C’est dans ce livre que Guillemin aborde pour la première fois l’histoire politique française au XXème siècle qu’il mène jusqu’à la Guerre de 40. Il voit dans ce dernier et tragique épisode l’aboutissement de cette position constante de la droite française qui, pour la défense de ses intérêts économiques, passe du pacifisme(en 1870) au chauvinisme (de 1914 à 1936) puis revient à la défense de la paix à tout prix (de 1936 à 1940).
Les deux derniers chapitres sont respectivement consacrés à « Pétain » (ch XII) et (ch XIII) au « Désastre national et au triomphe des ‘nationaux’ ». Pas tendres, ces chapitres, qui mêlent les témoignages des différents acteurs (connus ou moins connus), les fragments d’articles aux souvenirs de Guillemin lui-même, présent à Bordeaux en ces journées cruciales où se prépare le meurtre de la République.
La thèse de Guillemin est simple : les tenants de la droite, ceux qui tiennent l’industrie et la banque, l’Armée dans sa grande majorité, l’ensemble soudé des « honnêtes gens » n’a qu’une peur : que l’on assiste à une répétition de la Commune et qu’à l’annonce de la défaite et de l’armistice le peuple se soulève.
D’où l’idée d’avoir recours au héros de Verdun pour faire passer la pilule – et ça tombe bien puisque qu’il ne pense qu’à ça et depuis longtemps, le Maréchal, s’emparer du pouvoir et effacer cette horrible République, gangrenée par les Juifs et les Francs -Maçons, qui a fait tant de mal à la France.
Nul n’a mieux que François Mitterrand souligné l’importance de ce livre. Et cela à deux reprises.
D’abord dans La paille et le grain, recueil de chroniques données à « l’Unité », hebdomadaire du PS, de 1971 à fin 1974, publié chez Flammarion en 1975.
Extraits
« Henri Guillemin, que tiennent en lisière les Académies, qu’ignorent les ondes officielles parce qu’il écrit avec l’encre de la passion, aime confondre les idées reçues et redresser les torts de l ‘Histoire, nous donne un livre qui nous manquait. Je veux parler de Nationalistes et « nationaux » (1870-1940) paru chez Gallimard. L’envie me démangeait depuis longtemps de fouailler l’imposture de cette droite qui ose se prétendre « nationale » (…) Ah ! Ces fières lombaires du nationalisme intégral, ce regard bleu horizon (…) Pour avoir vu quelques tristes valets du temps de l’occupation allemande redresser l’échine dans la foulée gaulliste de 1958, recommencer à boire, manger, coucher, uriner tricolore et tancer la gauche au nom d’intérêts nationaux dont on eût cru qu’ils possédaient, et eux seuls, le secret, je pensais bien que ce phénomène allait plus loin que le cynisme de médiocres opportunistes, qu’il répondait à une loi de notre vie publique. Mais ce que je ne faisais que pressentir, Henri Guillemin l’établit avec une telle évidence qu’il donne sur ce sujet le livre indispensable à partir duquel il nous reste à rire pour épargner notre colère (…).
Pour rester dans les limites de cette chronique, j’en choisirai un [parmi les dix récits qui composent ce livre – NDR] dont la signification vaut pour tous : celui qui nous conte les avatars de l’impôt sur le revenu. Et l’on s’émerveillera de l’à-propos avec lequel surgissent coup d’Etat, répression policière, crise ministérielle et même guerre étrangère, chaque fois que les nantis tremblent pour le système fiscal qui garantit leurs privilèges.
C’est un plaisir que de regarder Guillemin arracher le masque de cette bourgeoisie qui n’a de politique – y compris la politique extérieure dont dépend la sécurité du pays – que celle de ses intérêts de classe. »
L’autre est dans une série d’entretiens avec Marguerite Duras, Le bureau de poste de la rue Dupin, et autres entretiens. (Folio, 2012)
F.M. – Est-ce que vous avez lu livre de Guillemin, Nationalistes et nationaux ?
M.D. – Non.
F.M. – Je vous le recommande. Il vous passionnera. Ce n’est pas une étude d’un expert financier, mais avec quel talent démonstratif est racontée l’histoire de l’impôt sur le revenu. Quel rapport, direz-vous, avec ce dont nous parlons. Eh bien, précisément, l’histoire de l’impôt c’est une façon très éclairante de montrer la lutte organisée de la classe dirigeante contre la justice sociale.
M.D. – L’histoire de la suppression de l’impôt sur les grosses fortunes, c’est ans tous les journaux, les gens savent…
F.M. – Quand j’ai vu tout ce qui risquait d’être enlevé aux gens modestes pour être donné aux grandes fortunes, cela m’a révolté. Et j’ai dit : attention, n’allez pas faire un programme des riches contre les pauvres. » (p. 66) (1)
De gauche à droite, Maxime Weygand, Paul Reynaud et Pétain en mai 1940
Voilà qui doit donner envie de lire ce livre de Guillemin, n’est-ce pas ?, dont il sera évidemment largement question au cours du colloque du 17 novembre 2018. Et l’on pourrait difficilement souhaiter préfacier plus élogieux ! Même si Mitterrand reproche, à juste titre, à Guillemin d’avoir trop délaissé le contexte économique des événements qu’il relate.
Cette préface n’a pas existé ; en revanche, voici la postface, pleine d’enseignements, que Guillemin écrit après avoir laissé son texte reposer pendant quelques mois.
