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Guillemin et Chateaubriand

 

Tombeau de Chateaubriand face à la mer sur l’île-rocher du Grand Bé (Saint-Malo)

Introduction

Que n’a-t-on réagi, souvent avec colère, à la lecture des travaux critiques d’Henri Guillemin, notamment en littérature, le domaine des Belles Lettres !
Le pavé qu’il lançait dans la mare des convenances était bien trop gros pour que les braves gens de la critique orthonormée puissent rester indifférents et n’afficher qu’un mépris silencieux. Il fallait réagir. On l’a alors attaqué sur sa méthode jugée partisane, approximative, inéquitable, bref subjective à l’excès.
Sauf que, sauf que, Guillemin, à chaque fois, visait terriblement juste et allait droit au but, au coeur des choses, posant sur la table, certes avec fracas, une problématique qu’on ne pouvait ignorer, ou alors avec beaucoup de mauvaise foi.

Pour Guillemin, il y a l’oeuvre littéraire mais il y a aussi et surtout l’homme, l’écrivain, sa vérité intime cachée, tourmentée, enfouie, dont l’oeuvre est le reflet. Par exemple, comment « juger » Céline ?
Ce que cherche Guillemin, c’est de tenter « cette entreprise, toujours pleine de périls, qui consiste à reconstituer, aussi fidèlement que possible, la physionomie morale d’un homme ».
« Quitte à décaper certaines statues de leur patine académique » (dixit Maurice Nadeau en 1959 dans Les lettres Nouvelles). Et à créer la polémique.

Donc, d’un côté l’écrivain, de l’autre son œuvre. Eternel débat en critique littéraire à propos duquel je ne peux qu’inciter à lire Guillemin tel quel de Patrick Berthier, notamment toute la première partie, extrêmement riche, où on découvre par exemple la position d’un Maurice Nadeau, figure tutélaire de la critique littéraire, à la fois positive (page 19) et interrogative (son enquête lancée en 1959 sur comment appréhender la critique guilleminienne ; page 49 à 51).

Ainsi, parmi les grands écrivains passés au décapage, il y eut Chateaubriand.
La lecture critique de Guillemin, fouaillant sans ménagement l’homme derrière l’écrivain provoqua beaucoup de vagues et marque encore le champ de la critique littéraire.

Chateaubriand donc.
Un cas d’application significatif étudié par Patrick Rödel pour cette lettre d’information.

En effet, Patrick verse à ce dossier deux pièces très stimulantes : deux extraits de livres écrits sur Chateaubriand par de grandes personnalités ; des extraits qu’il a relevés car ils permettent de constater qu’on ne peut véritablement pas faire l’impasse sur la critique de Guillemin, qu’elle n’est pas aussi simpliste et partiale, et qu’on est amené à le citer et à le commenter….chacun à sa façon.

Le premier extrait provient de Le souvenir du monde. Essai sur Chateaubriand de Michel Crépu – éd. Grasset 2011 (pp 66/68).
Concernant la place unique occupée par la littérature dans la pensée, cet extrait se passe de commentaire.

Le second provient d’un article écrit par Maurice Blanchot sur Chateaubriand en 1978 ; un extrait analysé et commenté par Patrick Rödel.

Michel Crépu

« On a beaucoup disputé ces derniers temps de ce que le fondateur de la psychanalyse s’était affreusement mal conduit avec sa soeur ou sa fille, on ne sait plus. Qu’espérait-on donc ? Un savant qui fût le saint de sa science ? Le fait de savoir que Chateaubriand a pu redessiner les choses à son avantage diminue-t-il son génie d’écrivain ? A vrai dire non. Il se pourrait même que le mensonge le grandisse un peu plus, allons bon.
Mais nos inquisiteurs actuels n’ont cure de ces subtilités. Ce qu’ils veulent, c’est un casier judiciaire vierge. Nos inquisiteurs n’aiment pas la littérature, ce qu’ils aiment en elle c’est qu’elle leur fournisse une matière à moraline. C’est de l’anti-littérature.

Nous sommes loin ici du bon temps des ouvrages délicieux et ravageurs de Henri Guillemin, un inquisiteur amoureux en quelque sorte de son prévenu, sa manière à lui de l’aimer, multipliant les pièces à charge dans l’espoir d’un rachat de dernière minute, fourni par l’accusé lui-même, bien entendu.
Au fond, Guillemin, si acharné en procureur des grandes gloires, ne voulait pas un casier sans tache, ce qu’il voulait c’était pardonner. Si la littérature est la littérature, alors qu’elle le prouve ! A moi Guillemin de lui remonter les nippes, de ne rien lui passer. A elle de me montrer ce qu’elle sait faire. Sinon, ce n’est pas la peine, nous n’avons pas de raison de rester une minute de plus ici. Tel est l’enjeu, mine de rien : un miracle ou le désespoir, ou l’ennui, ou la mort.

Le miracle se produit tout à la fin du procès intenté dans L’Homme des « Mémoires d’outre-tombe« , Guillemin jetant enfin l’éponge à la vue de cette scène si extraordinaire dans l’auberge allemande de Schau, retour de Prague, où Chateaubriand joue toute la nuit de l’accordéon.
In fine, l’image poétique a raison des faiblesses, des arrangements : non qu’elle les réduise en poussière (il y aura toujours du temps pour s’expliquer quant à la manière dont il convenait de mener l’expédition de Cadix ou s’il fallait bassiner encore Mme de Duras pour l’obtention d’un portefeuille), mais parce qu’elle oblige le lecteur à compter avec elle à un certain degré de profondeur inédite.

