Henri Guillemin
On a très longtemps réduit Henri Guillemin aux livres d’histoire littéraire et politique qu’il écrivait. Tous n’étaient pas forcément drôles à lire.
On découvre, grâce au Net l’extraordinaire conteur qu’il a été – conférencier, d’abord, mais les témoins de ces prestations ont vieilli et commencent d’en perdre le souvenir ; puis historien-vedette à la télévision (suisse romande, belge, canadienne) que redécouvre avec passion toute une nouvelle génération.
Or, cet art de conteur, Guillemin en a fait preuve aussi dans des œuvres d’imagination qui ont longtemps été considérées comme des essais avortés ou des à-côtés de son œuvre.
Essais avortés, les deux romans que Guillemin écrivit dans les années 30 – Les pauvres gens et Contre-jour.
Contrairement à ce que pense Maurice Maringue, je doute beaucoup des justifications apportées par Guillemin lui-même à cet échec.
Ces deux textes ne manquent pas de qualités et les maladresses qu’on y trouve auraient pu facilement être corrigées. Guillemin n’a pas poursuivi dans cette voie, mais il tenait suffisamment à ses tentatives pour les avoir gardées, au lieu qu’il aurait pu s’en débarrasser définitivement.
J’ai montré dans Les petits papiers d’Henri Guillemin (Utovie, 2015) (pour plus d’informations sur le livre de patrick Rödel, cliquez ici), que la vocation première de Guillemin est bien la création littéraire et qu’il y renonce pour des raisons qui sont plus économiques qu’artistiques.
A côté de son œuvre : des textes courts, nouvelles et contes qu’Utovie a la bonne idée de rassembler en un seul volume, avec une préface de Maurice Maringue et une postface de Martine Jacques.
Couverture dela nouvelle édition de Nouvelles et Contes – 86 page – 15 €
Une histoire de l’autre monde
Cette nouvelle date de 1932 – Guillemin est en poste à Clermont-Ferrand, il écrit ce texte, pendant les vacances de Noël, à Bordeaux.
Le renoncement à l’écriture romanesque est tout frais. Mais il a toujours le désir d’écrire, ce texte en est la preuve. Il choisit une forme brève qui demande, certes, un moindre investissement de temps mais qui a toute la dignité d’une œuvre littéraire, contrairement à ce que l’on croit trop souvent en France où les nouvelles n’ont pas bonne presse.
Et dans ce genre littéraire, Guillemin montre des qualités réelles – une intrigue maîtrisée, des personnages crédibles et une écriture qui lui est très personnelle.
Pas vraiment une histoire pour des gamins que cette amitié entre Louis, tout juste ado, et Fritz un prisonnier allemand ; le monde des adultes y est présenté de façon très sévère : la mère de Louis ne montre pas beaucoup de tendresse envers son fils ; elle en montre davantage envers le sergent.
Et son père, prisonnier en Allemagne surprend à son retour sa femme avec son amant.
Seul Fritz échappe à cette noirceur. Le dénouement est très inattendu.
Reste avec nous
Ce texte date de 1944. C’est une relecture de la Passion et du passage des Evangiles sur les pèlerins d’Emmaüs.
Guillemin y adopte ce style qui deviendra vraiment sa marque – très proche de l’oralité, en tout cas d’une forme mi-enfantine mi- populaire de s’exprimer, avec des élisions, des inversions, des incorrections, mais qui donne à son récit un aspect extrêmement vivant et authentique – ce sera la même utilisation de la langue dans les émissions pour la télévision.
« Bien sûr, les trucs utilisés, parce que ce sont aussi des ficelles, peuvent finir par lasser (…) la suppression des négations, l’abondance des on et des ça, les clausules caractéristiques du discours oral, les quoi, les hein. » ( Les petits papiers d’Henri Guillemin, p. 43)
Le narrateur éprouve, ici, le besoin de s’en excuser : « je n’ai rien voulu, en dépit de ma répugnance, changer à son langage très vulgaire, afin de préserver telle quelle l’authenticité de sa déposition. »
Les personnages, Samuel et et Gesmas, sont des zélotes, ces juifs qui luttent contre l’occupant romain – autant dire qu’ils regardent avec méfiance le Nazaréen et son Royaume qui n’est pas de ce monde.
Jusqu’à l’épisode du Temple où Gesmas voyant dans Jésus un vrai révolutionnaire qui s’en prend aux marchands et aux prêtres croit se mettre à sa suite en réglant ses comptes avec un collabo qu’il ne peut pas sentir.
Il est arrêté. Il sera crucifié en même temps que Jésus. Le bon larron, c’est lui.
Et l’histoire se termine à Emmaüs où Samuel assiste, incognito si j’ose dire, à la rencontre entre les pèlerins et celui qu’ils ne reconnaissent pas encore.
Le souper à Emmaüs – vers 1601 – (139 x 195 cm) – tableau de Caravage – National Gallery – Londres
C’est un très beau texte. Plein d’émotions et de sentiments contradictoires, ceux-là mêmes que Guillemin n’a cessé d’éprouver tout au long de sa vie. Entre une foi qui n’exclut pas les doutes et un engagement auprès de ceux qui luttent contre les injustices.
