commentaires sans cesse renaissants, et sensiblement toujours les mêmes parce qu’il s’agit avant tout de perpétuer les idées reçues, non de dire la vérité »).
Infatigablement il faut montrer « à l’œuvre les mêmes procédures, les mêmes techniques pour éviter de voir et de lire ce qui est écrit noir sur blanc », il faut dire « comment les “phalanges de spécialistes” font bloc pour ne pas lire les textes, pour ne jamais ré-examiner les interprétations reçues »
L’expression « phalanges de spécialistes » est empruntée par Yves Ansel à son maître Jean Goldzink, lui aussi “guilleminien” à sa façon, auteur d’un autre brûlot au titre intimidant (Essais d’anatomo-pathologie de la critique littéraire, Corti, 2009 – Pour lire le compte-rendu du livre rédigé par P. Berthier, publié dans la revue Etudes d’avril 2010 [page 556], cliquez ici ) mais, insiste Ansel, « livre percutant, iconoclaste, nécessaire et… atterrant.
Atterrant, car on ne peut manquer de se poser la question : comment est-il possible que tant de savants commentateurs, que tant d’articles, de thèses et de colloques aboutissent à “ça”, à toutes ces idioties, ces erreurs, débilités et absurdités ? »
Il ne s’agit plus, à ce moment d’un long chapitre, du problème de la biographie mais des méfaits de l’interprétation des textes eux-mêmes, de « toutes les “lectures” verbeuses, incongrues, absurdes, ahurissantes, tristes, épinglées » par Goldzink.
Et maintenant faites bien attention à ce que je vais vous dire, comme disait Guillemin dans ses conférences (mais c’est Ansel, et Ansel citant Goldzink, que je cite à mon tour) :
« En soi, ces délires interprétatifs n’auraient rien de grave s’il ne s’agissait que de simples lecteurs tenant à faire part de leurs impressions de lecture, de leurs interprétations “personnelles”, mais ces lecteurs sont des enseignants dont le métier est d’apprendre à lire aux enseignés. Si les étudiants de lettres savent si mal lire, la faute à qui ? Réponse unanime des professeurs : la faute à leur inculture, à la concurrence des autres loisirs dont pâtissent les livres, aux sorties, à la musique, au cinéma, aux portables, à Internet, bref, “la faute à l’époque”.
Réponse de J. Goldzink : “On me demandera peut-être pourquoi je prends si peu de gants avec des collègues honorés et sans aucun doute honorables. Je réponds : parce qu’ils en prennent encore moins avec les textes qu’ils sont payés pour honorer avant de s’honorer entre eux, et donc avec les étudiants qu’on est censé former, et par conséquent estimer.
Parce qu’il devrait être interdit à des professeurs d’Université d’écrire n’importe quoi, sans jamais la moindre gêne ni la moindre sanction”. »
Sommes-nous si loin de Guillemin ici ? souvenons-nous de son peu d’estime pour la “nouvelle critique”, de son rejet vigoureux de l’impersonnalité structuraliste ; pour lui, c’était rideau de fumée pour ne pas parler de ce que disent vraiment les œuvres.
Et même chose pour l’Histoire : il y a (aujourd’hui plus que jamais, Annie Lacroix-Riz le sait et le dit) un art de l’écrire en contournant les documents gênants.
Yves Ansel aussi le dit, et notamment à propos de la Commune, dans un exemple passionnant pour nous. Guillemin a autant parlé, dans tout ce qu’il a dit au fil des ans sur la Commune, des écrivains dont elle a montré la noblesse (Vallès, bien sûr) que de ceux qui s’y sont révélés, à ses yeux toujours, ignobles (George Sand, bien sûr aussi).
Yves Ansel, lui, ne s’intéresse à Sand que comme destinataire d’une lettre de Flaubert.
Un peu plus haut dans son chapitre, il a longuement parlé d’une première lettre de Flaubert, de l’été 1862, pleine d’une haine méprisante pour Hugo et ses Misérables ; il a reproduit cette lettre et surtout analysé son interprétation “noyant le poisson”, faite dans un manuel pour étudiants par une collègue universitaire : aucun moyen, pour eux, de comprendre les raisons « bourgeoises » de la violence de Flaubert contre Hugo ; on cite de beaux mots de Flaubert sur l’art, alors qu’il suffirait de citer ce passage de la lettre qu’il envoie à George Sand le 12 décembre 1872 et qui, dit Ansel, « ne laisse rien à interpréter » :
« Je trouve qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune, et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats. Mais cela aurait blessé l’humanité ; on est tendre pour les chiens enragés. Et point pour ceux qu’ils ont mordus. / Cela ne changera pas, tant que le suffrage universel sera ce qu’il est. Tout homme (selon moi) a droit à une voix, la sienne. Mais n’est pas l’égal de son voisin, lequel peut le valoir cent fois. Dans une entreprise industrielle (société anonyme), chaque actionnaire vote en raison de son apport. Il en devrait être ainsi dans le gouvernement d’une nation. Je vaux bien vingt électeurs de Croisset ! L’argent, l’esprit, et la race même doivent être comptés, bref, toutes les forces. Or, jusqu’à présent je n’en vois qu’une : le nombre ! » [Croisset : faubourg de Rouen où Flaubert avait sa maison.]
