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Chroniques d’une journaliste américaine sous Vichy

Janet Flanner (1892 – 1978) – journaliste correspondante à Paris du magazine The New Yorker de 1925 à 1975. (photo prise en 1946)

Paris est une guerre, 1940-1945 est un recueil d’articles de Janet Flanner qui paraît aux Editions du sous-sol.

Curieuse femme que cette Janet Flanner qui fut, pendant quelques années, correspondante à Paris du New Yorker. Elle fut, au départ, une échotière de la vie culturelle française, mêlée à toute l’avant-garde littéraire et plastique des ces années où Paris était encore le centre d’une vie intellectuelle intense.
Elle en est l’observatrice lucide et elle pressent la montée des périls que constitue l’avènement du nazisme et du fascisme. Elle donne à partir de 1934 une coloration plus politique à ses articles et voyage dans toute l’Europe et la série qu’elle consacre à Hitler la hisse au rang des grands reporters.

Couverture de l’ouvrage – 272 pages è Editions du Sous-Sol – 20 €

Quand la guerre éclate, elle revient à New York. Et c’est de là qu’elle va écrire ces papiers sur la vie française sous l’Occupation. C’est un véritable tour de force puisqu’elle est à des milliers de kilomètres et qu’elle donne à ces articles un côté « Choses vues » qui aurait enchanté Guillemin.

Il faut croire qu’elle a gardé à Paris suffisamment de contacts pour que lui parvienne une foule de témoignages, sur la chape de plomb qui s’est abattue sur la France – elle s’en sert comme autant de petits faits vrais dont l’accumulation donne une image extrêmement précise de ce que les Français sont en train de vivre.

Soldats allemands à Paris en 1940 (Photo by RDB/ullstein bild via Getty)

On pourrait penser que ce ne sont que des anecdotes ; ainsi lorsqu’elle explique pourquoi les Allemands sont surnommés « doryphores » : « Quant aux pommes de terre, des soldats allemands sont allés surveiller en août les champs français alors que les tubercules étaient encore sous la terre. » Ou qu’elle rapporte que les Allemands, consacrant leur industrie textile à l’effort de guerre, « forcent les ménagères parisiennes à céder leur literie aux nazis, à l’exception de deux draps, une couverture et un matelas par lit occupé au sein du foyer. »

La ruine systématique des industries françaises est fort bien documentée de même que les profits que les « collaborationnistes » tirent de l’Occupation. Le tableau général que Janet Flanner dresse de la population française n’est pas vraiment glorieux mais elle sait aussi montrer tous les signes, parfois timides, de résistance, dès les premiers temps de l’invasion de la France.

Les Allemands à la Chambre des Députés – Photographie anonyme – juillet 1940 – © Lapi/Roger-Viollet – tirée de Le Paris des collaborations : Paris a perdu les lieux symboliques de la légitimité nationale. Le Palais de l’Élysée est fermé, la Chambre des députés est occupée, le Sénat sert de quartier général à la Luftwaffe.

Ce qui ressort c’est quand même l’image d’une France totalement traumatisée qui ne sait plus très bien à quel saint se vouer.
Les égoïsmes sont nombreux mais les actes quotidiens d’héroïsme aussi. Flanner sait toujours déborder ses descriptions par une analyse politique qui est débarrassée de tout idéologie. Elle souffre des souffrances infligées à ce peuple qu’elle aime tout en conservant une objectivité distanciée qui donne à ses pages les qualités d’un documentaire particulièrement informé.

« A travers toute la France, il se produisait les événements les plus fous, jetant le citoyen lambda dans un état d’hébétement, poussant les plus audacieux à se révolter».

Elle raconte les mille ruses utilisées par les hommes qui veulent rejoindre de Gaulle à Londres et leur détermination. « Un pilote de l’armée qui n’avait que quinze heures de vol à son actif assembla un appareil avec les restes de trois carcasses d’avions américains écrasés dans un champ, vola jusqu’à Oran, dont il avait entendu dire qu’elle s’était ralliée à de Gaulle, atterrit, s’aperçut qu’Oran était dans l’autre camp, redécolla et atterrit sur le circuit automobile à Gibraltar avec son avions américain « trois en un » en un seul morceau. »

Un résistant FFI à l’affût derrière une traction-avant Citroën – août 1944. (Photo LAP-28309 © LAPI / Roger-Viollet)

« Des jeunes gaullistes, partis d’Arcachon à bord d’un voilier de plaisance dérivèrent sur l’Atlantique durant dix jours, furent récupérés par un cargo anglais, presque aussitôt bombardé par l’aviation allemande et coulé, furent secourus une seconde fois et atteignirent l’Angleterre, où ils rejoignirent enfin de Gaulle. »

De celui-ci, elle dessine un portrait plein de nuances, consciente des traits de son caractère qui pouvaient le rendre insupportable, à la fois discipliné et visionnaire -, mal vu de ses collègues depuis qu’il a défendu l’importance des tanks dans la guerre à venir alors que la hiérarchie en tenait pour la défensive de la ligne Maginot.

Mais obstiné à poursuivre la voie qu’il pense être la seule digne de la France.

Dès mars 41, elle sait que «  des wagons de marchandises « hommes : 40 ; chevaux : 8 » ayant quitté Paris en direction du nord n(ont plus jamais été revus en France ; de longues chaînes de ces wagons, contenant 40 Männer ou plus, seraient arrivées récemment en Roumanie.

