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La démocratie en question : tendances oligarchiques des groupes et des partis politiques

 

Couverture du livre – Folio essais – 848 pages – 13,60 € 

Voici un livre que Guillemin aurait pu lire.
Il date de …1910 et il a été traduit en fran
çais, en 1914, par S. Jankélévitch. Louable effort, mais ce Jankélévitch à qui l’on doit de nombreuses autres traductions, de Freud en particulier, ne se préoccupait guère de fidélité rigoureuse aux textes qu’il traduisait, supprimant certains chapitres, modifiant l’ordre des survivants… autant dire que les lecteurs français n’ont eu, quand ils ne pouvaient se référer au texte allemand originaire, qu’une connaissance très lacunaire du livre de Robert Michels Sociologie du parti dans la démocratie moderne, sous-titré Enquête sur les tendances oligarchiques dans la vie des groupes.
Il faut donc saluer Gallimard qui en a donné, en 2015, une traduction revue et complète dans la collection Folio essais. Car ce livre est passionnant à plus d’un titre. Il offre la première, et longtemps indépassable, analyse du fonctionnement d’un parti politique dans nos démocraties.

L’existence de partis politiques n’a pas une très longue histoire quand Michels s’y intéresse et, pourtant, la lucidité de son approche demeure encore efficace à l’époque qui est la nôtre. Qu’on en juge.

Il part du constat suivant : « Dans les faits, il nous semble que la démocratie en tant que mouvement aussi bien qu’en tant que monde intellectuel est aujourd’hui placée sous le signe d’une crise dont elle ne peut sortir indemne. » (1910 ! la guerre est à venir et bolchevisme et fascisme sont encore dans les limbes…)

Les vieilles formes de l’aristocratie ont vécu. Mais « la pensée conservatrice, dans la vie des Etats modernes, adopte des allures démocratiques. Elle a depuis longtemps abandonné sa sécheresse primitive devant les assauts des masses démocratiques. Elle aime aussi changer de masques. » (p.39).

 

 

Robert Michels (1876 – 1936)

Pour ce qui est des partis de gauche et des syndicats, l’hypothèse de Michels que confirment toutes ses enquêtes (de l’Allemagne à l’Italie en passant par la France et l’Angleterre, sans oublier les Pays-Bas) et l’expérience que peuvent faire ceux qui s’y trouvent encore de nos jours (de moins en moins nombreux, il est vrai), a de quoi décoiffer.

« Qui dit organisation dit tendance à l’oligarchie. Dans l’essence de l’organisation se trouve un trait profondément aristocratique. En créant une structure sociale (le Parti, véritable Etat dans l’Etat, dira Michels ailleurs) la machinerie de l’organisation provoque dans la masse de l’organisation des modifications fort graves. Elle renverse le rapport des dirigeants aux masses en son contraire. L’organisation achève d’une manière décisive la division en deux de tout parti, ou de tout syndicat aussi bien, entre une minorité dirigeante et une majorité dirigée. » (p.71)

Simple problème de compétence – il faut des savoirs spécialisés pour aborder les questions de gouvernance dans leur diversité. D’où la naissance d’une « élite ouvrière », formée dans ce que seront les Ecoles du Parti. La prise de décision entraîne une  rapidité de réaction qui rend illusoire toute référence à un mandat impératif une fois exprimé et qui ne sait pas s’adapter aux diverses situations concrètes qui n’avaient pas été prévues. Même argument pour toute autre forme de démocratie directe.

Et l’on débouche sur cette contradiction insurmontable : l’organisation du parti et son fonctionnement ne sont pas ceux de la société pour l’avènement de laquelle il se bat. Nous sommes beaucoup plus proches du césarisme que de la démocratie.

