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Chemin de traverse n°12 – Une histoire populaire de la France

Le peuple

Croire à l’Histoire officielle, c’est croire des criminels sur parole – Simone Weil

Introduction

Henri Guillemin emploie cette citation de la philosophe Simone Weil en ouverture de son cycle de 13 conférences vidéo sur la Commune. Il montre en effet, de façon on ne peut plus claire, l’ampleur des mensonges de l’histoire officielle, celle des Versaillais et leurs suivants pendant des années.

Une citation qui vient à l’esprit à propos du dernier ouvrage de l’historien Gérard Noiriel : Une histoire populaire de la France : de la guerre de Cent Ans à nos jours (éditions Agone – 830 pages – 28€).

Issu d’un milieu très modeste, Gérard Noiriel a construit sa carrière échelon par échelon, d’un poste d’instituteur au départ, à l’agrégation d’histoire et la fonction de directeur d’études à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales) aujourd’hui.

Très impliqué dans les années soixante-dix dans le militantisme et le syndicalisme lié au marxisme, il s’ouvre aux sciences sociales, découvre notamment les recherches de Pierre Bourdieu et oriente ses travaux dans le domaine des relations entre histoire et sociologie, un courant appelé socio histoire.

En tant qu’historien, il s’est spécialisé dans l’histoire de l’immigration en France, le racisme, l’histoire de la classe ouvrière et dans les questions interdisciplinaires et épistémologiques en histoire .




Il y a une dizaine d’années, l’éditeur Agone, qui avait publié en 2002 la traduction française du chef d’oeuvre de Howard Zinn Une histoire populaire des États-Unis, propose à Gérard Noiriel de réaliser le même travail pour la France. Il s’agit de faire une histoire par le bas, donner la parole aux vaincus.
Mais si l’éditeur a choisi de présenter les deux ouvrages comme un diptyque, jusqu’aux belles photos de couverture, les deux livres, comme on le lira dans la recension de Patrick Rödel, sont différents.

Zinn produit une très claire et efficace grille de lecture critique du modèle politique américain, de son organisation et de son fonctionnement immuable depuis les Pilgrim Fathers du début du XVIIe siècle.
Noiriel s’intéresse à l’évolution historique des rapports de domination en utilisant la notion de « populaire » au-delà des seules classes populaires. Il abandonne le seul point de vue des dominés pour mieux comprendre comment les milieux populaires ont contribué au progrès social depuis la fin du Moyen Age, pour ainsi comprendre la diversité résultante de la France d’aujourd’hui.

Le mouvement des « gilets jaunes » étant survenu juste après la publication de son livre, Gérard Noiriel ne pouvait éviter d’en parler lors de son lancement.
Dans plusieurs interviews, il indique que le mouvement populaire des « gilets jaunes » tient plus des sans-culottes et des communards que du poujadisme ou des jacqueries, et replace la question sociale au centre du jeu politique.

La recension de Patrick Rödel

Gérard Noiriel part de cette évidence que l’histoire est écrite par les vainqueurs et qu’en sont absents ceux qui, n’ayant pas accès au savoir et, plus particulièrement, à l’écriture, n’ont pas ou peu laissé de traces de leur passage sur terre.
Les progrès de l’historiographie et l’urgence ressentie, par certains du moins, de changer de point de vue et de donner la parole à ceux qui ne l’ont guère eue a donné naissance à l’ouvrage passionnant d’ Howard Zinn, Une Histoire populaire des Etats-Unis. De 1492 à nos jours.
Noiriel donne à son tour une Histoire populaire de la France. De la Guerre de Cent Ans à nos jours.
Beau projet.

Il est évident que le manque d’instruction, l’illettrisme de la partie la plus misérable du pays interdisent que l’on ait, pendant très longtemps, des témoignages sur ce que fut la vie de ces hommes et de ces femmes.
Tout au plus connaissons-nous les noms qui furent donnés à ceux qui se révoltèrent contre la précarité de leur existence que le moindre imprévu menaçait. « Croquants » du Périgord, « Bonnets rouges » en Bretagne, « pitauds » de Guyenne, « rustauds » en Alsace.

Dans les premiers chapitres, ce sont souvent les détails, les micro-histoires qui retiennent l’attention plus que la vision nécessairement assez cavalière du déroulement historique.
On a souvent envie de dire à Noiriel qu’on sait tout çà depuis longtemps.
Plus on avance dans le temps, plus la lente diffusion de l’écriture jusqu’aux couches les plus basses de la population (et c’est un besoin inhérent au développement du capitalisme lui-même), plus s’étoffent et se précisent les analyses.

Je ne peux en retenir que quelques-unes, dans le désordre, en souhaitant que ce parcours à saute-moutons donnera envie à ceux qui me liront de se plonger dans ce livre.

Noiriel revient souvent sur le mépris à l’égard des paysans, vus comme des sauvages, des barbares incultes, qui court pendant des siècles chez les intellectuels urbains. Et même chez Marx où ils apparaissent comme une masse manipulable par le curé du coin et ces messieurs du château.

C’est un lieu commun que de s’étonner du soutien que les paysans apportent à Napoléon III ; pourtant, montre Noiriel, s’ils le font, ce n’est pas par un obscurantisme rédhibitoire, mais parce que la politique menée par l’Empereur va dans le sens de leurs intérêts : moins d’impôts, défense de la petite propriété et de la complémentarité entre les activités industrielles et les activités agricoles qui est la norme en cette époque où la concentration de la production industrielle dans d’immenses usines n’est pas encore effective.

