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Les tendances de la jeunesse intellectuelle – un article du jeune Guillemin du 25 février 1924

Henri Guillemin

Introduction de Patrick Rödel

Cet article est une curiosité. C’est un des premiers qu’Henri Guillemin écrit dans les journaux de Marc Sangnier. Il a écrit l’année précédente trois articles dans La Jeune République.

1924 sera plus riche puisqu’il publiera pas moins de 29 articles dans ce même journal – beaucoup sont consacrés aux activités politiques de Sangnier ; mais il y a aussi des articles de critique littéraire (Jean Cocteau, Le grand écart) et cinématographique.
On peut s’étonner d’y voir un Guillemin s’intéresser à la crise économique et financière –

La démocratie, où il donnera 4 articles, est réservé à des articles plus fouillés d’analyse politique. Guillemin se livre à une sorte d’enquête sur l’état d’esprit de la jeunesse estudiantine parisienne.
Il fait lui-même partie de cette jeunesse, puisqu’il faut rappeler, il n’a pas encore 21 ans ; il est entré à Ulm, l’année précédente et s’est mis immédiatement au service de Marc Sangnier.

Je signale que le tout premier article qu’il écrit date du 18 mai 1923, il est donc encore étudiant à la khâgne de Lyon ; il porte sur le décret pris par Léon Bérard, ministre de l’Education qui aligne les programmes d’enseignement des lycées de jeunes filles sur ceux des garçons et ouvre aux filles la possibilité de passer le baccalauréat – on peut imaginer que le jeune Guillemin est très favorable à cette mesure, même s’il semble contre l’obligation de l’enseignement du latin !

L’enquête à laquelle se livre Guillemin se situe dans la postérité de celle d’Agathon qui fut la première à prendre « la jeunesse » comme objet d’étude. Agathon est en réalité un pseudonyme derrière lequel se cachent Henri Massis et Alfred de Tarde.

Le livre, paru en 1913, est intitulé Les jeunes gens d’aujourd’hui. En sous-titre, les différents thèmes abordés : Le goût de l’action. La foi patriotique. Une renaissance catholique. Le réalisme politique.

Henry du Roure, qui fut un membre important de la première équipe qui s’était formée autour de Marc Sangnier, résume en quelques mots les résultats du travail d’Agathon : ces jeunes gens « sont avisés, pratiques, audacieux, courageux, peu sentimentaux, durs envers eux-mêmes et envers autrui, ils ne lisent guère (…) On conçoit la sorte de fascination qu’exercent ces jeunes barbares sur des hommes d’études et de travail solitaires. »

Guillemin n’apporte pas des éléments comparables à ceux qu’Agathon avait réunis – son approche demeure superficielle et rapide, mais elle ne manque pas d’intérêt et de lucidité. Elle nous renseigne de surcroît sur l’état d’esprit de Guillemin lui-même en cette période de sa vie qui, jusqu’à présent, n’a pas été explorée.

Et ce ne serait pas inutile que de jeunes chercheurs se penchent sur ces années de formation dans la mesure où elles ont joué un rôle essentiel dans son parcours, même s’il ne le reconnaît pas souvent.

J’ai ajouté en couleur verte les quelques éclaircissements nécessaires à la compréhension de cet article.

L’article de Guillemin – 25 février 1924

Le terme est bien vague de jeunesse intellectuelle. Les étudiants, dans leur ensemble, sont loin de témoigner de tendances morales, philosophiques ou religieuses définies.

(…) Agathon signalait déjà, avant la guerre, la diminution du dilettantisme chez les jeunes intellectuels. L’« égotisme » princier de Barrès perdait du terrain aussi bien que la subtilité délicate, mais seulement apparente, d’Anatole France.

L’étudiant d’aujourd’hui ne sait plus se charmer aux musiques confidentielles d’un cœur indéfiniment torturé, ni sertir d’une étrange logique l’idée aux facettes étincelantes. Il ne veut plus s’absorber dans l’inaction intemporelle des mystiques du moi. Les idées sont avant tout, pour lui, des puissances d’action ; et il n’est pas loin de trouver monstrueux et contre nature le jeu de tant de ses aînés que suffisait à ravir la danse entrelacée des notions et des sentiments.

Que d’intellectuels raffinés s’amusèrent avec les idées comme avec des femmes frivoles oublieuses de leur vrai devoir (Il ne plaisantait avec la morale, le jeune Guillemin !)

