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L’enseignement de l’Histoire en péril

La société orwellienne

L’enseignement de l’histoire n’a jamais été un sujet neutre. Les classes dominantes ont toujours cherché à orienter le récit de façon à conforter leur position, à édulcorer les rapports sociaux, à éviter la prise de conscience des enjeux de rapports de classe.
A leur service, les pouvoirs politiques se sont toujours méfiés de cette discipline qui développe l’esprit critique plutôt que son formatage et qui empêche d’entrer dans le moule de la pensée officielle.

Comme le dit l’historienne Michèle Riot-Sarcey dans la préface de son dernier livre (Le procès de la liberté. 2016 – Ed. La découverte – 355 pages), « le lien entre passé, présent et avenir, est aujourd’hui défait. Dans la France – comme dans le monde – du XXIe siècle débutant, l’absence de projection vers le futur est devenue si manifeste que la connaissance du passé semble totalement suspendue aux attentes de l’immédiat, aux modes comme aux usages pragmatiques des concepts en vogue.
L’absence de perspectives collectives, à court et à long terme, soumet la plupart de nos contemporains à la déficience politique et assujettit la recherche, y compris historique, à la demande des agences nationales dont les objectifs visent à l’application directe et à la rentabilité sociale. […/…]
Aujourd’hui, l’intérêt d’une Histoire à vocation édifiante n’a plus cours, tant elle semble avoir été emportée avec la chute du mur de Berlin en 1989, quand furent programmés la mort des utopies, le triomphe du libéralisme et, paradoxalement, la « fin de l’Histoire » » .

La question est donc de savoir si l’Histoire, telle qu’enseignée aujourd’hui au collège et au lycée, a encore pour objectif de donner aux élèves les clés pour comprendre le monde actuel.

Elle semble être devenue le vecteur privilégié d’un processus visant à faire accepter ce gentil acronyme usité par l’oligarchie mondialisée : « TINA ». Un joli prénom pour dire « There is no alternative ». Autrement dit, pas d’autres modèles que celui du capitalisme ultralibéral.

Enseignement de l’Histoire – Enjeux, controverses autour de la question du fascisme. Ed. ADAPT SNES – 2016 – 126 pages – 12€

 

Deux professeures d’histoire de l’enseignement secondaire, Joëlle Fontaine et Gisèle Jamet, ont étudié l’évolution des programmes scolaires en Histoire, au collège et au lycée (classes de troisième et de première), depuis les années soixante-dix.
A leurs yeux, cette évolution caractérisée par des réformes à répétition, signe une volonté explicite de refondation de l’école pour qu’elle s’adapte aux besoins d’une société néolibérale qui veut surtout éviter de fournir aux élèves les moyens d’exercer une réflexion profonde sur la société actuelle.

 

Un formatage idéologique

Les deux auteures expliquent très clairement comment ce processus appelé « réforme », qui s’apparente à une casse de l’enseignement en général et de celui de l’Histoire en particulier, fut lancé dans les années 70.

Elles montrent bien que cette progressive et programmée aseptisation de l’analyse critique des faits historiques s’inscrit dans le cadre d’une stratégie de transformation de l’éducation nationale afin qu’elle corresponde aux directives de l’Union européenne qui formule ainsi son ambition : « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde ».

Cette stratégie aboutit à une remise en cause des principes hérités du Conseil National de la Résistance qui avait érigé en priorité nationale l’élévation générale du niveau de culture et de formation dans un but d’émancipation des individus.

Joëlle Fontaine et Gisèle Jamet citent un extrait d’un des nombreux rapports officiels toujours produits par les experts pour légitimer les processus de normalisation. Ici, le rapport Thélot de 2004 : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’École doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »

La conséquence pour l’enseignement de l’Histoire est décrite par les auteures comme une « normalisation insidieuse » qui s’effectue par le biais d’une remise en cause de la continuité chronologique au profit d’un découpage thématique, ou par l’accent mis sur quelques concepts (brutalisation, guerre d’anéantissement, valeurs morales…) plutôt que sur la révélation des causes sociales, politiques et économiques des événements.

L’ouvrage présente la situation de façon nette et objective avec toutes les références requises et se compose de six chapitres. Le cœur de ce cri d’alerte occupe les trois chapitres centraux (§2 – Une Histoire désarticulée et désossée ; §3 – Une lecture dogmatique de l’Histoire : les concepts imposés de l’ordre néolibéral ; §4 – Des compétences plus que des connaissances). Il est encadré par deux autres chapitres portant sur le récit des réformes successives, allant toutes dans le même sens (§1 – Les programmes d’Histoire 2009-2010 : une naissance chaotique ; §5 – Quarante ans de normalisation insidieuse).
Il se termine par une dernière partie au titre alarmant : §6 – Vers la fin de l’enseignement de l’Histoire.