« Le misonéisme (qui est la haine de la nouveauté) universel sur lequel ont de tout temps échoué toutes les réformes sérieuses et qui, du fait de la division ramifiée du travail qui caractérise la vie civilisée d’aujourd’hui, aussi bien que par l’impossibilité crissante d’avoir une vue d’ensemble des affaires politico-étatiques, va plutôt augmentant que diminuant, et aussi, en particulier dans les  partis populaires, la différence insurmontable d’éducation formelle entre chacune de ses composantes, confèrent aux besoins que les masses ont d’une direction une tendance dynamique toujours croissante. »(p.104)

On voit donc, dès la fin du XIX°siècle, naître progressivement une caste de politiciens professionnels qui tient son pouvoir de l’ignorance des masses. Ce pouvoir est rendu nécessaire par le « perpetuum mobile democraticum » (le mouvement perpétuel de la démocratie), d’où la difficulté, l’impossibilité même, pour les dirigeants de haut niveau mais aussi pour les permanents d’abandonner leur fonction, à moins d’y être contraint (cf le problème du non cumul des mandats !), le sentiment qui est le leur de représenter un élément de stabilité nécessaire à la prise de décision motivée et rationnelle. 

Vignette tirée de l’album Tintin et les cigares du pharaon – Hergé

Il n’est pas question de relater dans le détail les analyses de Michels sur les différentes composantes du parti, sur leurs origines sociales respectives, sur leur trajectoire possible, sur leur psychologie même.

Ce qu’il écrit sur la « bureaucratie centralisée » quelques années avant la mise en place, dans les partis communistes, du « centralisme bureaucratique » est prémonitoire. Comme l’est ce qu’il écrit sur l’évolution inexorable des coopératives de production vers un type de « management » qui n’a plus rien à voir avec l’idéal premier d’autogestion démocratique. Ou sur les luttes fratricides entre les membres dirigeants du parti aux antipodes de la camaraderie proclamée. Ou sur l’anti-intellectualisme…

Ce livre dérange encore. Certes, le socle sur lequel il repose peut être discuté : après tout, en appeler à une loi de la nature humaine pour expliquer la fatalité de la scission entre dirigeants et dirigés, pour expliquer que le pouvoir soit toujours concentré, même dans les mouvements démocratiques, entre les mains de quelques uns, est peut-être une facilité.

Il y a chez Michels un pessimisme profond qui lui fait tenir des propos bien découragés et décourageants sur la propension des masses à s’en remettre à des chefs (charismatiques ou pas) : « Les masses possèdent une tendance profonde à la vénération personnelle » (et quand ce n’est pas une idole politique, c’est une idole chantante…).

Il n’hésite pas à parler de « la bêtise et de lâcheté de la masse » (p.146), capable de brûler aujourd’hui ce qu’elle adorait hier et de se laisser manipuler par le premier beau parleur venu.
Son principal défaut est, nous l’avons dit, l’incompétence. Rousseau avait bien vu le problème qui, après Le Contrat social, écrit un traité sur l’éducation, L’Emile.

Le malheur est que les équipes au pouvoir ( de droite comme de gauche) en dépit de proclamations solennelles ne font rien (ou si peu) pour que le fossé se comble entre les masses laborieuses et les prétendues élites.

Il y a là un symptôme de ce qu’Etienne Balibar appelle « la peur des masses », avec un génitif à la fois subjectif et objectif : les masses ont peur (à cause de leur incompétence, elles ont intériorisé leur infériorité et laissent aux prétendus sachants le soin de les représenter) et les masses font peur (parce qu’on ne sait jamais sur quoi le mouvement populaire, quand il se met en branle, en dehors des scénarios préécrits, va bien pouvoir déboucher).

Le peuple ignore son propre pouvoir

Le symptôme aussi de l’ambiguïté du rapport aux masses des intellectuels : fascination et répulsion, « la foule sent mauvais, mais elle tient chaud », écrivait Romain Rolland.

La lecture du livre de Michels n’est pas toujours très facile. Il a une fâcheuse prédilection pour les phrases qui n’en finissent plus ; mais que de pages d’une lucidité surprenante ! On a tôt fait de voir que les années qui ont suivi ont vérifié presque point par point ses analyses. Et que cela explique sans doute la crise des partis de gauche et la crise plus générale de la démocratie.

Recension de Patrick Rödel

La foule, l’étincelle – création photographique de Misha Goldin, photographe conceptuel né le 12 mars 1946 à Riga