Après l’obtention de son titre de docteur ès-lettres, Henri Guillemin, jusqu’alors enseignant dans le secondaire, est nommé à l’automne 1936 professeur de littérature française à l’Université du Caire. L’Égypte est un royaume indépendant depuis 1922 mais l’influence britannique y demeure très forte en politique ; du côté français, c’est plutôt une présence culturelle : les Égyptiens cultivés parlent souvent français et/ou sont francophiles. L’élite économique du pays lit notamment un quotidien entièrement publié en français, La Bourse égyptienne (son titre dit qu’il n’est pas de gauche).
Au bout d’un an d’enseignement, et déjà connu d’un plus vaste public que celui de ses étudiants par quelques conférences, Guillemin se voit proposer en octobre 1937 une tribune de critique littéraire dans ce journal. Même si, élu à la faculté des lettres de Bordeaux, il quitte son poste du Caire dès l’été 1938, il continue pendant encore un an d’envoyer ses articles, et ce sont finalement 98 chroniques du samedi qui paraissent dans La Bourse égyptienne, du 7 novembre 1937 au 22 octobre 1939. Considérées une par une, elles ne sont pas toutes pour nous, aujourd’hui, du même intérêt, mais leur ensemble est souvent passionnant. Guillemin lit et commente ainsi, dès leur sortie de l’imprimerie, L’Espoir de Malraux ou La Nausée de Sartre, Bagatelles pour un massacre de Céline ou tout ce que publient alors un Mauriac ou un Bernanos.
Les ami(e)s d’Henri Guillemin ont décidé de faire profiter leurs lecteurs de la fleur de ces articles, en proposant à intervalles réguliers des présentations sélectives propres à donner une idée fidèle des sujets abordés, du ton et du style de Guillemin, de ses idées de cette époque face à la littérature et aux idées contemporaines. Et nous commençons par Georges Simenon, qu’alors Guillemin ne connaît pas personnellement, mais dont il deviendra plus tard l’ami et l’admirateur.
Trois fois dans sa chronique égyptienne, Guillemin parle de romans de Simenon récemment publiés : L’Assassin le 2 janvier 1938, Chemin sans issue le 26 juin 1938, et Le Coup de vague le 3 septembre 1939. Il les aborde tous les trois de la même façon : une longue entrée en matière générale (à peu près la moitié de l’article), suivie d’une analyse de l’intrigue réduite à ses éléments nécessaires, surtout dans le troisième cas où deux colonnes seulement, sur les cinq de l’article, sont consacrées à Simenon (les trois autres concernent Nous autres Français de Bernanos, voisinage qui, soit dit en passant, donne la mesure de l’estime de Guillemin pour Simenon, ainsi placé à égalité avec un romancier et polémiste reconnu).
Les trois articles prennent pour point de départ la fécondité de Simenon :
« Une pareille fécondité déconcerte ; elle inquiète aussi, car il y a un préjugé contre les écrivains inlassables, un préjugé qui pourrait bien être une sorte d’inconsciente jalousie, avec un refus trop humain d’admettre un tel dépassement des communes mesures. Et nous sommes tout prêts à dénigrer d’avance sur le chapitre de la qualité ce qui nous écrase ainsi par sa quantité », écrit Guillemin le 2 janvier 38 ; ou bien, six mois plus tard : « Les libraires eux-mêmes ne s’y reconnaissent plus. “Le dernier Simenon ? Attendez donc…” Et l’on vous apporte, au choix, trois ou quatre volumes qui viennent effectivement de paraître. L’usine Simenon fonctionne à plein rendement, ni chômage ni ralentissement de la production ; le même train d’enfer depuis plusieurs années. Les clients ont pris le pli de demander désormais “un Simenon”, n’importe lequel, comme on commande un Pernod ou un Dubonnet ; on connaît d’avance le goût et la qualité ; la marque est illustre, on sait qu’elle est bonne ».
On sent la nuance, plus désapprobatrice dans le second cas. En janvier, Guillemin pensait plutôt à la première carrière de Simenon : en 1938, en effet, cela fait quatre ans qu’il n’a plus publié de Maigret, et qu’il a dit qu’il n’en écrirait plus ; d’où cette remarque de Guillemin :
« Second handicap de Georges Simenon : c’est par le roman policier qu’il s’est fait connaître ; et il est convenu que le roman policier est un “genre inférieur” avec lequel veulent bien se commettre, à l’occasion, les gens du monde et les connaisseurs pourvu que ce soit en riant d’eux-mêmes et en affectant ce snobisme d’y trouver je ne sais quel plaisir puéril ou canaille entre deux lectures substantielles et dignes, celles-là, de leur caractère ».
