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Quand Guillemin lisait Céline

Les chroniques du Caire n°4

Patrick Berthier :
Lorsque j’enseignais à la Sorbonne, j’ai longtemps côtoyé Henri Godard (né en 1937), le moins contesté des spécialistes universitaires de Céline ; c’est un homme si austère, si discret, si courtois qu’on ne pouvait pas ne pas s’interroger sur ce qui l’avait amené à se consacrer à un écrivain et à un homme tellement aux antipodes de ce qu’il semblait être lui-même – je ne l’ai pas connu assez pour oser le lui demander… Toujours est-il que l’on doit à Godard un travail considérable sur Céline, à commencer par sa thèse (Poétique de Céline, Gallimard, 1985), et qu’il a publié dans la respectable « Pléiade » les quatre volumes de ses Romans (1974 à 1994), ainsi qu’un volume de Lettres en 2009.

Mais justement. Le premier volume des Romans contient les deux premiers chefs-d’œuvre, Voyage au bout de la nuit (1933) et Mort à crédit (1936), et les trois autres les romans, souvent moins connus, écrits pendant et après la guerre (Céline, né en 1894, a vécu jusqu’en 1961).

Bagatelles pour un massacre, paru en décembre 1937, et L’École des cadavres, un an plus tard, manquent à l’appel : certes, ce ne sont pas des romans, mais surtout ces textes, qui relèvent plutôt du genre du pamphlet atypique, restent maudits à cause de leur furieux antisémitisme ; à la demande de Céline lui-même, puis de sa veuve et de ses ayants-droit, ils ne sont pas réédités en France, et vous ne pourrez trouver ni l’un ni l’autre en librairie, sauf si vous tombez sur un exemplaire d’époque. 

 

Et comme il y a des amateurs, les prix, sur internet, sont élevés : ce 1er décembre 2016, la centrale de vente amazon, tout en indiquant, selon sa formule habituelle, que le produit est « actuellement indisponible », donne une échelle allant de195 à 265 € pour Bagatelles ; quant à L’École des cadavres, dont le titre est un peu moins célèbre, il y en a un exemplaire à 56 €, débroché et dépenaillé à s’en tenir à la photo honnêtement jointe à l’annonce ; un collectionneur devra débourser 450 € pour une édition originale en « bon état » – sans photo jointe.

Précisons pour être aussi complets que possible qu’un volume de plus de mille pages contenant l’ensemble des Écrits polémiques de Céline, dont nos deux pamphlets et Les Beaux Draps (1941), a été imprimé au Canada, richement annoté et commenté par un des spécialistes actuels de son œuvre, Régis Tettamanzi (Québec, Éditions8, 2012, 60 dollars canadiens). On peut aussi, depuis plusieurs années, lire en ligne ces œuvres sur le site <dernièresnouvellesdufront>, mais en texte brut, sans commentaires.

Il n’était pas forcément inutile de donner ces quelques indications au moment de parler des articles de Guillemin sur Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres, à l’époque de leur publication. Je ne suis pas le premier à le faire, et je tiens à renvoyer au très solide article sur Guillemin et Céline publié par André Bazzana dans les Cahiers de l’association « Présence d’Henri Guillemin » (Académie de Mâcon, n° 2, 2013, p. 45-56) ; comme il reproduit intégralement en annexe (ibid., p. 65-69) l’article de Guillemin sur L’École des cadavres paru dans La Bourse égyptienne du 19 février 1939, je parlerai ici surtout de Bagatelles pour un massacre.

Guillemin lit (et relit) Bagatelles pour un massacre de Céline

Pour situer dans leur juste lumière les deux articles du Guillemin de 1938-1939, aujourd’hui déroutants à lire sous sa plume, il faut partir de l’autre bout de la chaîne.
Le 9 décembre 1991, quelques mois avant sa mort, Guillemin publie dans sa chronique de L’Express de Neuchâtel un article sobrement intitulé « Le mystère Céline », mais dans lequel il ne renie en rien son attirance de toujours pour celui qu’il appelait vingt ans plus tôt l’ « affreux et cher Céline » – titre d’un article publié dans La Tribune de Genève du 3 août 1972.
Il n’y peut rien, il l’aime, et un autre titre le disait d’une façon différente : « Céline, un monsieur qui me passionne » (titre d’une rubrique de son « Journal d’un historien », dans France-Soir du 25 juin 1971). Bien sûr, cinquante ans après, il aimerait avoir mieux lu Bagatelles ; le 21 janvier 1991, déjà dans L’Express de Neuchâtel, il parle de ce livre en le traitant de « répugnant produit », et bat sa coulpe (« Gêne, en moi, et presque honte ») pour la naïveté avec laquelle il avait pris pour des « extravagances » les fureurs continues de Céline contre les « youtres ». C’est qu’avoir de nouveau « ces pages sous les yeux, après l’holocauste », cela change tout.
Et Guillemin se devait de le dire, même si l’homme Céline reste toujours pour lui non seulement digne d’attention mais encore objet d’une passion absolument contraire au « politiquement correct ».