Brun-noir/Rouge sang

Joëlle Fontaine et Gisèle Jamet ont particulièrement analysé la façon dont la notion du fascisme est actuellement enseignée à travers l’étude des programmes scolaires. Leur diagnostic est inquiétant.

Ainsi, les conséquences de la Grande Guerre se résument en un mot : « brutalisation », néologisme anglo-saxon par lequel on enseigne de façon uniforme la naissance et le développement des deux formes de totalitarisme, le fascisme et le communisme, pourtant très différentes sur le plan politique et socio-économique.
Ce terme de brutalisation est à la fois si générique et si ancré sur le plan moral qu’il occulte complètement le jeu des rapports et des tensions politiques qui était alors à l’oeuvre. Il rend impossible l’étude de leurs origines respectives, leurs différences structurelles, les réactions des milieux industriels et financiers, la position des églises, les luttes internes, les affrontements, les résistances, etc…

En effet, tout se résume à indiquer que les pays concernés ont vécu sous la terreur, régime présenté comme non convenable. L’anticommunisme du fascisme et l’antifascisme du communisme n’ont pas besoin d’être expliqués puisqu’ils caractérisent l’inhumanité de ces deux « bêtes immondes ».

Pour les auteures, ces choix, entrés en force dans les programmes dans les années 1990, se sont traduits par des apprentissages plus superficiels, une baisse de l’intérêt des élèves pour l’Histoire, une perte de sens. Mais ils ont surtout abouti à une « lecture dogmatique de l’Histoire » qui s’observe très clairement dans l’enseignement du fascisme.

La notion de fascisme a en effet purement disparu des programmes, tout comme la crise de 1929 qui en est la cause première. De même, ont disparu, la guerre d’Espagne (l’Espagne républicaine et sa résistance contre les putschistes franquistes), les luttes antifascistes et dans une moindre mesure l’Italie de Mussolini, tandis que l’étude du système concentrationnaire allemand passe sous silence les centres de détention pour les opposants au nazisme (résistants allemands, militants communistes, opposants politiques parqués dans des camps dès 1933).

Les auteures avancent que mettre ainsi l’accent sur le concept générique de « totalitarisme » permet « une criminalisation du communisme » au détriment d’une analyse sérieuse d’un mode de production différent, de son histoire, de ses erreurs ; une mise à l’index sans retenue depuis la chute du Mur.

A l’heure où, sur fond de crise économique structurelle, l’extrême droite renforce ses positions dans plusieurs pays d’Europe, et non des moindres, ce procédé efface le caractère propre du fascisme, notamment son antihumanisme et sa nature contre-révolutionnaire, la violence qu’il exerce contre les syndicalistes et toute forme de solidarité sociale, donc de fraternité dans la communauté et surtout son lien étroit avec les classes capitalistes de la grande industrie et de la haute finance.

Ce livre pose la question de la capacité dont dispose encore l’enseignement de l’Histoire à aider les jeunes à mieux comprendre les enjeux du monde d’aujourd’hui au regard des leçons du passé et ainsi former leur citoyenneté.

Note rédigée par Edouard Mangin

 Tableau de Mark Rothko – Untitled (Black and red) – 1962 – Samsung Museum of Art

 

Pour aller plus loin

La meilleure façon de se rendre compte des dégâts est de lire l’ouvrage d’Annie Lacroix-Riz L’histoire contemporaine toujours sous influence (éditions Delga – Le temps des cerises – 2012). Ce livre prolonge en quelque sorte la réflexion dans le secteur de la recherche en Histoire et dans le milieu universitaire. Il s’agit d’une réédition augmentée, d’un premier livre sorti en 2004 qui mettait l’accent sur la dérive que connaissait la recherche historique depuis les années 1980. Depuis, de « réformes » de l’université et du CNRS en « réformes » de l’évaluation des travaux, la situation s’est aggravée. L’histoire indépendante et critique, est de plus en plus mise à l’index sur fond de pressions financières, idéologiques et politiques des milieux dirigeants qui affectent en profondeur la recherche historique et l’enseignement de la discipline.

Un autre ouvrage, plus théorique et conceptuel, converge vers le même diagnostic : Pour une éducation humaniste de Noam Chomsky (Ed. L’Herne – 2010 – collection Carnets de l’Herne).
Dans ce petit livre, Chomsky développe une réflexion sur ce que signifie enseigner ou apprendre et comment il conviendrait de penser et d’organiser l’enseignement pour qu’il réponde au besoin d’enrichissement intellectuel du peuple. Il s’insurge contre la tendance endoctrinaire de l’éducation telle qu’elle est de plus en plus pratiquée dans les écoles et les universités et pourfend la propagande politique qui en prend le relais, notamment dans les médias.

