C’est incontestablement une bonne nouvelle pour les habitants de la planète Guillemin de constater qu’aujourd’hui, l’intérêt pour Henri Guillemin, ses travaux, sa personnalité, est suffisamment vif pour qu’un étudiant décide d’y consacrer son mémoire de master d’histoire. C’est le cas de Florian Papilloud, étudiant suisse de l’université de Neuchâtel.
On le sait, Guillemin a passé une grande partie de sa vie à Neuchâtel. C’est de là qu’il a développé une intense activité de conférencier un peu partout en Europe et produit d’importants ouvrages sur l’histoire littéraire et politique du XIXe siècle avec des incursions dans celle du XXe. Cela laisse forcément des traces. Son style, sa démarche, ses engagements, son combat ont marqué les esprits et continuent aujourd’hui d’exciter la curiosité.
C’est sans doute un peu tout cela qui a amené Florian Papilloud à choisir Guillemin pour son mémoire.
Né en 1989 à Sion, en Valais, Florian Papilloud a d’abord étudié la physique et les mathématiques au lycée mais a décidé de s’inscrire en sciences humaines à l’université de Neuchâtel. Doté d’un Bachelor avec comme matières principales l’Histoire et les sciences de l’information et de la communication, et comme matière secondaire les sciences et pratiques du sport, il a ensuite entrepris un Master en Histoire (orientation Histoire moderne et contemporaine). Laurent Tissot, docteur en sciences politiques, son directeur de recherches ayant mentionné Henri Guillemin lors de ses cours, il n’en fallut pas plus pour qu’il s’intéresse au personnage et à ses émissions télévisées, d’autant que Neuchâtel fut sa ville d’adoption.
Son message du mois d’août, nous informant qu’il nous adressait son mémoire de master fut l’agréable surprise de l’été.
Aussitôt reçu, aussitôt lu, notamment par Patrick Berthier qui en a tiré un compte rendu critique, sujet de notre lettre de rentrée, que vous allez découvrir ci-dessous.
Compte rendu
Après l’avoir soutenu au terme de l’année universitaire 2016-2017, Florian Papilloud, étudiant en master à l’université de Neuchâtel, a eu l’excellente idée d’adresser à notre association un exemplaire de son mémoire, et nous voudrions partager avec vous tout ce que son travail a d’intéressant.
Le titre principal (très guilleminien !) : Faut-il le croire sur parole ? se développe en un sous-titre : La popularité d’Henri Guillemin en Suisse romande et « L’Affaire Jésus », qui donne le plan même du mémoire : « Le personnage Guillemin » (24 pages), « Le talent oratoire » (14 p.), « L’Affaire Jésus : un retentissement » (23 p.).
La première partie, celle où l’apport de F. Papilloud est forcément le moins personnel, dessine un parcours biographique et un portrait dont les éléments proviennent en bonne part d’Une certaine espérance – les entretiens avec Jean Lacouture.
C’est un choix intéressant, car il s’agit là de la version la plus tardive (enregistrée en mai-juin 1990, publiée en janvier 1992) de l’image que Guillemin voulait donner de lui-même. Mais l’auteur propose aussi une documentation proprement suisse, d’où il ressort par exemple que si, dans ses vieux jours, Guillemin était bien vu de sa municipalité comme contribuant au renom de la ville, ça n’avait pas été toujours le cas, et de loin, lors de son arrivée, les milieux « vichystes » (mot d’une nécrologie, cité p. 13) ayant vu d’un mauvais œil son intrusion dans la bonne société neuchâteloise.
Le travail de Florian Papilloud retient vraiment l’attention à partir du deuxième chapitre, car, l’ayant conçu et écrit sur les lieux mêmes où vivait Guillemin, il cherche à y définir quelle était son image en Suisse romande, à partir de ses conférences et de ses émissions. Il donne en particulier nombre d’extraits de la presse régionale suisse, qui ne nous est pas facilement accessible, et où l’on peut voir que même dans son pays d’adoption Guillemin n’était pas toujours bien vu, surtout, cela va de soi, dans les périodiques de droite ; notamment dans le Valais où, selon un de ses critiques, les plus jeunes auditeurs de ses conférences, « charmés par le verbe de ce babilleur, “gobent” à coup sûr les plus néfastes affirmations du dangereux démagogue » (Le Nouvelliste du 31 mai 1968, cité p. 32).
