La condamnation des prêtres-ouvriers (1953-1954) de Robert Dumont
L’épisode est sans doute oublié. Il a fait date, pourtant, dans l’histoire des rapports compliqués de l’Eglise catholique et du monde ouvrier.
L’avènement de la révolution industrielle a entraîné, au 19ème siècle, l’apparition d’une classe ouvrière, issue pour sa majeure partie de la paysannerie, dont l’exploitation, les conditions de vie indignes assuraient l’accumulation des profits de la classe des possédants. Des voix se sont élevées, peu nombreuses, il est vrai, au sein de l’Eglise, pour dénoncer cet état de fait – Montalembert, Lacordaire, Ozanam, Sangnier, autant de figures sur lesquelles Henri Guillemin s’est penché (Histoire des catholiques français au XIXe siècle (1815-1905) – Le Milieu du Monde,1947 ; rééd. Utovie, 2003 – cliquez ici ; La bataille de Dieu – Le Milieu du monde, 1944, rééd. Utovie, 2003 – cliquez ici ; La cause de Dieu – Arléa, 1990, rééd. Utovie, 2015 – cliquez ici ) – et rappeler que la Parole du Christ s’adressait, au premier chef, aux pauvres.
Ces voix ont été étouffées ou marginalisées et l’Eglise s’est affirmée comme gardienne d’un ordre établi par Dieu lui-même.(cf sa réaction devant la Commune de Paris).
L’apparition du socialisme a changé la donne. Il est apparu aux yeux de la hiérarchie comme le danger absolu – athéisme, matérialisme, violence révolutionnaire étaient aux antipodes de la résignation benoîtement prêchée aux damnés de la terre, et l’Eglise s’est repliée sur son pré carré.
Il y eut bien des efforts pour tenter de ramener ce troupeau perdu au bercail – l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII (1891) qui jetait les bases de la Doctrine sociale de l’Eglise, celle de Pie XI qui en célébrait le quarantième anniversaire (1931) – mais sans que cela débouche sur cette réconciliation souhaitée entre l’Eglise et la classe ouvrière, chaque timide avancée étant suivie d’une reprise en mains, d’une condamnation de ceux qui s’étaient cru autorisés à porter un autre regard sur la société et son organisation politico-économique.
C’est au cours de la Seconde Guerre mondiale que le cardinal Suhard dresse le constat effrayé de la rupture consommée entre l’Eglise et la classe ouvrière – et cet homme, pas spécialement d’avant-garde (pétainiste jusqu’à la garde!), va lancer un mot d’ordre – « La France, terre de mission » – qui sera à l’origine des prêtres-ouvriers.
Très vite, il apparaît qu’entre la hiérarchie (à part deux ou trois exceptions) et les prêtres qui entrent en usine le fossé est immense. Les prêtres-ouvriers parlent de la condition ouvrière, des combats qu’elle mène contre un système qui l’exploite et dont ils sont partie prenante ; elle se dote, pour se défendre d’un certain nombre de structures, syndicales et politiques.
Les ouvriers trouvent dans le PCF le seul « avocat » auquel ils peuvent faire confiance et dans les prêtres ouvriers des hommes aptes à les représenter. Ils ne voient dans l’Eglise officielle que l’alliée objective de la domination bourgeoise. Les évêques, eux, abreuvent les prêtres qu’ils ont envoyés en mission de belles paroles mais leur crainte de plus en plus vive est de les voir s’éloigner de l’Eglise. Le risque qu’encourent les prêtres-ouvriers est qu’ils se convertissent au marxisme au lieu de convertir la classe ouvrière au christianisme. Alors qu’ils proclament qu’ils sont prêtres autrement, les évêques les accusent de n’être plus du tout prêtres.
L’expérience commencée en 1946 se termine en 1953 sur ordre du Vatican. Tous sont sommés de se soumettre ou de se démettre.
Pourquoi ce rappel rapide des faits ? D’abord parce que cet appel à l’obéissance à l’autorité sacrée de la hiérarchie est la répétition de celui qui fut adressé au Sillon en 1910 dont on sait les conséquences qu’il eut : Sangnier se plie à la volonté du Pape Pie X, le Sillon est dissout. On mesure, à relire les textes de l’époque, combien cette décision fut déchirante. Comme sont déchirants les témoignages des prêtres-ouvriers rassemblés dans le livre de Dumont.
