Les « œillères » de Guillemin
Cette fois pas d’article inconnu ou méconnu comme ceux dont nous a fait profiter récemment Patrick Rödel, mais une modeste réflexion à partir d’un mot que Guillemin m’a dit jadis et sur lequel je crois bon de revenir.
Nous approchions du terme de nos enregistrements, en juillet 1977, dans sa maison de Bourgogne. Je me rends compte, bien des années après, à quel point presque tout ce qu’il m’a dit pendant trois jours avait été médité, voire prémédité. Il y avait des choses qu’il tenait à dire absolument, d’autres qu’il tenait absolument à ne pas dire – sur sa vie personnelle, entre autres, lui qui ne s’est jamais privé d’entrer dans celle des autres pour mieux les comprendre (et pas forcément pour les condamner, témoins les grands aimés que furent Zola, Jaurès, Vallès…).
Et voilà qu’à un moment, après une question posée par moi (et sur laquelle je reviendrai) et un petit silence, il me jette tout à trac et comme une évidence (pour se définir lui-même plus précisément) :
« C’est plutôt que je ne peux pas tout connaître et que j’ai décidé que j’aurais des œillères. Si on veut travailler vraiment dans certaines directions, il faut aller devant soi et ne pas regarder à côté ».
Ce sont ces mots exacts, tels qu’enregistrés, qu’on peut lire dans Henri Guillemin tel quel (Utovie, 2017, p. 245).
Ils peuvent paraître surprenants, ces mots : comme un aveu à la fois d’incompétence et de partialité, bien imprudent de la part de quelqu’un qu’on a si souvent et si violemment attaqué justement pour ces raisons-là.
Mais Guillemin, lui, cela lui paraissait naturel de les dire, et la preuve c’est que lors de sa féroce révision de l’été 1978, où il a supprimé de l’enregistrement, ou complètement réécrit, tant de propos qui ne lui convenaient pas, ces mots-là il les a à peine modifiés en vue du livre qui allait paraître.
Dans Le Cas Guillemin (Gallimard, 1979, p. 193), on peut en effet lire :
« […] je dois vous dire que j’ai accepté d’avoir des œillères. Si on veut travailler vraiment dans une certaine direction, il faut consentir à des tas d’ignorances, à côté. Sans ça, on se disperse ».
Simples différences de formulation, dira-t-on, et c’est largement vrai.
À « je ne peux pas tout connaître » se substitue « il faut consentir à des tas d’ignorances », et dans les deux cas c’est après tout l’expression d’une saine modestie.
Mais une différence de fond, tout de même : accepter d’avoir des œillères (texte corrigé de 1979) n’est pas la même chose que décider d’en avoir (texte original restitué en 2017). Du coup, cela vaut la peine de réfléchir à cette métaphore elle-même.
Il faut l’entendre telle qu’elle a pu être dite par un homme qui est né en 1903, et dont le père travaillait sur les routes à la tête d’une équipe de cantonniers ; tous les charroyages de cailloux et autres se faisaient évidemment par voitures à cheval, comme d’ailleurs aussi bien les livraisons dans les rues de Mâcon.
Tous les chevaux destinés à ces travaux portaient des œillères, et chacun, en ville comme à la campagne, savait concrètement ce que c’était : « Plaques de cuir attachées à la têtière d’un cheval et placées à hauteur de ses yeux pour empêcher l’animal de voir de côté », dit la définition du Trésor de la langue française, et le rédacteur ajoute : « et pour que ses yeux soient protégés des coups de fouet », utile rappel de la condition peu enviable de ces animaux, même quand ils avaient de “bons” maîtres.
Revenons maintenant à notre phrase de Guillemin : la différence éclate entre le cheval de trait (ou de labour) qui accepte les œillères, n’ayant de toute façon pas d’autre choix, et un cheval imaginaire qui déciderait d’en avoir, pour être sûr de ne pas « voir de côté ».
Guillemin, en 1977 (soixante-quatorze ans), se perçoit comme quelqu’un qui a décidé de restreindre son champ d’enquête, pour mieux l’approfondir.
Tout spécialiste d’un sujet donné se comporte de même, et c’est normal. Il n’empêche que dans notre civilisation où les œillères ne sont plus que métaphoriques et où le mot employé au figuré est à peu près toujours péjoratif, on peut trouver curieux que ce soit celui qu’ait revendiqué Guillemin.
Jusqu’à présent j’ai laissé de côté l’entourage, le contexte de cette réponse de l’interviewé, et je voudrais maintenant y venir, dans un second temps, parce qu’il me semble qu’il y a encore quelques remarques bien intéressantes à faire.
En 1977 je suis un jeune professeur de littérature au lycée Robespierre d’Arras, je ne sais même pas que je vais entrer dans la carrière universitaire l’année suivante, même si j’ai commencé une thèse sur Balzac, mon écrivain de prédilection.
