Couverture du livre - éd. Le Festin - 248 pages - 19,50 €
En introduction
La photo de couverture est une belle trouvaille. Sans être expert en sémiologie, la combinaison du titre et de cette photo délivre un message fort et limpide qui présente d’un coup, comme un parfait condensé ou une métaphore, ce qui semble apparaître comme une intense « dramatique » Mauriac. Au premier plan, l’écrivain connu de tous, décontracté, regard face caméra, sûr de sa position ; derrière, en second plan, Raymond le frère aîné, à la fois figé et rêveur, ailleurs.
Piquée de la sorte, notre curiosité est à partir de là insatiable ; à commencer par vouloir découvrir qui est Raymond Mauriac.
Premier fils, né en 1880, on lui imposa de reprendre le flambeau des affaires familiales, laissant Pierre se consacrer à la médecine et François à la littérature. Ce n’est donc que sur le tard qu’il ose se tourner vers sa passion de toujours, la littérature. Il publie deux romans Individu (1934, Grasset) et Amour de l’amour (1936, Grasset). Condamné au pseudonyme à cause de la notoriété de son frère, déjà académicien, il choisit celui d’Housilane en souvenir de sa lande bien-aimée et de l’une des métairies familiales.
S’appuyant sur des documents familiaux inexploités, Patrick Rödel s’intéresse à ce personnage quasiment effacé de l’histoire des Mauriac en choisissant, non pas la biographie classique, mais la narration romanesque. En effet, en imaginant un journal intime, Patrick Rödel crée une œuvre hybride à fort potentiel imaginaire que l’on pourra appeler roman, ou journal intime fictionnel, ou encore voyage intérieur romancé, dans lequel «le frère de l’autre» se souvient, s’enthousiasme, se plaint, se raconte….
S’agissant de Mauriac, Guillemin n’est jamais loin
Que l’on parcourt les longs chemins de randonnée ou que l’on chemine dans le pays des Lettres, le plaisir est le même lorsque soudainement, alors qu’on pensait être seul, on croise un autre sentier tout aussi long, inconnu, venu d’un autre lointain mais traversant pourtant le même territoire. Histoire de cheminements différents qui se rejoignent.
C’est ainsi que Patrick Rödel rencontra, il y a quelques années, un certain Claude Froidmont arpentant à sa façon le long chemin « Henri Guillemin ». Claude Froidmont, universitaire liégeois, grand amateur de littérature, aujourd’hui professeur de Lettres.
Il finissait d’écrire Chez Mauriac à Malagar (éd. Les Impressions Nouvelles). Hasard et bonheur des rencontres.
Patrick Rödel apprend ainsi que Froidmont a très bien connu et rencontré plusieurs fois Henri Guillemin, dont il fait un très élogieux portrait dans son livre ; il a même entretenu avec lui une longue correspondance, de 1983 à sa mort.
Guillemin lui conseille de travailler sur François Mauriac et s’entremet pour lui faciliter le chemin qui l’amène, en 1989, à Malagar, sujet de son livre, narration du séjour qu’il y passa comme guide, au centre du domaine de Mauriac, mais aussi reconnaissance vive pour Henri Guillemin qu’il admire.
Ainsi, la publication de Raymond Mauriac, frère de l’autre, ne pouvait pas laisser Claude Froidmont indifférent. Il a donc souhaité s’entretenir avec Patrick Rödel pour en savoir davantage.
L’interview exclusive
Claude Froidmont : Commençons par le commencement: quelle est la genèse de ce livre ? D’où vous en est venue l’idée ?
Patrick Rödel : Très simplement, en découvrant dans la biographie de Mauriac par Lacouture quelques éléments sur une prétendue vocation littéraire de Raymond, le frère aîné, qui aurait été sacrifiée aux études de droit que sa mère voulait lui voir suivre pour reprendre la charge d’avoué de son oncle Dussolier. Je me suis vite aperçu que les « mauriaciens » patentés tenaient pour assuré que Raymond était un écrivain raté et que de toute manière, comme me l’a dit Michel Suffran (spécialiste bordelais de F. Mauriac), un romancier par génération, c’est suffisant.
J’ai donc cherché dans la correspondance de François Mauriac tout ce qui concernait Raymond, j’ai acheté sur le Net les deux romans qu’il avait publiés, je les ai lus, les ai trouvés très surprenants, très forts comme on le dit d’un alcool.
En vérité, j’ai mené une enquête, rassemblé tous les éléments possibles, bénéficié de l’aide de Jean Mauriac [fils de F. Mauriac, écrivain et journaliste – N.D.E.] qui m’a autorisé à utiliser les archives qu’il a déposées à la Bibliothèque municipale de Bordeaux. Dans le fonds Mauriac, dormaient les manuscrits des premiers textes écrits par Raymond, ébauches de roman auxquelles il n’a pas donné suite, tout le dossier de presse qui concerne ses deux romans publiés (Individu– 1934 et Amour de l’amour – 1936, les deux chez Grasset), quelques lettres – très peu, en vérité…- et puis le dernier manuscrit qui a été refusé.