Je ne suis pas non plus sûr que les destinataires de cette histoire soient seulement des enfants.
Si je peux me permettre une anecdote personnelle : Henri Guillemin m’ avait offert Reste avec nous pour Pâques 1958. J’avais 17 ans.
[NdE : Nous avons parlé de l’adaptation théâtrale de cette nouvelle dans une récente newsletter. Pour la relire, cliquez ici]
Rappelle-toi, petit
A été publié l’année suivante, en 1945. Le propos est, ici, politique. Nettement.
Sous la forme du récit que fait un grand-père à son petit-fils des événements qui ont eu lieu dans son village au moment de la Deuxième République et du Coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte. Un village du mâconnais. Le héros est le maire, Goubaud.
Presque toute la population a accueilli avec joie les changements politiques qui ont eu lieu et oppose un refus catégorique au Coup d’Etat.
Goubaud essaie de trouver des alliés dans les villages voisins et prône une résistance armée aux fossoyeurs de la liberté. Mais il est bien isolé et la répression est terrible, et il sera fusillé : « Tout ce qui résiste doit être fusillé, au nom de la société en légitime défense », décrète le ministre de la guerre.
« tu entends, petit ! : ‘au nom de la société en légitime défense’. Ca vaut de ne pas être oublié, cette trouvaille. »
Ses amis résistants sont déportés, le curé qui a voulu prévenir Goubaud de l’arrivée des soldats est démis de ses fonctions.
Mais il y a fête au château.
« Ce n’est pas une histoire pour amuser les petits enfants », avait prévenu le grand-père.
Pierre-Antoine Berryer (1790 – 1868) avocat et homme politique français harangue la foule à la fenêtre de la mairie du 10e arrondissement de Paris pour dénoncer le coup d’État du 2 décembre 1851 – Gravure tirée de l’Histoire populaire contemporaine – 1864 Paris – de Charles Lahure (1809 – 1887) – éditeur, imprimeur fabricant, libraire.
Cette nuit-là
C’est visiblement le dernier texte « littéraire » écrit par Guillemin, en 1944.
Il entre dans une catégorie qu’on pourrait appeler, avec précaution, et Dieu sait s’il y en a dans la narration, celle du « merveilleux ».
Le personnage est un affreux, gueule cassée, anarchiste et athée qui vit à l’écart du village. Les villageois – Guillemin en donne une image très négative – l’accusent de tous les maux, ils sont persuadés que c’est un sorcier qui a le mauvais œil.
Deux paysans décident de le passer à tabac pour qu’il quitte le coin ; ils le laissent à moitié mort mais il s’en sort et n’a plus qu’un désir : se venger de ceux qui l’ont agressé.
Le soir où il va mettre son projet à exécution, il reçoit la visite d’un enfant – et cette visite va le bouleverser au point de le faire renoncer à sa vengeance.
C’était le soir de Noël.
Une cinquième nouvelle
A ces quatre textes, il faut en ajouter un cinquième – et je trouve dommage qu’il n’ait pas été repris par Utovie et qu’il n’y soit pas, du coup, fait référence dans la postface de Martine Jacques – qui a paru dans Carrefour, en juin 1945.
Il s’agit de Le vent de la Pentecôte.
J’ai signalé l’existence de cette nouvelle (Les petits papiers d’Henri Guillemin, p. 161) qui était inconnue.
Il est vrai que Guillemin lui-même n’a pas repris ce texte, n’en a même jamais parlé, je crois. Pour des raisons complexes.
Carrefour, c’est le journal d’Amaury et de Jean Sangnier. Guillemin est furieux qu’on ait transformé son texte, pour des raisons obscures, et surtout la fin même qui, on le sait, est un des points forts des nouvelles ; qu’on l’ait affublé de dessins qui sont, et c’est vrai, il suffit d’aller consulter ce numéro, d’une laideur affligeante.
Echange de lettres sanglantes entre Guillemin et les gens de Carrefour. A la suite de quoi, la rupture est totale. Et sera présentée, par Guillemin, comme le résultat d’options politiques incompatibles.
On comprend mieux que Guillemin n’ait pas souhaité que l’on sache qu’il n’a pas toujours été fâché avec Carrefour.
Sa nouvelle en subit les conséquences – il aurait pu restituer la version première et la faire éditer, comme les autres, en Suisse. C’est d’autant plus étrange que nous savons que Guillemin l’avait montrée à son ambassadeur Hoppenot, lequel l’avait beaucoup appréciée.
Je ne sais pas si le manuscrit de Vent de la Pentecôte a été conservé dans les papiers de Guillemin.
Voilà des raisons pour lire ce recueil.
Martine Jacques dit fort justement que « tous ces textes se présentent enfin comme le lieu de la transmission d’un secret. (…) La Révélation demeure toujours de l’ordre du secret. »
Note rédigée par Patrick Rödel