Simenon, qui doit « remonte[r] un courant » s’il veut « accéder enfin, malgré ses lourds antécédents, à la littérature véritable » aux yeux des « honnêtes gens » (tiens ! en 1938, les voici déjà, sous la plume de Guillemin), « semble mal parti pour prétendre à cette consécration suprême des talents » – mais on compte qu’il y arrivera.
En juin, en revanche, l’accent est mis sur l’idée que se fait cet homme énigmatique de son métier :
« C’est tout de même dommage, dommage que les produits Simenon soient à ce point devenus objets de consommation courante, à inonder pareillement le marché ils se déprécient. Pourquoi Simenon consent-il à n’être plus, pour ainsi dire, que le fournisseur habituel de nos divertissements ? Vous prenez le train pour quelques heures ? un Simenon suffit comme viatique ; une traversée ? Il vous en faut trois, ou quatre, ou six. Soyez sans inquiétude, vous les trouverez, n’importe où, et tout récents, “sortis” de la veille ».
L’introduction réduite du dernier et bref compte rendu réunit les deux éléments, quantité et qualité : « On ne peut pas arriver à rendre compte de tous les romans de Simenon. Ils sont trop ; c’est une avalanche. Il faut dire aussi qu’ils ne sont pas tous également bons ».
Tout cela pourrait faire attendre des analyses dépréciatives, or c’est le contraire qui se passe. Simenon a beau écrire trop, il produit « un chef-d’œuvre » (2 janvier 1938), « un roman très remarquable » (26 juin 1938) ou qui « prend place dans la catégorie des meilleurs » (3 septembre 1939). Reste à expliquer pourquoi on oublie tant de romans « agréables », mais jamais un Simenon.
Dans L’Assassin comme dans Chemin sans issue, il y a un meurtre, mais ce n’est pas son élucidation qui est le sujet. Comme le note Guillemin à propos du premier de ces romans, « tout cela [le meurtre des amants par le mari] occupe vingt-cinq pages et le livre en a plus de deux cents ». Et ceci, toujours sur L’Assassin : « Le criminel […] nous est livré immédiatement, et il ne s’agit même plus de savoir s’il échappera à la police […] ; il s’agit seulement de ceci : comment s’en tirera-t-il avec lui-même ? »
Dans Chemin sans issue, le personnage principal, Vladimir, trahit par jalousie amoureuse son meilleur ami, qui par sa faute se trouve réduit à la misère ; il ne se libère de la hantise de ce geste ignoble que par le meurtre de sa vieille maîtresse, ce qui le jette à son tour à l’aventure, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé celui qu’il a calomnié et dont il espère le pardon. Il y a peut-être du « factice », admet Guillemin, dans l’aspect moralisateur de cette intrigue.
« Mais ce qui demeure hors de doute, c’est que les êtres que Simenon invente, nous les voyons ; il nous les impose avec une force extraordinaire. […] Construire une scène, Simenon possède ce talent-là aussi ; il y déploie une puissance sobre et dure. Hélène exposant à Vladimir ce qu’elle attend de lui, poussant l’argent vers cet homme que chacun des mots qu’elle prononce ravage, il y a là, dans le livre, deux pages qui feraient crier au chef-d’œuvre s’il s’agissait d’un autre que Simenon ».
Toujours le poids de sa première vogue, celle des vingt « Maigret » publiés à quelques mois les uns des autres. Mais Guillemin sait que les Maigret eux-mêmes étaient déjà de grands romans « psychologiques », et il insiste, dans la conclusion de cet article sur Chemin sans issue, pour bien se faire comprendre. Soit, Simenon est un « écrivain vertigineux, qui travaille à la grosse » (une grosse, c’est douze douzaines, dans la langue commerciale) ; mais « il n’est aucun de ses personnages qui n’ait une âme. […] Les gestes lui suffisent – des gestes infimes parfois, mais tout chargés de sens, merveilleusement éloquents – pour nous introduire au plus profond d’une destinée ».