Que faire de tout ça ? Dans un premier temps, j’ai tenté de multiplier les points de vue – biographique, historique, littéraire… – et le résultat n’était pas convainquant. J’ai donc choisi de tout reprendre à zéro et de privilégier l’approche romanesque en inventant le journal intime de Raymond – ce qui me permettait d’imaginer le retentissement en lui de tous les événements auxquels il s’est trouvé confronté.
Claude Froidmont : Carnets, Cahiers, Chemises, Classeurs… Jeu récurrent sur la chronologie. Pourriez-vous nous parler un peu de l’architecture de votre roman, des matériaux qui le fondent ?
Patrick Rödel : A partir du moment où je me suis décidé à imaginer le journal intime de Raymond, un certain nombre de problèmes se posaient. La période où il est censé avoir tenu un journal va de ses 15 ans à sa mort. Il fallait donc bien supposer plusieurs choses :
1/ qu’il y a des périodes où il n’a pas écrit
2/ qu’il a préféré supprimer à la relecture une nombre considérable de pages. Un journal intime est tellement répétitif qu’il faut une sacrée dose d’inconscience et d’égocentrisme pour penser que cela puisse intéresser qui que ce soit.
3/ j’ai donc choisi de « garder » les pages qui tournent autour des moments les plus importants de la vie de Raymond. En essayant de trouver des explications plausibles aux « supposés » remaniements de son journal par lui-même.
4/ j’ai trouvé intéressant d’imaginer que Raymond Mauriac, relisant certaines pages de son journal y ajoute des commentaires, des années plus tard ; il peut ainsi corriger ses premières réactions, qui sont naïves ou peu informées, à tel ou tel événement. De toute manière le récit que l’on peut faire de sa vie change au fur et à mesure que l’on évolue.
5/ quant aux divisions « carnets, etc », c’est une façon imagée de remplacer les traditionnels chapitres et de présenter, puisque les titres ont été mis par Raymond après coup, la note dominante de la période retenue.
Voilà pour l’aspect purement formel.
Pour ce qui est des matériaux : les lettres, les manuscrits non publiés, les livres, les dossiers de presse constituent l’essentiel de mes documents « objectifs ». Ils sont toujours signalés par des guillemets.
Ce qui est de moi, c’est le retentissement intérieur de ces « données » sur Raymond lui-même. De cela nous ne savons rien – puisque, bien sûr, il n’y a pas de journal intime de Raymond Mauriac.
Reste la partie appelée « Post-scriptum » qui rapporte les différentes étapes de mon enquête – il m’a paru nécessaire de mettre hors texte ce qui a été la condition même du texte lui-même. J’ai hésité un moment sur la place où mettre ces pages – donner toutes les clés au départ n’était pas très habile. J’étais d’accord avec mon éditeur pour les mettre donc à la fin.
Claude Froidmont : Vous réussissez un tour de force : donner chair à une oeuvre de diariste dont, au fond, vous ne pouviez rien savoir. À quelles difficultés littéraires, cette fois, avez-vous été confronté, et comment les avez-vous surmontées pour parvenir à cette belle réussite ?
Patrick Rödel : Il y a deux niveaux de difficulté. Le premier est au fond celui de tout entreprise de construction d’un personnage – comment rendre cohérentes ses réactions, et en même temps ménager des zones d’incertitudes, aux yeux du lecteur et à ses propres yeux. L’amusant est qu’il fallait faire un patchwork avec des éléments « mauriaciens » et des éléments « rödéliens », si j’ose dire.
Raymond Mauriac est à la fois un homme réel et un personnage fictif. Je pense aussi qu’il m’a fallu faire preuve d’empathie pour entrer dans un « individu » dont certains traits de caractère m’étaient tout à fait antipathiques – par exemple, ses opinions politiques. Mais ça, c’est le travail de tout romancier.
Le deuxième est venu de la nécessité de rendre compte de l’élaboration progressive des textes de Raymond, sans que cela soit lassant pour le lecteur. Je savais comment l’histoire se déroulait et comment elle se terminait et il fallait que je trouve un moyen, chaque fois différent, de faire semblant de le découvrir au fur et à mesure.
A ce niveau-là, je n’invente rien et j’invente tout. Je ne sais pas si cette formulation est très claire.
Claude Froidmont : Comme vous l’avez si bien précisé vous-même, les mauriaciens ont eu tendance à négliger Raymond et à minorer son oeuvre. Peut-être cela tient-il au fait que son célèbre frère en ait si peu parlé et en quels termes… Essayons de réparer cette injustice : pouvez-vous nous parler de Raymond ?
Patrick Rödel : J’ai même eu l’impression que certains mauriaciens ne savaient même pas que Raymond avait écrit ! Anne Wiazemski [petite-fille de F. Mauriac – N.D.E.] elle-même est tombée des nues en l’apprenant !
Qui était-il ? Un être profondément ulcéré d’avoir été sacrifié à la logique froide des intérêts familiaux et de n’avoir pas eu le courage de s’opposer à sa mère. Personne autour de lui ne s’est indigné de ce destin imposé. François lui-même lui fait la leçon quand il se plaint. J’imagine qu’il a ruminé tout cela pendant des années – ce qui explique sans doute la noirceur de ce qu’il a écrit.