« Pour parler clair », commente Ansel, « c’est un conservateur (un réac même) qui parle, qui écrit, mais cela, bien évidemment, ne doit pas se dire, se voir. »
Donc le « discours d’escorte » [nom donné depuis les années 1970 à tout ce qui est annotation ou commentaires d’un texte] ne le dira pas…
(J’ajouterai, car j’ai moi aussi mauvais esprit, que Guillemin, à propos de la Commune, préfère citer les horreurs écrites par Sand plutôt que celles que lui répond son cher Flaubert !)
Même sans pouvoir accompagner Ansel dans le détail de ses analyses, on comprend sa conviction que « le commentaire doctoral censé apporter des éclaircissements est un élément perturbateur, un bruit qui parasite la communication, qui brouille un message parfaitement clair » : « Flaubert n’a rien à cacher, le discours d’escorte si, tant et si bien que c’est le commentaire qui doit être expliqué, non Flaubert.
Ce n’est nullement un paradoxe : parce que, comme les rapports de jury et autres textes officiels, les discours d’escorte ont toujours quelque chose à dissimuler, parce qu’ils sont des discours de propagande contraints, soumis à des règles tacites, à des obligations et censures diverses (disciplinaires, universitaires, institutionnelles) connues des seuls professeurs, ils sont toujours codés, chiffrés, partant moins transparents que les textes qu’ils sont supposés éclairer. En conséquence, loin d’aider à lire, ils entravent la lecture, l’empêchent, voire l’interdisent. »
Finissons en remontant d’un chapitre dans le livre, et lisons les quelques lignes qu’Yves Ansel consacre à Guillemin, p. 176-177.
Le nom de Guillemin apparaît dans un passage où il dénonce la façon dont « la marginalisation de l’histoire et de la sociologie de la littérature est […] voulue, orchestrée, programmée dans les programmes des études de Lettres ».
Il montre comment les authentiques historiens de la littérature, depuis des décennies, pâtissent d’une « censure collective » dès qu’ils se soucient « de la critique historique et sociologique », censure exercée par les spécialistes de la forme, du style, de tout ce qui n’est pas le contenu. Et cette censure ne vient pas seulement de ce que ces critiques ont été ou sont accusés de « liaisons dangereuses » avec le marxisme ou avec la sociologie de Pierre Bourdieu, car
« même des historiens de la littérature non coupables d’avoir des accointances ou des fréquentations intellectuelles suspectes se voient néanmoins mis sur la touche, tenus pour quantité négligeable, également passés sous silence. Henri Guillemin (1903-1992), par exemple, pourquoi est-il si systématiquement ostracisé que son nom n’apparaisse jamais dans les histoires de la critique littéraire en France ? De quoi est-il coupable ? Sans nul doute, ses torts sont multiples.
C’est un critique qui n’a jamais pensé que l’on pouvait faire l’impasse sur l’auteur et l’époque, et, surtout, c’est un esprit libre qui ne se rattache à aucune école (circonstance aggravante, il est plus historien que littéraire), c’est un chrétien athée culturel qui ne manifeste aucun respect pour les idées admises, qui ne fait pas semblant de croire à l’objectivité, et, pire, aime la polémique (unanimement détestée des professeurs […] qui idolâtrent le débat dissertatif qui se doit de finir en beauté par une harmonieuse synthèse qui résout, “dépasse” les conflits).
Autant de bonnes raisons pour ne jamais parler de ses travaux précis, informés, érudits, qui sont autant d’études qui mettent à mal bien des légendes (sur Lamartine, Vigny, Vallès ou Zola). Donc, à la trappe Henri Guillemin. »
À la trappe, car « l’histoire de la critique littéraire, via les disciplinés professeurs de la discipline, minore, disqualifie, refoule, met au rebut les textes engagés, trop en prise avec leur siècle, et, censure solidaire et complémentaire, élimine toute analyse qui ne sanctifie pas les textes, qui enracine les œuvres dans leur époque, qui porte peu ou prou atteinte à l’idée de l’œuvre comme immaculée conception ».
Cette lettre d’information parlait de littérature. Elle n’est pas étrangère pour autant à l’univers de Guillemin, littéraire par sa formation et qui l’est resté toute sa vie, même en devenant, comme le rappelle Yves Ansel lui-même, un historien de fait.
Et d’ailleurs, dans tous les exemples qui se sont succédé ici, le lien entre la chose littéraire, la société et l’Histoire n’a jamais cessé d’être mis au premier plan.
Parce que c’est le propre de la littérature, réalité incarnée entre toutes.
NOTES
(1) L’ouvrage d’Yves Ansel est disponible aux éditions L’Harmattan, soit sous forme de livre broché, soit sous forme de pdf, un peu moins cher (31 € au lieu de 38,50) ; il y aurait bien des commentaires à faire sur les raisons, assez évidentes, qui ont poussé les éditeurs universitaires à refuser son manuscrit, l’obligeant ainsi à se “rabattre” sur un éditeur au renom plus discuté… Cette réalité-là dépasse largement le cas de Guillemin !
Note de Patrick Berthier