François Mauriac à Malagar
On sait la passion de Guillemin pour Choses vues, ce recueil de notes, fragments de journaux, écrits en marge de son œuvre par Victor Hugo et qui couvre tout son siècle. Guillemin en publia de nombreux fragments inédits et Hubert Juin lui rend hommage dans l’édition en 4 tomes qu’il fit paraître dans la collection Folio. « L’initiateur de cette entreprise, et sans lequel une édition comme celle-ci n’aurait pas vu le jour, est Henri Guillemin. »
Sans vouloir imiter Hugo, Guillemin a aimé, lui aussi, garder des traces des événements auxquels il avait été mêlé. Nous avons vu ce recours au témoignage direct dans les pages de Nationalistes et Nationaux où il évoque l’arrivée de Pétain à Bordeaux.
En voici un nouvel exemple, dans Les passions de Henri Guillemin, recueil des chroniques que Guillemin a très régulièrement données à l’Express, journal neuchâtelois, dans les dernières années de sa vie ; ce recueil contient des pépites qui n’ont pas toujours été exploitées. En particulier, ces pages dans lesquelles Guillemin évoque les réactions de François Mauriac, au cours des premiers mois de la Guerre de 40.
Guillemin commence par donner quelques explications à ses lecteurs suisses sur les relations qu’il entretenait avec Mauriac, « une profonde amitié nous liait depuis septembre 1925 », date à laquelle le jeune Guillemin fait la connaissance, aux décades de Pontigny, de François Mauriac, son aîné de 18 ans.
Et sur les circonstances qui lui permettent d’apporter un témoignage inédit sur le grand écrivain («authenticité rigoureuse – telle quelle ; pas la moindre retouche de style – de notes prises par moi-même dans les pires heures de l’été 1940») : Mauriac est à Malagar [propriété située dans la commune de Saint-Maixant, à 50 km au sud de Bordeaux] et Guillemin à Latresne [périphérie sud de Bordeaux], chez son beau-père, à quelques kilomètres de là.
Guillemin : «Dans la petite pièce en contrebas – on descend deux marches – dont Mauriac fait son repaire, je le vois tapi, blotti, resserré sur lui-même comme un oiseau qui aurait froid. Et il fait tellement beau, cependant ! Par la fenêtre ouverte, je vois, au bout du pré, cette ligne de peupliers déjà grands qu’il a fait planter en 1927. Incapable d’échapper à la hantise du cauchemar national, il s’acharne à retrouver de l’espoir. Il me dit, plusieurs fois, d’une pauvre voix dont l’accent, forcé, fait mal : «J’ai confiance. J’ai repris confiance. » Pour se réconforter, il évoque son « journal de guerre », de 1914-1918, qu’il est bien résolu à garder secret. »
Il faudra attendre 1948 pour que Mauriac publie des extraits de ce journal sous le titre de Journal d’un homme de trente ans. Il est vrai qu’il y fait preuve d’une lucidité que bien peu, à cette époque, avaient eue. Il n’a pas été, pour des raisons de santé, mobilisé ; mais il a voulu faire partie d’une unité ambulancière, d’abord en France, puis au Proche Orient – ce qui est une belle preuve de courage de la part du vrai pacifiste qu’il devient (1915/16).
« Je n’ai pas cessé de m’attendre au pire, reprend Mauriac. Et vous avez vu cette conclusion ? Une énorme image d’Epinal ! La réalisation littérale de l’invraisemblable bourrage de crâne que nous avons subi. » Voilà pour la lucidité.
Et voilà pour l’espoir : « Alors pourquoi pas, aujourd’hui, un retournement, tout à coup, triomphal ? Nous avons Pétain au gouvernement. Pétain, tout de même ; vous vous rendez compte ! Cet octogénaire miraculeux, toujours égal à lui-même. Et il est là. Son seul nom, quelle charge de souvenirs et de promesses ! Non, non, tout n’est pas perdu, vous verrez ! »
Mauriac lit à Guillemin la dernière lettre qu’il a reçue de son fils aîné Claude «et, – dit Guillemin, – il n’a pas tenu le coup. Il a d’abord avalé sa salive et a commencé la lecture d’une voix faible et sourde (…) Puis Mauriac s’est interrompu. Portant la main à son cou, il enlève ses lunettes, pose la lettre sur ses genoux, et me regarde sans plus articuler rien. »
(…) Comme j’allais partir, il revient sur les opérations militaires : « Nos généraux, quels ânes ! Vous les avez entendus, le 10 mai, quand Hitler s’est lancé ; leurs cris de joie ! Ça y est! Ce que nous attendions ! Tête baissée dans le piège . Le piège ? C’est sur nous qu’il s’est refermé. »
Un mois plus tard, en arrivant à Malagar, le spectacle qui attend Guillemin est l’illustration de l’accélération des événements depuis la prise de pouvoir de Pétain.
« Des soldats allemands sont couchés sur les pelouses. Ils ont dressé une tente au milieu de la prairie. Deux camions -radio sont là. Donc une équipe de transmission. L’officier responsable a dû – billet de réquisition – être logé dans la maison. Il s’efforce d’être discret… Mauriac est « écoeuré » par la tranquille indifférence des gens, à Langon.