Quand il parvient enfin a écrire un texte qui le satisfait (il a 54 ans), il commet un crime de lèse – mauriacité (pardon pour le néologisme !) et François le lui fait payer avec, je trouve, une réelle perversité. Il lui impose de prendre un pseudonyme (Raymond Housilane) et il fait en sorte que tout le monde sache qui se cache derrière ce pseudo censé le dissimuler. Tu ne seras jamais que « le frère de » François Mauriac et au cas où on t’apprécierait pour ce que tu vaux, je me charge de le faire savoir.
J’ai fait de Raymond un être torturé, une personnalité à fleur de peau. Avec des sentiments pas forcément sympathiques. Il est jaloux c’est sûr. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il a été ostracisé pour s’être aventuré sur un terrain que son illustre frère considérait comme sa propriété exclusive.
En tout cas, ce Raymond Mauriac est mon Raymond Mauriac et certainement pas le vrai tel qu’en lui-même.
J’ajoute ceci qui me parait essentiel. Raymond Mauriac est un écrivain, indiscutablement, parfois plus incisif dans son écriture, plus moderne dans sa vision d’un monde sans Dieu, que son frère François. Plus désespéré aussi. Complètement désespéré.
Claude Froidmont : N’y a-t-il pas un véritable « scoop » dans votre livre ?
Patrick Rödel : J’ai fait, en effet, une découverte tout à fait inattendue. je suis tombé sur des nouvelles que Pierre Mauriac a publiées dans la Bonne Presse. On connaît les ouvrages très intéressants sur la médecine, sur les rapports entre médecine et littérature. Mais je n’avais vu nulle part qu’il s’était aventuré sur le terrain de la fiction et les biographes de Mauriac semblent l’ignorer. Il est vrai que ces textes sont forts mauvais, d’une étroitesse de sacristie qui prêterait à rire si n’y étaient abordés des thèmes qui sont le fond de commerce d’un catholicisme d’extrême droite – dont on sait où il mènera Pierre pendant l’Occupation.
Claude Froidmont : Vous l’avez déjà évoqué, ainsi que votre « Post-scriptum », mais permettez à un « ex-mauriacien » de revenir à quelque chose de frappant : le déboulonnage du « grantécrivain » statufié, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Henri Guillemin….
Patrick Rödel : Je savais que vous me poseriez cette question. A bien y réfléchir, je pense qu’il n’y a pas grand chose de commun entre mon travail et celui de Guillemin. L’érudition (les documents, les petits papiers, etc) est ici intégrée dans un projet qui est romanesque. Ce que je partage avec Guillemin, et ce n’est pas rien, c’est une égale difficulté à supporter l’injustice – mais nous ne sommes pas les seuls dans ce cas !
Mon intention première a bien été de réhabiliter Raymond « Si injustement oublié par le monde littéraire et par sa famille », comme me l’écrivait Jean Mauriac. Et pas de démolir la statue François Mauriac, car à bien le lire, on trouvera toujours dans ce qu’il a écrit sur lui-même la vérité du sens de ses actions – François sait très bien avouer ses faiblesses, il tire même de ses aveux une jouissance certaine ; mais il y a chez lui un jeu complexe entre l’aveu et la dissimulation ; il ne ment pas, mais il lui arrive de ne pas dire toute la vérité. Si je peux employer cette expression et si elle fait sens, je dirais que Mauriac construit/déconstruit lui-même sa propre statue. Il n’a pas besoin de moi.
Claude Froidmont : A l’occasion de la publication de votre livre, les éditions Le Festin ont eu la très belle idée de rééditer « Individu », de Raymond Mauriac. Comment nous donneriez-vous envie de lire ce roman ?
Patrick Rödel : Pour apprécier ce livre, il faut commencer par oublier qu’il est écrit par « le frère de… ». On y découvrira un personnage d’une noirceur sans pareil, qu’aucune grâce ne vient adoucir, même au moment de sa mort. Un misanthrope absolu que rien n’attendrit, pas une Célimène, pas même le sourire d’un enfant. Comme Raymond Mauriac n’a pas de réputation à défendre, pas de lecteur qui l’attende, il a une liberté très grande. Dans la construction de son intrigue d’abord : commencer par la mort de son personnage, ce n’est pas banal ; s’appliquer à fermer toutes les issues qui pourraient orienter son roman et le lecteur vers des pistes traditionnelles, ne l’est pas davantage. Tiburce, son « héros », parvient à cette solitude totale qui est l’essence même de la misanthropie, solitude qu’il revendique sans jamais céder à la facilité.
Dans son écriture enfin : elle est parfois rugueuse, elle est toujours forte, elle ne cède jamais à la facilité de la métaphore ni à celle de la psychologie..
Je trouve qu’il y a chez Raymond Mauriac une réelle modernité.
Interview réalisée par C. Froidmont
Patrick Rödel lors de son intervention au colloque « Guillemin et la Commune » – Paris – 16/11/16