Ensuite, parce que l’article de Guillemin, Par notre faute, paru en 1937, dans la revue des dominicains La Vie intellectuelle, (et republié par Patrick Berthier dans Le cas Guillemin, Gallimard, 1979) a une portée prémonitoire indéniable : il redit la gravité de ce divorce entre l’Eglise et la classe ouvrière :
« Ayons le courage de reconnaître, dans l’ignorance ou la haine des foules à l’égard de notre foi, le visage des omissions de générations de chrétiens, et, dans les doctrines mêmes de l’athéisme matérialiste, des exigences de justice qui sont comme l’âme indignée de la nature. Rien qui se dresse plus formidablement contre nous que ces vérités d’origine chrétienne que nous avons laissé trop souvent en souffrance et qui sont passées à l’ennemi. » (p.235)
Denis Pelletier dans sa postface au livre de Robert Dumont ne manque pas de signaler l’importance de ce texte (p.292)
Enfin, parce que la condamnation des prêtres-ouvriers va susciter la colère de Mauriac et de Guillemin – l’un et l’autre, dans les lettres qu’ils échangent à ce moment-là, n’ont pas de mots trop durs pour déplorer la bêtise de la hiérarchie catholique qui a perdu une occasion inespérée de renouer avec une partie de la classe ouvrière et donne raison à ceux qui l’accusent, et par le mode de vie de ses hiérarques et par ses options politiques, d’avoir renié le message du Christ et choisi le camp du capitalisme.
Dans son Bloc-notes de 1953 (Points Essais, p.97/8) Mauriac se fait l’écho de ce drame et l’on mesure, à le lire, la proximité qui est alors la sienne avec Guillemin :
« Interdiction pour tous les séminaristes d’aller faire des stages en usine. C’est tarir la source de recrutement des prêtres-ouvriers, l’arbre se trouve atteint à la racine. Le grand responsable : l’animateur de Jeunesse de l’Eglise (*). Il a donné toutes les armes à l’adversaire. Mais il suffit de voir qui dans l’Eglise gémit, et qui se réjouit et triomphe pour que je pleure. Les pauvres perdent toujours.(…)
Le double échec missionnaire (échec relatif) à l’égard des peuples d’outre-mer au dehors, et de la classe ouvrière au dedans, a une racine commune.
Si la vie en usine a corrompu quelques clercs, la vie « dans le monde » en corrompt un plus grand nombre. »
(*) Il s’agit du père Montuclard, dominicain accusé de se laisser séduire par les thèses marxistes de la lutte des classes, et, à ce titre, condamné par Rome.
J’ajoute, parce que la rencontre est symbolique, que lorsque Althusser rentre de captivité et se retrouve à l’Ecole Normale Supérieure, en 1945, il participe activement aux travaux de Jeunesse de l’Eglise. Les catholiques adhérents du PCF sont excommuniés, en juillet 1949, le groupe Jeunesse de l’Eglise est dissout en 1953 et, en 1954, Montuclar est réduit à l’état laïc. Althusser et sa sœur, jusqu’à cette date se réclament à la fois du catholicisme et du communisme. (Note de P. Rödel).
Il faudra attendre Vatican II pour que le discours de l’Eglise change, et sa pratique aussi, même si ce n’est que dans les marges.
L’accent est d’ailleurs mis à l’époque sur le mariage des prêtres qui n’avait pas été, en 1953, un argument majeur.
Et sur ce point, il n’est pas inintéressant de noter la réaction de Guillemin, dans une lettre à Mauriac qui date d’octobre 69 :
« Navrant, ce cri de tant de prêtres vers le mariage ! Je sais bien que la loi, ici, est récente (XIe siècle). Mais ce qui me déchire, c’est l’espèce de trahison essentielle qui se cache (bien mal!) sous cette revendication misérable. »
Aux yeux de Guillemin se marier serait pour un prêtre perdre sa spécificité, rentrer dans le rang ; être un homme comme les autres. Ce serait une atteinte à la fonction sacrée du sacerdoce et pour « une misérable compensation ». Les femmes apprécieront !
Et, surtout, Guillemin reste pris dans une vision extrêmement traditionnelle du sacerdoce qui est celle au nom de laquelle les prêtres ouvriers ont été condamnés.
Comme quoi on ne peut pas être toujours à l’avant-garde !
Mais Guillemin gardera toujours une sympathie marquée pour les prêtres qui manifestent leur proximité avec la classe ouvrière. Dans ses dernières années en Bourgogne, il aura une vraie amitié et une grande admiration pour le curé de son village qui était non pas « prêtre-ouvrier », le mot ayant vécu, mais prêtre au travail.
L’abbé Fernez se partage entre l’animation de sa paroisse et son travail de forestier qui lui est nécessaire pour être auprès de ceux qui doivent bosser pour gagner chichement leur vie.
Une manière de vivre concrètement le message christique.
Note de Patrick Rödel