Deux articles plus longs, à dire vrai de véritables enquêtes, sont à plus d’un égard remarquables.
Le premier, qui se lit comme un roman, raconte les péripéties d’une Américaine de Paris pour regagner son pays, L’évasion de Mrs Jeffries. Cela lui prendra presque huit mois, huit mois pour chercher un passeur, pour obtenir de faux papiers, pour attendre le moment opportun pour prendre un train, ou que des visas lui soient accordés ; huit mois où elle se réfugie dans des hôtels crasseux, dans des granges, où elle dort à la belle étoile, où elle se nourrit comme elle peut avec ses compagnons d’infortune dont certains seront arrêtés en cours de route.
Elle a la chance d’avoir de l’argent et encore quelques paquets de cigarettes mais son accent américain dont elle ne s’est jamais départi ne lui fait pas que des amis. Les gens qu’elles croisent, qui l’aident ou qui l’abritent font parfois preuve d’un dévouement extrême, parfois d’une impitoyable saloperie.

Ces images contrastées sont certainement beaucoup plus proches de la réalité que les récits convenus d’une France tout entière résistante ou d’une France définitivement pétainiste. L’art de Flanner finit par faire oublier le tragique de la situation et l’on se surprend à trouver géniaux les rebondissements qui parsèment son récit.

Mais là où Flanner donne toute la mesure de son talents c’est dans la série d’articles qu’elle consacre à Pétain, La France et le Vieux.

Photographie couleur d’un magasin de chaussures à Paris sous l’occupation allemande entre 1940 et 1944 – André Zucca (1897 – 1973) – Bibliothèque historique de la Ville de Paris

Ils sont datés de février 44 à mars 44. L’analyse qu’elle présente de la carrière de Pétain et de son caractère est tout simplement stupéfiante. Elle sait tout de la lenteur de son ascension au sein de l’armée, elle connaît ses faiblesses et les critiques qui lui ont été adressées, le défaitisme qu’on lui a toujours reconnu, au moment de Verdun comme en 39 ; elle ne se laisse pas prendre à la légende qui, très vite, l’a entouré et dont il est le premier metteur en scène.

Elle sait son anti-républicanisme foncier, son admiration pour les nazis, pour Franco. Elle explique les manoeuvres qui lui ont permis de s’emparer du pouvoir et de mettre à bas en quelques jours cette république détestée ; elle sait comme il va au-devant des souhaits de Hitler lui-même.

Elle n’épargne pas l’Armée dont elle montre comment elle a préféré la défaite au danger supposé d’un retour du Front Populaire, elle note que Pétain contrairement à la propagande qu’il met en place et qui accuse le Front Populaire de tous les maux de la France est un des responsables de la faiblesse de l’Armée.

Pierre Laval en compagnie du SS-Gruppenführer Carl Oberg
Paris 1943

La description qu’elle fait de Vichy est d’une cruauté totale, théâtre de vieilles marionnettes dont Laval et les Allemands tirent les ficelles.

« Pétain était devenu une sorte de saint patron des cures thermales, une icône dans la ville d’eau bénie (sic) de Vichy, l’équivalent politique de Lourdes.»
Dérisoire, mais cela n’atténue en rien le côté maléfique de l’individu, son désir d’organiser autour de sa personne un véritable culte et tous les ingrédients d’une dictature qui n’avait rien à envier à celles qu’il admirait tant.

Qu’on puisse avoir écrit un tel texte à ce moment-là, alors qu’encore maintenant certains s’acharnent à vouloir réhabiliter Pétain est en soi admirable.

Flanner ne s’est pas contentée des anecdotes dont nous avons dit qu’elle savait faire un usage très efficace ; elle a travaillé, elle a lu un grand nombre de bouquins qui lui ont permis de se faire une image très précise de l’histoire politique française, de la rage antidémocratique d’une vieille droite qui n’a jamais accepté 1789, de même qu’elle n’a jamais accepté d’avoir à se déjuger lors de l’Affaire Dreyfus.

Un peu plus tard, Guillemin écrira La vérité sur l’ Affaire Pétain (éditions Utovie. Pour consulter l’ouvrage, cliquez ici.
Il y fera preuve de la même détermination à rétablir la vérité en ce qui concerne le Maréchal. Ses analyses et celles de Flanner se recoupent de manière étonnante.

Bien sûr, Flanner ne connaissait pas Guillemin, et son travail est antérieur au sien ; bien sûr, Guillemin n’avait aucune connaissance de cette journaliste américaine qui avait une lucidité égale à la sienne : les articles de Flanner sur cette période viennent seulement d’être traduits en français.

Je me dis que ce n’est pas tout à fait un hasard s’ils sont restés si longtemps inconnus chez nous.

Note établie par Patrick Rödel

 

Rue de Rivoli en 1940 – Photographie de André Zucca. (1897 – 1973)  – Bibliothèque historique de la Ville de Paris

Une réponse sur « Chroniques d’une journaliste américaine sous Vichy »

Témoignage trés intéressant qui recoupe et valide celui d’André Schwob, publié à New York sous l’égide de « France for ever » ; à noter que Flanner avait eu des conversations avec St Ex, comme me l’avait dit Bénouville qui fréquenta le pilote-écrivain à Alger…

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