5 réponses sur « L’enseignement de l’Histoire en péril »

Bravo ! très bien dit, sur ce sujet si important !
Il faut aussi citer le magnifique travail de l’historienne Michelle Zancarini-Fournel (« Les luttes et les rêves » chez Zones), celui de Suzanne Citron (« Le mythe national – L’Histoire de France revisitée » – chez L’atelier) et un ouvrage comme « Contre-histoire du libéralisme » de Domenico Losurdo. Parmi d’autres (sans doute pas assez nombreux) qui tentent d’éclairer la vérité.

Bravo à ces deux auteurs pour ce livre! Même si je ne l’ai pas lu, le résumé est édifiant et correspond, trait pour trait, à ce que j’ai constaté en tant que professeur d’Histoire. Tout y est : la suppression de la chronologie, remplacée par une étude thématique qui concourt à créer une vision éclatée du monde (on zappe !), la suppression de la notion de causalité qui interdit l’acquisition de la logique (jugée trop dangereuse), le passage à la trappe de certains sujets (la crise de 1929, ses causes et ses conséquences, la guerre d’Espagne, la résistance, notamment communiste, contre le nazisme et sa répression, etc). J’ajouterai que le « gommage » de l’aspect social et des luttes de classe commence dès la 5ème puisque la relation entre les seigneurs et les paysans est devenue au mieux neutre, au pire idyllique. Le Moyen Age est étudié de manière descriptive ( la seigneurie) ou narrative (récit de la journée d’un paysan). Le chevalier est redevenu le brave défenseur de la veuve et de l’orphelin. Digne des contes pour enfants ( et du même niveau) que nous apprenions autrefois à l’école primaire… C’était bien pour des petits, mais on peut attendre mieux de l’enseignement dans le secondaire qui est supposé développer l’esprit critique. Exit les redevances, les corvées, les pendaisons et autres broutilles… On comprend que l’élève qui arrive en 4ème s’étonne que les paysans se soulèvent ainsi subitement contre les seigneurs ! Et encore, si on le lui dit… car la Révolution française est tellement édulcorée… J’ai réussi pour ma part à passer tant bien que mal entre les écueils et j’enseignais encore la crise de 29 jusqu’à mon départ à la retraite, mais en prenant quelques risques car c’était interdit, j’ai bien dit interdit ! J’évoquais la résistance au nazisme en Allemagne et en France. De même je traitais l’opposition entre Montagnards et Girondins sans laquelle on ne comprend rien à la Révolution française. Mais je doute que les générations actuelles de professeurs continuent cette petite « gymnastique programmatique » bien longtemps, pour la bonne raison qu’eux mêmes n’y ont pas été formés et ignorent ces aspects de l’Histoire et que la pensée dominante, la pensée unique a fait d’énormes ravages dans leurs rangs. On comprend pourquoi l’Histoire, réduite à un récit thématique édulcoré, s’écrit maintenant avec un h minuscule, comme les petites histoires de cour de récréation. Ce n’est plus une discipline scientifique (une science humaine), avec ses exigences, ses méthodes d’analyse, son éthique. C’est la victoire de la conception anglo-saxonne. Bon courage donc aux résistants valeureux qui ne renoncent pas ! Et merci pour toutes les informations passionnantes que vous nous livrez, les conseils de lecture, etc. Bien cordialement à vous.

[…] Je lis un article extrêmement intéressant sur l’enseignement de l’Histoire tel qu’il est analysé dans le livre de deux professeures, Joëlle Fontaine et Gisèle Jamet, et je constate qu’elles décrivent des aberrations comparables à celles que je vois dans l’enseignement de la littérature (suivre mon mot clé prof de lettres). Dans les deux disciplines, c’est le sens qui est attaqué. Exactement comme dans la com’, tout est dans la forme. De même que la lecture globale ou semi-globale, qui réduit l’écrit à des formes arbitraires, produit des effets de dyslexie, cette pédagogie réduit l’Histoire et la littérature à des expositions de formes dépourvues de sens et produit des dyslexies de l’intelligence. Toute la pédagogie consiste à distraire les esprits par des projections de formes au fond de la caverne, comme dans l’allégorie de Platon. Ce qui génère une infinité de bavardages sur du néant qu’on fait passer pour de l’étant. Il s’agit d’occuper le temps de cerveau scolaire des moins de dix-huit ans (et plus, la même pédagogie ambitionnant de s’installer à l’université) et de neutraliser ainsi ces cerveaux de futurs adultes. Un formatage orwellien, en effet. L’article est à lire ICI. […]

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