« Je ne croyais pas la France aussi pourrie. La défaite militaire, l’imbécillité des généraux, c’est dans l’ordre. Mais la débandade ! Mais ces officiers qui foutaient le camp par centaines ! A Langon, un Bal international a eu lieu sur la place ; c’est-à-dire avec les soldats allemands ; la plus franche cordialité, paraît-il. Dignité ? Un mot de l’autre monde… »
On peut penser que la confiance que Mauriac faisait à Pétain s’est rapidement dissipée. Mais : « Je m’étonne – dit Guillemin – de l’entendre dire : « Quand l’Angleterre sera à genoux, ce qui ne saurait tarder. » Mauriac jusqu’à présent n’avait pas versé dans l’anglophobie régnante ».
Et Guillemin ne le suit pas, semble-t-il, dans cette voie. « Mais le coup de Mers-el-Khébir l’a horrifié, révolté. »
Troisième rencontre, le 25 août. Mauriac lit les soixante-dix premières pages du roman auquel il travaille et qui est La Pharisienne – preuve que l’accablement des premiers jours qui l’empêchait d’écrire a disparu.
Il dit « que l’antisémitisme est à la mode, et que le patronat, bien entendu, conserve tous ses privilèges – remarque d’une vraie lucidité, les affaires continuent ! – et largue ses juifs pour s’arranger encore mieux avec l’occupant ».
Sur ce point, la mémoire de Guillemin me paraît vacillante : le décret sur les Juifs date du 3 octobre – et j’ai de la peine à penser que Mauriac ait eu l’intuition que les premières décisions prises par le gouvernement, qui reviennent sur les naturalisations que l’extrême-droite reprochait à la gauche d’avoir multipliées, allaient déboucher sur les mesures que nous connaissons. Mais, bon. Guillemin ne donne pas plus de précisions sur ce point. En revanche, il tient à noter que Mauriac n’est guère prolixe sur de Gaulle.
« Un mot à peine sur de Gaulle, qu’il ne prend pas au sérieux. « Purement symbolique, son refus. Très beau, mais inopérant. »
Ces quelques lignes qui retranscrivent les propos de Mauriac, sont révélatrices de l’état d’esprit qui était, en ces mois-là, très majoritaire. Pas de quoi être très fier. On aurait cependant aimé que Guillemin, pour ses lecteurs suisses, sans doute pas très au fait de l’histoire de la résistance, mentionne que François Mauriac, après ces quelques mois de trouble et d’hésitation, a pris fort courageusement sa part dans la Résistance, au sein du Comité national des Ecrivains.
Note rédigée par Patrick Rödel
Pour aller plus loin
Nombreux sont les ouvrages se rapportant à cette période ou à Mauriac. Il n’est donc pas question ici de les présenter, ce qui serait très difficile et finalement assez hors sujet. Cependant, trois livres s’imposent naturellement, choix bien sûr tout à fait subjectif…quoique.
Si l’on souhaite mieux connaître l’univers mauriacien, le dernier ouvrage de Patrick Rödel est tout indiqué. Avec « Raymond, frère de l’autre », nous plongeons au coeur de la famille Mauriac et découvrons qui était ce Raymond, l’aîné de la fratrie, personnage totalement inconnu, ignoré du monde des Lettres et tombé dans l’oubli. Patrick Rödel nous fait vivre la douleur de celui qui aurait voulu être passionnément écrivain mais qui dut se sacrifier pour reprendre la gestion des affaires familiales. C’est une création artistique et aussi historique puisque c’est le seul livre existant sur cet homme à la trajectoire singulière.
Ed. Le Festin – 208 pages – 19,50 €
33 jours de Léon Werth
Léon Werth et sa femme quittent Paris le 11 juin 1940 pour se rendre dans le Jura. Ce voyage, au lieu d’une dizaine d’heures habituellement, durera 33 jours. Il s’agit du récit de l’exode qui va mettre des millions de français sur les routes, fuyant l’arrivée des troupes allemandes.
Dans un style très précis, Werth, ancien combattant de 14-18, malgré les circonstances, livre le témoignage d’un humaniste, s’élevant contre la haine, mais sans tomber dans un angélisme béat, gardant ses distances avec l’ennemi. On en apprend pas mal sur le comportement des hommes pris dans la roue de l’Histoire : les Français et aussi les Allemands.
Ed. Viviane Hamy – 166 pages – 15 €
La marche au canon de Jean Meckert
A l’opposé, Meckert est un désabusé, tendance anarchiste, avec une légère touche de misanthropie.
Dans un style nerveux, voire âpre, une belle langue populaire (Meckert, sous différents pseudonymes, se fera connaître à travers ses polars dans la « Noire » de Gallimard) , il s’agit d’un remarquable récit de la débâcle de 40 vécue par un soldat du bas de l’échelle, sorte d’antihéros qui va progressivement, mais finalement très vite, se rendre compte que tous les non-gradés comme lui, ne sont bons qu’à faire de la chair à canon au service de ceux qui gouvernent, les patrons, les nantis, les dominants.
Ed. Joëlle Losfeld 112 pages – 9 €
Bonne lecture – E. Mangin
Colloque Henri Guillemin
Pétain, montée du fascisme, débâcle de 40, collaboration.
Paris – 17 novembre 2018
Ecole Normale supérieure (ENS) salle Dussane – 45, rue d’Ulm 75005 Paris