Quant au point qui pourrait étonner le plus, le choix de consacrer toute une partie à L’Affaire Jésus, il s’explique bien sûr par l’importance de la réflexion et de l’histoire religieuses dans l’œuvre de Guillemin, notamment durant les dernières années de sa vie, mais aussi par le fait qu’étant sur place, l’auteur a utilisé une partie du fonds documentaire, encore largement inexploité, déposé à la bibliothèque de Neuchâtel après la mort de Guillemin.
On y trouve de nombreuses lettres reçues par lui, parmi lesquelles F. Papilloud a logiquement sélectionné les 142 envoyées de Suisse même ; or, parmi ces 142, il y en a 62 sur L’Affaire Jésus : cela méritait en effet qu’on aille y voir.
Premier constat : seules cinq de ces lettres sont négatives, toutes les autres sont, dit l’auteur, « bienveillantes » (p. 52) ; il suppose donc que c’est Guillemin qui « aurait décidé de se débarrasser des lettres les plus virulentes, agressives ou insultantes » (ibid.).
Sur ce point précis, il se trouve que je peux dire que ce n’est pas le cas.
Nous nous écrivions souvent et, au moment de L’Affaire Jésus, dont le succès l’étonnait, il ne cessait de me donner avec ravissement les chiffres des ventes (50 000 exemplaires en six mois en édition normale, à quoi s’ajouteront à partir de 1984 les ventes dans la collection de poche « Points »), et dans sa lettre du 4 octobre 1982 – le livre avait été mis en vente en mars – il précisait avoir reçu « 203 lettres d’inconnus dont près de 200 disent MERCI (7 prêtres) » : ce qu’il a gardé correspondait donc bien à ce qu’on lui avait envoyé, et les critiques, qui furent nombreuses, vinrent plutôt de la presse.
Il n’en est pas moins très intéressant de constater, grâce à F. Papilloud, que Guillemin, qui a jeté des quantités de lettres lors de son dernier déménagement, avait gardé celles-là, qui sans doute lui donnaient l’impression de ne pas être seul dans son anticonformisme ; Papilloud indique d’ailleurs que plus de la moitié des lettres (44 sur 62) viennent de cantons de tradition protestante, et sept seulement de cantons explicitement catholiques – ce qui explique sans doute qu’il n’y ait que peu de lettres de prêtres.
Au fil de la lecture bien d’autres détails instructifs apparaissent.
Par exemple nous savons aujourd’hui que La Vérité sur l’affaire Pétain, qui a paru à Genève en octobre 1945 sous le pseudonyme de Cassius, est de Guillemin, puisque la réédition de ce texte par Utovie, en 1996, avec une préface de son fils Philippe, a rétabli son nom sur la couverture ; mais F. Papilloud fait remarquer qu’à l’époque où sa série d’émissions à la télévision suisse romande, intitulée « Pétain » (treize demi-heures, entre le 3 mai et le 10 juin 1981), a suscité le tumulte dans la presse helvétique, le livre n’était ni réédité ni connu comme étant de lui.
Et à qui Guillemin a-t-il dit que, le 14 juin, il avait participé à la télévision suisse à un débat sur cette série d’émissions avec Jacques Isorni, Jean-Noël Jeanneney, Henri Amouroux et Jean-Raymond Tournoux ?
Pas à moi en tout cas. On aurait bien voulu y être, et d’autant plus que même Isorni n’a pas réussi à démontrer que Guillemin avait tort.
Il y a aussi dans ce mémoire des détails plus anecdotiques, comme cette analyse d’un graphologue suisse pour qui l’écriture de Guillemin révèle à la fois la « prédominance de l’esprit d’analyse », « un souci d’objectivité » et la « crainte de se laisser entraîner par la passion » (cité p. 16)… ce qui n’est pas mal vu, mais qui se déduit aussi bien de la lecture de l’œuvre imprimée !