De quelle victoire s’agit-il dans l’épisode de l’accordéon nocturne ? On voit bien que Guillemin a cherché ce moment-là, comme une jouissance retardée exprès : que le miracle se produise et tout est sauvé.
Le miracle, c’est la beauté qui ne ment pas.

Tout se défait à mesure des coups de boutoir infligés par l’enquête puritaine guilleminienne : si quelque débris doit demeurer, un coulis de rivière, le pépiement d’un oiseau dans Hyde Park, en croisant le prêtre émigré, alors c’est qu’il le mérite. Champagne.

Chez Guillemin, la beauté se gagne au terme d’une entreprise de démolition implacable : à la fin, on veut bien baisser la garde, à condition que la beauté, une fois n’est pas coutume, joue cartes sur table.

De là cette profondeur inédite qui ne sacrifie pas la surface à l’apothéose d’une essence. Chez Chateaubriand, jamais la surface ne paie pour la profondeur. Au contraire même : plus il y a de la profondeur, plus il y de la surface. »

 

Maurice Blanchot

« Il y a quelques années, M. Henri Guillemin, qui a déboulonné plus de statues que les Allemands n’en ont enlevé à Paris pendant la guerre, a fait – à partir de l’examen [des lettres de Chateaubriand] – subir un vilain quart d’heure au futur pair de France, ministre et ambassadeur.
En se voilant la face – avec cet art qui lui est propre, d’introduire le feu et la bagarre dans l’érudition – il a dénombré toutes les intrigues et les volte-face de sa victime.

M. Guillemin, qui a tenu, naguère, des propos compréhensifs sur l’évolution psychologique de Staline, a bien de la vertu. Mais, enfin, si le talent s’en mêle, il n’en faut pas plus pour être M. Guillemin.
Devenir Chateaubriand exige davantage et suscite des difficultés que l’on n’aplanit pas sans mal ni contorsions. Et puis, il a échappé à notre censeur que l’homme qui a pu dire : « Tout ce que j’ai fortement désiré, je l’ai obtenu » se détachait de ce qu’il décrochait aussitôt qu’il l’avait eu. Comme s’il lui était nécessaire de passer par toutes les grandeurs terrestres pour éprouver le néant de tout. Et s’en faire une musique. »

Commentaire de Patrick Rödel

Ce texte de Maurice Blanchot, tiré d’un article de 1978, illustre assez bien une position qu’on pourrait dire ambivalente à l’égard de Guillemin. Pas bêtement hostile. Pas sorbonnardement méprisante.
Elle consiste à reconnaître que son travail est difficilement contestable – les documents sont les documents ; mais Blanchot commence par rappeler les « imprudences », les partis-pris de Guillemin dans le domaine de la politique contemporaine – ce qui relève de la polémique.

Mais plus perfide est l’idée que Guillemin passe à côté de ce qui est l’essentiel de la littérature : l’écriture qui, aux yeux de Blanchot, excuse tout.
Chateaubriand a attendu la vieillesse avec « impatience », écrit-il, « parce qu’elle est aussi riche existentiellement – et donc littérairement – que l’adolescence. Parce qu’elle apporte dans ses bagages le seul trésor qui compte pour l’écrivain : celui du souvenir menteur comme la mémoire, mais plus réel que la vie. Et produisant les belles phrases qui l’emportent toujours, à la fin, sur les actes d’un siècle. »

C’est une manière de dire que le travail de Guillemin laisserait intact ce qui est le coeur même de la littérature, qu’il y a, chez lui, un manque de sensibilité littéraire que l’on peut déplorer.
Et il est vrai que la dimension proprement littéraire des textes est souvent absente des livres que Guillemin consacre à l’histoire littéraire. Et qu’il n’a consacré qu’un seul livre à l’étude du style d’un écrivain – en l’occurrence Claudel (Claudel et son art d’écrire  éd. Utovie), ce qui n’est pas rien, malgré tout.

Il n’y a pas que ça : les articles de critique littéraire, en particulier ceux de La Bourse égyptienne que Patrick Berthier va prochainement publier, chez Utovie et dont certaines ont déjà fait l’objet de nos lettres d’information (Céline, Sartre, Malraux…) montrent que Guillemin sait parler de l’écriture des auteurs qu’il lit ; qu’il a, en la matière, des préférences qu’il sait justifier – comme il le fait, par exemple, pour Céline.

Le fait est que Guillemin n’a jamais fait preuve de beaucoup d’empathie pour les théoriciens de la littérature qui furent tellement à la mode, dans les années 70/80, et dont Blanchot fut un des dieux.
Le fait est qu’il n’aurait jamais accepté l’idée que de « belles phrases » puissent faire oublier quelques saloperies, soigneusement cachées, ou quelques mensonges, alors même que l’écrivain jure qu’il n’a que la vérité en ligne de mire quand il parle de lui.

Pour aller plus loin

Henri Guillemin : L’Homme des mémoires d’outre-tombe – éditions Utovie (cliquez ici)

Patrick Berthier : Henri Guillemin tel quel – éditions Utovie (cliquez ici).  (Lire notamment, comme indiqué en introduction, la première partie (page 11 à 78) sans omettre toutes les très instructives notes de bas de pages comme un véritable second récit).

Henri Guillemin : conférence vidéo sur Chateaubriand 1ère partie

Henri Guillemin : conférence vidéo sur Chateaubriand 2e partie

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