Deux femmes attablées au Café de la Paix à Paris en 1924

L’étudiant, aujourd’hui, respecte l’idée dans son éminente dignité. Il croit en elle, en sa valeur objective et supérieure ; et, une fois qu’il possède une idée vraie, ou qu’une idée vraie le possède, il croirait se renier lui-même, s’il n’en faisait sa chose, en sorte qu’elle finisse par devenir comme une partie de son être, ou son être tout entier.

Et c’est pourquoi l’étudiant d’aujourd’hui poussera ses convictions jusqu’à leurs conséquences pratiques ; presque toujours son système philosophique aboutira à des opinions politiques qui n’en seront que l’extériorisation et la projection sur le plan des faits. (Intéressant de noter cette place accordée à l’action, à l’engagement concret, cette volonté d’inscrire dans les faits les conséquences des idées que l’on défend).

Est-il intellectualiste fervent, défiant du sentiment ; enveloppe-t-il dans une même réprobation, et sans les distinguer, l’affectivité sensible et l’aspiration (je ne vois pas très bien ce que Guillemin entend par ce terme) ; préfère-t-il Aristote à Platon, Maritain à Bergson, l’étudiant sera facilement monarchiste, et si tant est qu’il ajoute à ces orientations quelques sympathies inavouées ou conscientes pour Nietzsche, il pourra être d’Action française.

Est-il pragmatiste, pratique-t-il une philosophie de la Vie plus ou moins bergsonienne ? Il n’y aurait rien d’étrange, alors, à ce qu’avec l’aide de Georges Sorel il devienne communiste (Rien d’étrange ? Si ! Cette rencontre entre Bergson et Sorel me laisse rêveur. Pour Sorel, je rappelle que ce fut un bonhomme passablement complexe ; il fit beaucoup pour introduire en France les thèses marxistes mais fut assez vite critique à leur égard. Théoricien du syndicalisme révolutionnaire, de la grève générale et de la violence salvatrice, il se rapprocha pendant un temps des nationalistes à la Maurras. Dreyfusard au moment de la révision du procès de Dreyfus, il se laissa séduire par les immondices antisémites de Drumond. C’est à croire que les jeunes communistes nageaient dans un curieux cocktail idéologique !)

Se rattache-t-il enfin à Platon, à la grande tradition chrétienne de l’Amour et de l’Action qui dépasse la pure logique rationnelle ; Pascal le séduit-il, et Blondel ? (1861/1949, Maurice Blondel, philosophe de l’action et philosophe chrétien. Il a joué un rôle très important dans le monde intellectuel de l’entre-deux guerres ; il est maintenant assez oublié. Jean Lacroix avait fort bien résumé le cœur de sa réflexion : « De cette opposition (entre la destinée de l’homme et le surnaturel) suit le statut de la philosophie : contrainte de poser un problème qu’elle ne saurait entièrement résoudre, elle ne peut que rester inachevée tout en rendant compte de son inachèvement même. Pas de philosophie sans système ; plus de philosophie si le système se ferme sur soi. En ce sens on pourrait dire que l’idée de système ouvert définit le blondélisme. Cette philosophie de l’insuffisance aboutit à une véritable insuffisance de la philosophie.») Il est bien près alors d’être Jeune-Républicain.

Des opinions politiques qui ont une telle assise doivent présenter, même extérieurement, certains traits caractéristiques. Et d’abord, elles ne sauraient être opportunistes.

D’une origine diamétralement opposée à l’empirisme, elle sont tout à fait étrangères à des préoccupations de tactique.
La politique des étudiants est une politique à principes, ce qui ne veut pas dire toujours une politique rigide et sans liens avec les faits, mais une politique obstinément attachée à un ensemble d’axiomes. (…)

Point dilettantes, croyant en leurs idées, les étudiants n’hésitent plus à oublier même, quand il le faut, qu’ils sont des intellectuels, et à travailler pour leur foi autrement qu’en écrivant dans les journaux ou en prononçant des harangues.

Un couple regarde le tableau « La Belle Ferronière » de Léonard De Vinci au Louvre Abou Dhabi
photo symbolisant le relativisme du regard critique
Photo GIUSEPPE CACACE. AFP

L’étudiant pauvre est, du reste, retenu par moins de préjugés que les autres et si l’on voit des jeunes gens à chapeau melon et gourdin jaune vendre l’Action française à la porte des églises, il est des étudiants communistes qui distribuent des tracts dans la rue et des étudiants jeunes-républicains qui collent des affiches sur les murs.