« Après avoir achevé ce manuscrit, je n’y ai plus songé pendant trois mois, m’attachant à des travaux d’un autre ordre. Je voulais voir l’effet qu’il me ferait en le relisant, ensuite, d’une traite avant de l’envoyer à l’éditeur. Je viens de le relire et je m’attends à des sourires apitoyés ; des sourires instruits : un essai simpliste et grossier ; pour tout dire, caricatural ; et tellement « tendancieux » (« tendancieux » est le terme usuel pour désigner la tendance qui n’est pas la bonne) ; comme d’habitude avec H.G., le plus sommaire des manichéismes. Viendra, au surplus, la découverte, fatale, d’erreurs de détail que j’aurai commises ; on en commet toujours ; mais quelle aubaine pour ceux qui sauront en tirer parti, et gloire : jugez du sérieux de cet « historien »-là !
Simplisme ? Oui, en ce sens que j’ai travaillé, volontairement à gros traits pour m’en tenir à l’essentiel : l’importance déterminante, d’abord, de la politique intérieure, et, dans la politique intérieure, de la question d’argent ; puis la boucle bouclée, en France, par les classes dirigeantes, pacifistes à ravir de 1871 à 1888 environ, chauvines, ensuite, pendant quelques cinquante ans et redevenant, à partir de 1936 surtout, férues de paix à outrance ; et tout cela dans un constant et unique souci, la sauvegarde de leurs privilèges. A ceux qui, depuis toujours, se sont approprié le bien d’autrui et ont réduit la collectivité à travailler pour eux, il convient de brouiller leurs pistes et de masquer l’évidence ; et de même, les manipulateurs de l’opinion souhaitent peu qu’un éclairage trop vif soit porté sur leur étrange politique extérieure.
Que je ne m’égare point sur l’existence et la force du « petit nombre » tout- puissant, j’ai retrouvé, il y a peu, pour m’en convaincre encore davantage, ces lignes de François Mauriac, écrites par lui le vendredi 23 septembre 1966 et publiées dans son « Bloc-notes » (il s’agissait du général de Gaulle) : « Ce que de Gaulle n’a pas fait, ce qu’il ne dépendait pas de lui de faire, c’est d’obliger à lâcher prise ces quelques mains, ce petit nombre de mains qui tiennent les commandes secrètes, qui assurent les profits immenses de quelques-uns et qui font de chacun de nous (et même de nous, écrivains qui nous croyons libres), les têtes d’un troupeau exploitable, et exploité (..). » La constitution des sociétés multinationales n’y change rien, aggravant les choses, cachant mieux les opérateurs.
Quant au « manichéisme », j’en donne assurément l’apparence. Parce que j’étais soucieux, avant tout, de mettre en lumière la vérité capitale – je dis bien : la vérité – objet de ce travail, à savoir le comportement de nos nationalistes mués en « nationaux ». Je n’ignore, pour autant, ni ce que fut le combat sacrificiel de « réactionnaires » comme d’Estienne d’Orves (2) et Jacques Renouvin (3), ni le peu d’empressement manifesté par le prolétariat à travailler davantage pour accroître la puissance défensive de la France (mais c’était au lendemain des déconvenues de 1936-1937, et les ouvriers se savaient, se voyaient les victimes d’un patronat qui n’attendait que ces efforts supplémentaires pour s’enrichir encore davantage) ; et si courageux qu’aient été, dans la Résistance, tant de militants communistes, je ne saurais oublier les mobiles tactiques où puisait sa raison d’être ce « patriotisme » insolite, effervescent, recommandé par le Parti et réclamé plus tard par lui comme une sorte d’exclusivité (4). Mais encore une fois, ces considérations n’étaient pour moi que marginales. Mon propos était ailleurs ; il concernait le jeu des « nationaux », et je pense avoir présenté là, tout au moins, comme on dit, une « hypothèse de travail » assez valable.
De même que nous avons été longtemps, nous Français, dupés sur les origines de la Première Guerre mondiale – mais les yeux s’ouvrent, aujourd’hui, de plus en plus – de même je souhaiterais que l’Histoire, « entrant dans la voix des aveux » (Hugo, 1863) ne laissât pas à nos descendants une image truquée de ce qu’était la France, au seuil de la seconde hécatombe.
Notes
(1) Ceci est cité sans malice… Mais la rencontre avec ce que nous connaissons est sacrément parlante !
(2) Estienne d’Orves : héritier d’une famille de la noblesse catholique et royaliste, ce polytechnicien officier de marine rejoint Londres en août 1940. Au terme d’une mission en France, il est arrêté en janvier 1941, condamné à mort et exécuté, le 29 août, au Mont Valérien.
(3) Jacques Renouvin : membre de l’Action française, rejoint très vite le mouvement clandestin de résistance Liberté qui donnera naissance au groupe Combat. Il sera chef national des Groupes francs de Combat. Arrêté en 1943 par la Gestapo, torturé à Fresnes, déporté à Mauthausen, il meurt en janvier 1944.
(4) Ce qui montre le non sectarisme de Guillemin, capable de reconnaître, chez des gens qui n’appartiennent pas à son bord, la grandeur de leur sacrifice dans la lutte contre l’occupant : sa lucidité sur la politique du Parti communiste, aligné, dans un premier temps sur le pacte germano-soviétique et devenu le Parti des 75000 fusillés selon le slogan maintes fois répété à des fins de politique intérieure. Guillemin, en distinguant les militants résistants communistes du Parti lui-même, montre sa viscérale méfiance à l’égard du communisme dont il ne se départira jamais.
Note établie par Patrick RÖDEL
Colloque Henri Guillemin
Pétain, montée du fascisme, débâcle de 40, collaboration.
Paris – 17 novembre 2018
Ecole Normale supérieure (ENS) salle Dussane – 45, rue d’Ulm 75005 Paris