L’assassin que son geste remplit progressivement d’une mortelle angoisse (dans L’Assassin) comme celui qu’il rend, au contraire, à sa vérité humaine et à sa liberté d’agir (dans Chemin sans issue) n’intéressent Guillemin, comme ils n’intéressent Simenon lui-même, qu’en tant qu’êtres humains. Ce sera le fin mot d’à peu près toutes les études, littéraires ou historiques, que Guillemin mènera jusqu’à la fin de sa vie : sous l’œuvre, l’être ; sous l’action politique, l’être ; connaître le tréfonds. Voyez par exemple ceci, à propos de L’Assassin :
« Simenon excelle dans ces analyses, si vivantes, si peuplées de détails saisissants, s’attachant de si près, et comme pas à pas, au comportement d’un être, que nous sommes introduits insensiblement avec lui dans ce monde étrange et fiévreux. […] L’homme dont nous suivons […] l’affreuse aventure intérieure pénètre peu à peu dans un univers où la réalité s’abolit, où tout n’est plus qu’inconsistance ; le voici comme désadapté, mystérieusement séparé des choses et des êtres […]. Les choses, autour de lui, s’écoulent, comme lointaines, impossible de les rejoindre, de retrouver le contact, de rentrer dans le jeu ».
En quelques lignes, deux expressions qui deviendront typiques du style de Guillemin et de sa manière d’aborder les choses apparaissent : « pas à pas », et « le contact ». Combien de centaines de fois les écrira-t-il, durant les cinquante ans qui suivront, à propos de ses propres enquêtes : suivre Voltaire, ou Jaurès, ou tant d’autres, « pas à pas », et trouver si faire se peut « le contact » avec leur vérité profonde. Tout Guillemin est dans ces lectures de Simenon en 1838 et 1939.
Il s’en explique encore d’une autre façon dans le plus court des trois articles, celui sur Le Coup de vague, qui se déroule près de La Rochelle, chez les producteurs de moules et d’huîtres :
« Ces histoires que Simenon nous raconte, il les choisit simples, rectilignes. On ne perd pas de temps ; on ne s’en va ni à droite, ni à gauche. […] pas une minute le drame ne se détend, ni notre attention ne s’égare. La prise qu’exerce sur nous Simenon tient aussi bien à la merveilleuse habileté avec laquelle il nous introduit tout de suite dans un milieu vrai, je veux dire incontestable, qu’il n’y a pas moyen de récuser, qui appartient bien à ce monde où nous sommes et pas à la littérature, à l’irréalité cérébrale, sans substance, ni couleur, ni odeur, qui tue radicalement tant de livres dont les auteurs se prennent pour des romanciers. Il ne faut pas qu’on nous laisse libres de “n’y pas croire”. Simenon ne nous laisse pas libres. Il nous tient bien, et dès le début ».
Alors tant pis pour la surproduction, même si on la déplore ; tant pis pour le mal qui se dit encore de Simenon dans les salons. Ce qui m’attire, dit Henri Guillemin, chez « ce romancier tellement insolite », c’est « la sûreté avec laquelle, dans tous ses livres, il sait choisir sans hésiter, du premier coup, à la volée, les traits menus et forts qui lui servent à faire, de tant de créatures inventées, tout un peuple de vivants ».
Il suffira à Guillemin de passer, précisément, aux vivants eux-mêmes, aux acteurs de l’Histoire que sont écrivains et hommes politiques, pour devenir à son tour quelqu’un qui « nous tient bien, et dès le début ».
Recension réalisée par Patrick Berthier.
Les « Chroniques du Caire »
Les critiques littéraires qu’Henri Guillemin écrivit pour le quotidien La Bourse égyptienne pendant près de deux ans sont actuellement en cours de préparation par Patrick Berthier pour une publication exclusive chez Utovie prévue prochainement. Nous remercions les éditions Utovie d’avoir accepté que l’on publie, en avant-première sur le site, le texte intégral de ces chroniques sur Simenon.
D’autres chroniques sur Malraux, Sartre, etc…suivront très prochainement.
Pour lire l’intégralité du texte d’Henri Guillemin, cliquez ici
Crédits photographiques (par ordre d’apparition)
Henri Guillemin et Georges Simenon en avril 1970 (toutes les photos proviennent des archives LAHG copyright LAHG)
Une de La Bourse égyptienne du 12 février 1955 (domaine public)
NB. La photo de la lettre d’information est parue dans Constellation, tirée de l’émission du 28 avril 1970 à la Radio Télévision Belge (RTB) (archives LAHG copyright LAHG)