J’aime mieux lire ce qui nous fait comprendre pourquoi et comment la façon de parler ou d’écrire de Guillemin séduisait.
Ainsi ces mots d’un journaliste s’adressant à lui dans son article élogieux sur une autre série télévisée, celle sur Jeanne d’Arc : « On parle de vous dans les cafés, dans les bistrots […]. Vous auriez aimé ce qu’ils disaient, ces employés sans légende, ces retraités sans aigreur. Ils souriaient, leurs visages s’animaient. Savez-vous, ils sont sceptiques, ils se demandent où vous allez chercher vos histoires. Mais ils ne vous manquent pas, le dimanche soir » (Louis Gaillard, « Le roman de Jeanne », Journal de Genève, 12 août 1970, cité p. 24).
Ou bien cet extrait de la lettre d’un ouvrier horloger : « Et vous êtes toujours si simple, d’abord si facile avec nous autres gens du peuple, ouvriers et employés, vous nous faites participer avec des mots simples et compréhensifs pour tout un chacun » (lettre du 18 mars 1983, citée p. 30 ; fonds Guillemin, cote MS B 3/809).
Dans ce qui est anecdotique, mais pas négligeable pour autant, notre jeune chercheur précise (p. 40) que cette popularité de Guillemin s’est fortement atténuée après sa mort, et que sa renaissance très récente grâce à internet demeure relative ; il écrit (avec le « nous » de majesté propre aux conventions de l’écriture universitaire, mais aussi avec le sourire) : « Lorsque nous demandons à des gens s’ils connaissent Henri Guillemin, il est nécessaire d’ajouter qu’il s’agit du monsieur avec de grosses lunettes qui parlait seul face à la caméra », et à ce détail ils le reconnaissent…
J’ai aussi beaucoup apprécié que Florian Papilloud analyse dans le détail certains exemples vraiment significatifs.
Nous apprenons ainsi p. 39 que la série (venimeuse, on le sait !) sur Napoléon, diffusée entre janvier et août 1968, connaît un tel succès malgré l’heure de diffusion tardive (le samedi à 22h, voire 23h) que, pour les derniers épisodes, la chaîne décide d’une rediffusion le jeudi à 18h10.
Cette faveur faite à Guillemin (en vue, bien sûr, d’une meilleure audience) irrite la partie hostile de la critique, et l’auteur donne (p. 42-43) des détails précieux sur l’image “gauchiste” qui était celle de la Télévision suisse romande depuis l’après-guerre : Guillemin en bénéficiait et en pâtissait à la fois.
F. Papilloud analyse notamment (p. 55-57) le choix fait par la TSR de diffuser six émissions de lui sur « L’affaire Jésus » un an et demi après la parution de son livre, et de les diffuser du 19 au 24 décembre 1983 vers 18h ; et il cite une vive protestation de l’Association vaudoise des téléspectateurs et auditeurs contre les dates et heures choisies, car « l’idéalisme gauchisant teinté d’un vernis de christianisme » qui est la marque de Guillemin, pour ces honnêtes gens, ne peut satisfaire les croyants quand on lui accorde la vedette justement dans « la semaine précédant Noël » (cité p. 56).
On aura compris tout l’intérêt que présente cette enquête. Comme (ancien) professeur, j’aurais bien mon mot à dire sur certaines petites négligences d’écriture, mais cela n’a vraiment pas d’importance, tant la récolte a de quoi retenir l’attention.
Merci, donc, à Florian Papilloud d’avoir mené à bien ce joli travail, et aussi à son professeur M. Laurent Tissot, car ils ne sont pas légion, les universitaires qui dirigent des travaux sur un homme aussi compromettant : en France, à vrai dire, je n’en connais pas, et j’ai au contraire éprouvé jadis, jeune universitaire moi-même, à quel point il était mal vu de s’intéresser à lui.