Ce détail personnel doit être donné pour faire comprendre qu’à plusieurs reprises j’aie tenté d’interroger Guillemin sur Balzac, et plus généralement sur ses préférences littéraires. J’ai obtenu les réponses qu’on peut lire dans Henri Guillemin tel quel : oui, Hugo, oui, Zola, oui, Flaubert, mais comme hommes ; comme écrivains, certes (et Claudel, et d’autres, aussi), mais d’abord comme éléments de l’histoire littéraire, de l’histoire des idées et pour finir de l’Histoire tout court : le coup du 2 décembre, l’affaire Dreyfus…
Honoré de Balzac en 1842
Avec mon Balzac qui n’était pas de gauche (c’est peu dire), je tombais mal. Et en plus Balzac l’écrivain, non ! quel style, quel fatras ! C’est Guillemin qui parle, évidemment, non seulement en 1977 mais dans de multiples lettres échangées entre nous ensuite, en fait à chaque fois que je lui envoyais une nouvelle édition « Folio » d’un Balzac et qu’il me répondait que c’était du temps perdu…
Et, il est temps de le dire, notre fameuse phrase sur les œillères, elle concerne justement Balzac, que j’avais une fois de plus évoqué.
Guillemin, peut-être agacé de mon insistance (il aimait bien guider l’entretien, non être amené vers les sujets qui lui déplaisaient), a décidé de crever l’abcès, gentiment mais très fermement :
« Je vais vous faire un aveu qui va vous peiner beaucoup : je me suis toujours embêté à crever avec Balzac » (Henri Guillemin tel quel, p. 243 ; texte maintenu dans Le Cas Guillemin, p. 191.
J’ai mis crever en italique pour rendre le ton de la voix). Tant pis… Et, ma foi, mon cher Balzac n’a pas besoin de Guillemin pour être Balzac. En revanche la réponse de juillet 1977, dans son ensemble, m’intéresse si je repense au travail que je viens de mener à bien pour publier cette anthologie des Chroniques du Caire rédigées entre 1937 et 1939 publiée cette année chez Utovie : aucune ne concerne Balzac, mais un grand nombre sont bien des chroniques de critique littéraire, et souvent de très fine critique littéraire, sur Colette comme sur Bernanos, sur Mauriac comme sur Simenon…
N’est-on pas en droit d’éprouver, au moins en passant, le regret d’un gâchis, d’une perte en tout cas, car quel critique eût été Guillemin s’il avait continué à laisser parler toute la diversité de ses passions comme il le faisait à trente-cinq ans !
Bien sûr, il est devenu Guillemin, je veux dire le Guillemin militant de certaines convictions politiques et spirituelles, le Guillemin que nous connaissons, et j’ai assez travaillé sur toute son œuvre pour n’avoir pas à vous convaincre que ce Guillemin “public”, celui que la jeune génération découvre sur Youtube, du contempteur de Napoléon à l’enthousiaste de Jeanne (dite Jeanne d’Arc), que ce Guillemin-là me passionne aussi.
Mais quand même. Dommage que, si tôt, il ait décidé d’avoir des œillères. Peut-être lui-même le regrettait-il ? j’avoue que je me le demande, à relire la réponse complète dans sa version originale ; elle vient après un échange assez long autour de Balzac, dont la personne, la vie, et bien sûr le style déplaisent décidément à mon interlocuteur.
Nous en venons au thème de « l’explication basse », expression par laquelle, dans L’Avènement de M. Thiers et Réflexions sur la Commune (p. 224), il résume son opinion sur la plupart des acteurs qui occupent la scène en 1870-1871 ; et, de façon bien intéressante, car là ce n’est pas une réponse à une question de moi, Guillemin choisit de revenir à Balzac.
C’est par ces lignes que, non sans un brin de provocation… balzacienne, je choisis de finir :
[…] il est vrai que dans l’explication du comportement des êtres je suis peut-être enclin à l’explication basse. C’est que ce que je vois autour de moi m’encourage rarement à chercher une explication sublime ! Mais dans le cas de Balzac, attention, je le connais trop mal pour décider selon ce genre de critères. C’est plutôt que je ne peux pas tout connaître et que j’ai décidé que j’aurais des œillères. Si on veut travailler vraiment dans certaines directions, il faut aller devant soi et ne pas regarder à côté. Balzac aurait été, il y a très longtemps, une tentation. Et puis je me suis dit : « C’est un univers, Balzac. Je suis en train de travailler sur Lamartine ; je dois faire ma thèse d’abord ». Et puis je suis parti dans Flaubert, plus sérieusement dans Jean-Jacques Rousseau et dans Hugo ; je me disais toujours que Balzac serait pour plus tard. Entretemps, j’essayais d’en lire. Ça ne m’intéressait pas du tout : j’ai tout laissé tomber. Je sais que c’est indéfendable.