Ce qu’on appelle le vagabondage – tableau d’Alfred Stevens (1823-1906) – 1854 – Huile sur toile (H. 130 ; L. 165 cm) – © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)

Noiriel souligne également la hantise des classes possédantes, bien « installées », du vagabondage auquel les paysans sont soumis par la nécessité de chercher ailleurs le travail qu’ils ne trouvent pas dans leur coin ou de meilleures conditions de vie. (Cf dans les livres de la comtesse de Ségur, le personnage du « chemineau », celui qui erre sur les chemins).

Je retiens aussi qu’il n’y a aucune idéalisation de la « classe ouvrière ». Il montre (c’est un de ses sujets de recherche privilégiés que celui des migrations) les manifestations d’hostilité des ouvriers à l’égard des étrangers, toujours ressentis comme des concurrents sur le marché de l’emploi.
Les migrations n’ont jamais cessé – elles sont d’abord des phénomènes localisés à l’intérieur de ce qu’on n’appelle pas encore le territoire national, d’une région à l’autre ; des phénomènes dûs à l’inexistence ou à la porosité des frontières.
L’immigration ne devient un « problème » qu’à la fin du XIXème siècle, à l’époque de la Grande Dépression.

Noiriel note aussi la nécessité dans laquelle se trouvent les grands industriels d’embaucher de la main d’oeuvre en provenance des colonies et le cynisme avec lequel ils utilisent cette main d’oeuvre taillable et corvéable à merci qu’ils renvoient en masse quand ils n’en ont plus besoin.
La situation que nous vivons aujourd’hui ne date, de toute évidence, pas d’hier.


Tonkinois travaillant à la cueillette dans les jardins de Trianon, Versailles
Photo © Albert Harkingue / Roger Viollet

Des thèmes politiques forts courent à travers le livre.
Au premier plan, l’opposition toujours réactivée entre les partisans de l’action directe et ceux du régime représentatif. Et le tour de passe-passe qui fait que, dans les luttes qui opposent entre elles les différentes composantes de la classe dominante, le « peuple » est utilisé comme force d’appoint mais immédiatement désarmé et renvoyé à son inexistence politique, une fois les conflits entre bourgeois réglés au bénéfice du plus fort.

Dans la vision jacobine de la « nation », chaque citoyen peut être à la fois représenté et représentant. Bien beau tout ça, mais cela reste au niveau des principes.
« Chaque citoyen a été vu comme le représentant de sa nation, ce qui a alimenté une suspicion constante à l’égard des immigrés étrangers. » (p.550)
En temps de guerre on les accuse fréquemment d’être des espions ; en temps de paix, on établit des distinctions entre ces immigrés selon leur degré de proximité supposé avec « nos » valeurs fondamentales. (Cf tous les discours sur les musulmans).

Guerre 1914-1918. « Les travailleurs coloniaux et étrangers dans nos
manufactures de guerre – région de Lyon ». Sénégalais chargeant les obus. Photographie parue dans le journal Excelsior du dimanche 17/09/1916.
© Piston / Excelsior / Roger-Viollet

De toute manière, on sait, depuis les Pères fondateurs de la constitution américaine, qu’il ne faut surtout pas que le représentant ressemble trop au représenté. Manière efficace d’éloigner de la représentation, dite toujours nationale, une bonne partie de la population – au prétexte qu’ils sont pauvres, qu’ils ne sont pas instruits, etc.

Je retiens aussi de ce parcours la constante des arguments de la droite, sous quelque oripeau qu’elle dissimule son attachement viscéral à la propriété, contre toute forme de justice sociale : la dénonciation de la pression fiscale (oh ! l’horrible impôt sur le revenu…), des lois sociales, arrachées de longue lutte par les travailleurs, qui brident la liberté d’entreprendre, du nombre toujours trop élevé de fonctionnaires…

J’aime que Noiriel apporte une attention toute particulière à l’apparition de certains mots, au contexte qui leur donne naissance, à l’avenir qui sera le leur.
Comme le mot « grève » qui désignait, au départ, le fait de chercher un emploi (à Paris, place de Grève, où se réunissaient les ouvriers qui attendaient l’embauche) avant de désigner, à partir de 1848, le fait de cesser le travail pour faire pression sur le patron et obtenir une amélioration des conditions de travail.
Ce qu’on appelait, au XVIIIème siècle, une « cabale » – le mot qui avait le sens de complot contre une pièce de théâtre s’était par extension spécialisé pour désigner une entreprise malveillante à l’égard de quelqu’un.

J’aime aussi que Noiriel rompe avec « l’objectivité » revendiquée par l’idéologie historisante en faisant appel à ses expériences d’enfant issu des classes populaires, confronté à la violence de son environnement et « sauvé » par l’institution scolaire.

Enfin, je ne peux que me réjouir de voir Noiriel citer Henri Guillemin dans sa bibliographie. C’est à propos de la Commune.
Il aurait pu le citer également à propos de 1848 – ce qui lui aurait permis de ne pas passer Lamartine sous silence.

Patrick Rödel

Grand monochrome jaune – tableau de Daniel Mangin – 2015 – (97 x 162 cm)