Puisse donc Florian Papilloud prendre la tête d’une lignée nouvelle de “guilleministes” qui, en Suisse mais aussi en Belgique et au Canada (où existent peut-être des travaux que nous ne connaissons pas), ont encore beaucoup à nous apprendre sur le vrai Guillemin.
Compte rendu de Patrick Berthier
Pour compléter
Pour lire le résumé du livre « L’Affaire Jésus », cliquez ici
Pour en savoir plus sur l’université de Neuchâtel, cliquez ici
7 réponses sur « Un jeune chercheur suisse consacre son master à Henri Guillemin »
Magnifique et roboratif !….
Merci pour cette synthèse, le mémoire est il accessible en ligne svp ?
Peut-être pouvez vous me l’envoyer directement ?
En vous remerciant !
Cordialement,
Julien
Ce mémoire n’est pas en ligne sur notre site, mais nous pouvons vous l’adresser sous format pdf à votre adresse mel.
Cordialement
Adm/LAHG
Alors ce sera bien volontiers merci beaucoup !
Bonjour,
Beau travail. Je suis toujours avec beaucoup de plaisir les conférences de H. Guillemin depuis qu’étant doctorant à Louvain j’avais vu les 6 émissions de l’Affaire Jesus (en mai 1983?). Actuellement je suis à la recherche d’un enregistrement de ces 6 épisodes. Est-il possible de les avoir? Un grand Merci.
À ma connaissance, ces émissions de 83 sur l’affaire Jésus ayant fait scandale à l’époque dans les milieux catholiques conservateurs suisses, qui accusaient la Radio-Télévision suisse romande d’avoir choisi la date exprès pour faire de l’audience, ladite RTS ne les a pas incluses dans le lot qui peut être écouté et regardé actuellement sur internet sur leur site. Il est possible qu’on puisse les dénicher par une autre voie informatique (youtube ou autre), mais je ne sais pas laquelle. Je n’ai personnellement pas pu y avoir accès et je vous envie d’avoir pu les voir à Louvain. Vous souvenez-vous par quelle voie vous aviez pu le faire ? et c’était il y a combien de temps ? Peut-être à vous lire, PB
Oui tout à fait Patrick; je reste aussi très persuadé que l’enregistrement des 6 épisodes a été sciemment mis de côté. J’ai fouillé un peu partout et même écrit à RTS et à la RTBF mais en vain. Comme expliqué à Mr Mangin (LAHG), j’avais trouvé fortuitement sur le net une trace où l’on parle de ces enregistrements dans un hebdomadaire de l’époque, ‘Combat’, du 09 mai 1983 où en page 6 l’auteur (Jean LA MIRE) écrit, je cite un passage:
« … Guillemin, depuis quatre lundi s’acharnait à nous exposer au soir de sa vie, le fond de sa pensée personnelle sur ce qu’il qualifie lui-même, comme l’Affaire Jésus par comparaison à une affaire qu’il a très bien connue dans sa jeunesse par son père qui s’y était engagé jusqu’au point de combattre l’Eglise dans sa majorité du mauvais côté, l’Affaire Dreyfus. » Le fichier en pdf contenant l’article in extenso a été envoyé à Mr Mangin.
Pour ma part, je garde le souvenir intact des 6 émissions en avril 1983 qui passaient les lundi vers 16h sur RTBF (Côté Wallon) et où Henri guillemin en parfait historien donnait avec une précision redoutable des dates, lieux et même heures des événements de ses rencontres (remontant aux années 30 !!) avec des sommités ecclésiastiques sur la question.
Je dispose actuellement d’enregistrements sonores (Youtube:https://www.youtube.com/watch?v=4jzfPDBSJBM) d’environ 3h (au Club 44) de l’équivalent des 6 émissions, mais ce n’est pas du tout la même chose. Idem pour le livre aux éditions du Seuil que j’avais lu (aussitôt sa parution).
Je garde espoir de mettre un jour la main sur cette version mémorable d’Henri Guillemin à propos de ‘l’Affaire Jésus’.
Bien à vous – MB