Chronique rédigée par Patrick Berthier
Horse with raised leg – William Kentridge artiste sud-africain né en 1955 – exposition sur le thème « clair obscur »
organisée en 2018 par l’agence culturelle départementale Dordogne-Périgord.
Dernier rappel événement éditorial : Le 6 novembre à la Librairie Tschann
Présentation de Chroniques du Caire par Patrick Berthier
Le mercredi 6 novembre 2019, à partir de 19h00 – Librairie Tschann – 125, bd du Montparnasse 75006 Paris.
T : 01 43 35 42 05
Chroniques du Caire est un événement éditorial, un ouvrage inédit d’Henri Guillemin.
Cet ouvrage inédit sera présenté le 6 novembre prochain, à partir de 19h00, à la célèbre librairie Tschann (Paris 75006), par Patrick Berthier qui a préparé cette édition, fruit d’un travail de plusieurs années de recherches.
Chroniques du Caire rassemblent une sélection des 98 recensions littéraires écrites par Henri Guillemin entre 1937 et 1939, lorsqu’il fut nommé, à l’automne 1936, professeur de littérature française à l’Université du Caire. Il tient alors la chronique littéraire de La Bourse égyptienne, journal lu par l’élite du pays et qui rayonne sur tout le Moyen-Orient.
C’est le début d’une production de textes critiques passionnants sur des livres publiés dans les années d’avant-guerre, tels que L’Espoir d’André Malraux, La Nausée de Jean-Paul Sartre, Bagatelles pour un massacre, l’école des cadavres de Céline, ainsi que sur les ouvrages d’un Mauriac, un Bernanos ou un Simenon, et d’autres encore.
Cette édition commentée, référencée, analysée, est un ouvrage exemplaire dans le domaine de la critique littéraire et pour la pensée critique en général.
Le Prix Henri Guillemin
Notre dernier rappel aporté ses fruits et nous vous remercions pour votre participation à la création de ce nouveau chemin que nous ouvrons.
Nous avons reçu d’autres propositions qui s’ajoutent ainsi à celles mentionnées dans notre billet du 15 octobre dernier.
Nous avons reçu 8 nouvelles propositions d’ouvrages, provenant presque exclusivement de nos adhérents :
Les communistes et l’Algérie – des origines à la guerre d’indépendance, 1920 -1962 de Alain RUSCIO
Une histoire politique du Tiers-Monde de Vijay PRASHAD
Mémoires vives de Edward SNOWDEN
L’Histoire comme émancipation de Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau
Comment l’Amerique veut changer de Pape de Nicolas SENEZE
La guerre sociale en France – Aux sources économiques de la démocratie autoritaire de Romaric GODIN
La non-épuration en France – de 1943 aux années 1950 de Annie Lacroix-Riz (Cet ouvrage, déjà proposé la fois précédente, a fait l’objet de deux nouvelles propositions).
Nous sommes à mi-chemin de la remontée des propositions dont la clôture est fixée au 31 décembre de cette année, soit encore deux mois.
N’hésitez pas continuer à nous faire part de vos coups de coeur en adressant vos suggestions à : administration@henriguillemin.org
Pour lire le règlement du Prix Henri Guillemin, cliquez là
3 réponses sur « Les oeillères d’Henri Guillemin »
Concernant « les oeillères », je me permets d’ajouter ceci : il y a sans aucun doute adéquation entre le « cadrage » serré du conférencier par la caméra et sa concentration intellectuelle pour venir exposer un travail heuristique, qui ne dépasse jamais son champ opératoire…
Henri Guillemin est donc un chirurgien de l’Histoire.
Son pere Philippe, orphelin tres jeune, est un republicain convaincu et patriote, de surcroit tres antireligieux, alors que sa mere, Louise, est une catholique pratiquante tres pieuse. Henri dira plus tard avoir ete peine par ce conflit familial qu’il reussira a surmonter grace a ses rencontres (notamment Marc Sangnier, fondateur du mouvement politique Le Sillon ). Il a 11 ans lorsqu’eclate la Premiere Guerre mondiale, mais son pere alors age de 50 ans n’est plus mobilisable. La famille restera donc soudee. Il est d’abord eleve au lycee Lamartine de Macon avant d’entrer au lycee du Parc de Lyon, puis a l’ Ecole normale superieure en 1924 (
Il nous faudrait des gens de la stature de Henri Guillemin dont l honnêteté ,la rigueur dans le travail alliés a une maîtrise de la langue française sont stimulants
Merci a ceux qui ont œuvré pour
Que l on puisse entendre ses conferences ‘a proposer dans les classes de terminale histoire et littérature pour redonner de la vigueur a l’ expression orale bien appauvrie ?