Agathon avait donc vu juste. Un courant nouveau, orienté à l’action positive, s’affirmait en 1914 ; aujourd’hui, une circonstance favorable lui permet de grandir :
Plus pauvre (…) l’étudiant se mêle ainsi à ceux qui ne sont pas des intellectuels et bien des préjugés tombent.
Il comprend que la vie est rude à qui doit ployer de longues heures, tous les jours, son corps et son esprit, à d’indifférents labeurs qui, sans délivrer l’intelligence, ne peuvent lui offrir d’aliments. Il connaît quel privilège c’est de pouvoir sans cesse vivre par l’esprit, et, comme tout privilège implique un devoir, il se sent des obligations insoupçonnées.

… et surtout, il y a eu la guerre, grande mûrisseuse des âmes, même celles qui ne l’ont pas connue.

C’est à elle, je crois, que la nouvelle jeunesse doit d’être infiniment moins impulsive que celle d’autrefois.

La guerre a tué la foi aux idées généreuses chez beaucoup de cœurs trop débiles et toujours prêts à se replier dans la défiance et l’égoïsme ; mais elle a aussi nuancé l’idéalisme des âmes entêtées d’amour (c’est une belle formule!), d’un réalisme qui décuple leur puissance d’action.

La duperie de la paix a été si monstrueuse ; tant d’hommes avaient cru à ceux qui prétendaient que cette guerre était une vraie révolution ; on avait tant espéré de ces mots de Démocratie, de Libération, de Justice et de Fraternité dont on nous abreuvait durant les mois de lutte, qu’une fois les armes posées et l’attente frémissante déçue, les enthousiasmes s’affaissèrent et une immense vague grise de rancoeur et de découragement fit plier tous les fronts.

On se défie, maintenant, des grands mots ; on redoute l’infernale hypocrisie qui dresse devant elle le bouclier des idées exaltantes, pour travailler à d’obscures et louches besognes, dans l’ombre même de leur rayonnement.
Mais ce qu’il y a de réconfortant, c’est de voir combien mince est le nombre de ceux qui, après tant de désillusions, ne se sont pas remis, simplement et courageusement à la tâche. (…) Dans presque toutes les intelligences, une sorte d’élargissement s’est opéré. Le simplisme diminue, tandis qu’augmente la volonté de fonder en raison ses tendances et de ne pas s’abandonner aux seules impulsions sentimentales (…)

Le Président Georges Clemenceau partageant un repas avec les soldats français dans les tranchées près de Maurepas (Somme) en 1917

La foi, et spécialement le catholicisme, se répand au Quartier Latin et, en général, dans toute la jeunesse française qui pense. (…) A l’Ecole Normale, sur 160 élèves, une cinquantaine sont catholiques. (…)
La foi de ces catholiques et de ces protestants n’est pas toute individuelle et inactive. (…) Est-ce dépasser la réalité que de signaler comme une ébauche de rapprochement, sur beaucoup de points, entre catholiques et protestants, qui, si elle n’est pas encore dans les faits, est déjà en aspiration dans bien des cœurs ?
(Suit un long développement en écho d’une étude de Rémy Roure parue dans La Renaissance : politique, littéraire et artistique, hebdomadaire fondé par Henry Lapauze en 1913, sur les groupes politiques au Quartier Latin. Guillemin cite tout le passage consacré à la Jeune République et conclut de la manière suivante….)
Il n’y a que trois attitudes possibles, et je dirai même qu’il n’y en a que deux, en réalité.

Mettons à part les socialistes, dont l’imprécise doctrine hésite entre un idéalisme décidé et de lourdes erreurs matérialistes ; le socialisme est tiraillé entre deux tendances, dont la plus forte, d’ailleurs, apparaît bien, à l’heure actuelle, comme étroitement apparenté au courant jeune-républicain.

Mais, en face de cette volonté de subordination aux principes moraux, en face de cet esprit de justice et d’amour, seul se dresse l’esprit d’égoïsme et de haine, négateurs des principes intemporels, et de qui relèvent à la fois ceux qui veulent, par tous les moyens, la suprématie de la nation et ceux qui ne reculent devant rien pour établir ce qu’ils appellent la dictature du prolétariat.

Telle nous apparaît la jeunesse intellectuelle (il faut noter comme cette jeunesse est parisienne !) dans ses aspirations et ses volontés.

Débarrassée du dilettantisme infécond, passionnée de vérité et d’action, idéaliste et réaliste à la fois, religieuse au sens large du mot, elle a horreur des mots vides et de ceux qui souillent les idées en se servant d’elles ; elle repousse les reptations savantes des politiciens à l’échine souple.

Nettement divisée en trois attitudes et deux tendances, elle incline à gauche dans sa majorité.

Surtout, elle est virile et porte sur la vie qui s’ouvre à elle un regard clair, droit et courageux. 

Henri Guillemin
Elève de l’Ecole Normale Supérieure

Vignette logo célébrant la jeunesse, pour le lancement des jeux olympiques de 1924

Rappel événement éditorial : mercredi 6 novembre à la Librairie Tschann

Présentation des Chroniques du Caire par Patrick Berthier

Le mercredi 6 novembre 2019, à partir de 19h00  – Librairie Tschann – 125, bd du Montparnasse 75006 Paris.

T : 01 43 35 42 05

L’ouvrage Chronique du Caire est un événement éditorial, un ouvrage inédit d’Henri Guillemin.

Cet ouvrage inédit sera présenté le 6 novembre prochain, à partir de 19h00, à la célèbre librairie Tschann (Paris 75006), par Patrick Berthier qui a préparé cette édition, fruit d’un travail de plusieurs années de recherches. 

Chroniques du Caire rassemblent une sélection des 98 recensions littéraires écrites par Henri Guillemin entre 1937 et 1939, lorsqu’il fut nommé, à l’automne 1936, professeur de littérature française à l’Université du Caire. Il tient alors la chronique littéraire de La Bourse égyptienne, célèbre journal lu par l’élite du pays et qui rayonne sur tout le Moyen-Orient.

C’est le début d’une production de textes critiques passionnants sur des livres publiés dans les années d’avant-guerre, tels que L’Espoir d’André Malraux, La Nausée de Jean-Paul Sartre, Bagatelles pour un massacrel’école des cadavres de Céline, ainsi que sur les ouvrages d’un Mauriac, un Bernanos ou un Simenon, et d’autres encore.

Cette édition commentée, référencée, analysée, permet d’offrir aux connaisseurs, voire fans, d’Henri Guillemin, et aussi aux amateurs de critiques littéraires, aux adeptes de recensions exigeantes, non complaisantes, aux passionnés d’histoire littéraire, aux chercheurs en histoire littéraire, aux chercheurs en histoire politique, et à tous ceux qui veulent comprendre la vérité des faits, un objet exemplaire pour la pensée critique.
Une lumière intellectuelle bien venue aujourd’hui.

Ou quand la critique littéraire était quasiment une discipline en tant que telle.

Le Prix Henri Guillemin

Depuis notre dernier rappel le 1er octobre dernier, les choses ont un peu bougé. Merci à ceux qui ont ouvert le bal !

Nous avons en effet eu le plaisir de recevoir les toutes premières propositions d’ouvrages s’inscrivant dans l’esprit et l’engagement de Guillemin, ouvrages susceptibles donc, de recevoir le Prix Henri Guillemin.

Nous avons reçu 4 propositions d’ouvrages.

Même si, pour l’instant, ce nombre est encore bien timide, notamment au regard du nombre de nos abonné-es, de ceux/celles qui travaillent cette matière intellectuelle, et de tous les guilleminiens – et vous êtes nombreux ! -, le fait que des abonnés-es aient pris la peine de s’inscrire dans cette démarche, est très encourageant. 

Il faut donc continuer ! N’hésitez pas à nous faire part de vos coups de coeur ! Adressez-nous vos suggestions à administration@henriguillemin.org

Pour information, quels sont les 4 ouvrages proposés ?

La non-épuration en France – de 1943 aux années 1950 de Annie Lacroix-Riz ( 3 propositions)

Sorcières de Mona Chollet (1 proposition)

Le venin dans la plume de Gérard Noiriel (1 proposition)

Les lois du capital de Gérard Mordillat et Bertrand Rothe (1 proposition)

Ces titres peuvent suggérer, aider, stimuler, ou donner l’impulsion. Oui, très certainement, mais sachez qu’il existe évidemment bien d’autres ouvrages récemment parus, correspondant aux critères du Prix, livres que vous pouvez nous proposer.

Et il y a encore pas mal de temps avant la clôture de l’envoi de vos propositions qui est fixée au 31 décembre de cette année, soit encore deux mois et demi, laps de temps largement profitable !

Bref, n’hésitez pas !

Pour bien connaître ce que nous attendons de vous, cliquez ici

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