Guillemin n’a écrit d’article, lors de leur publication, ni sur le Voyage au bout de la nuit, ni sur Mort à crédit, car il ne disposait pas alors de tribune pour le faire. Mais ses allusions à ces deux premiers livres, dans ses différents articles, montrent qu’il les place très haut. C’était pour lui une bonne raison de parler, dans La Bourse égyptienne, de ces Bagatelles pour un massacre acclamées dès leur publication par Brasillach dans L’Action française (13 janvier 1938) ou Lucien Rebatet dans Je suis partout (21 janvier).

 L’article que Guillemin publie à son tour dans La Bourse égyptienne le 27 février 1938 n’a pas eu un grand retentissement hors du Caire – ni par la suite, puisqu’André Derval, qui a publié en 2010 un dossier intitulé L’Accueil critique de « Bagatelles pour un massacre », ne reproduit pas moins de 61 articles… mais pas celui de Guillemin, qui lui a échappé. Qu’il n’ait été lu alors que par l’élite francophone d’Égypte et du Moyen-Orient ne l’empêche pas de nous retenir aujourd’hui par son contenu.
Ce qui apparaît le plus nettement dans cet article, ce sont d’abord deux éléments objectivement exacts :

1/ d’une part, ce n’est pas d’abord un livre sur les juifs, mais d’abord un livre sur la fatalité de la guerre qui s’annonce (même chose pour L’École des cadavres, au titre tout aussi sinistrement explicite) ;

2/ d’autre part, c’est un livre qui saute sans cesse d’un sujet à l’autre, dans « un total dédain de toute composition, de toute mesure, de toute équité, de tout bon sens », et avec « des forcènements hystériques » qui ont fait reculer « d’honnêtes gens » – l’expression, ici, n’a pas encore la force satirique qu’elle a revêtue plus tard sous la plume de Guillemin.

Qu’a-t-il aimé, dans ce livre ?

D’abord son côté jeu de massacre. Il cite avec une gourmandise visible les vacheries de Céline contre Gide « tout éperdu de réticences, de sinueux scrupules, de fragilités syntaxiques », ou contre le bien oublié Georges Duhamel, « Bénin Duhamel, l’endormeur, ému très mesurément », mais qui sait « gaminer un peu la sentence, troufignoliser quelques pertinents adjectifs », Duhamel « qui se donne en tendresses moulées, s’évertue en mille cursives guimauves », et Guillemin pourrait en citer bien d’autres, « des tas de choses comme cela, pas bêtes, de temps en temps très drôles, qui rappellent un peu Huysmans, un peu Léon Bloy, un peu d’autres encore, mais qui vous ont tout de même un accent neuf ».

On n’est là qu’au début de l’article, et Guillemin sait bien qu’il est déjà en train de faire l’éloge de ce livre contesté. Alors il tente de situer Céline, et de se situer lui-même face à ses « géniales cacophonies ».
Il écrit d’abord : « Céline tient, il tient extrêmement, à être un personnage impossible, pas du tout ordinaire, intolérable, absolument mal élevé ». Et, s’agissant de lui-même : « Je sais très bien qu’on risque de se faire du tort, de se déconsidérer gravement en avouant qu’on a du penchant pour des turpitudes de cette espèce. Tant pis. C’est un charlatan ? Je n’en connais pas beaucoup, en tout cas, de cette force. Un bateleur ? Son boniment vaut qu’on l’entende ».

Et les juifs, direz-vous ?
Il en est question, bien sûr, mais dans la continuité même de ce thème du bonimenteur. Guillemin n’y croit pas. Céline en fait trop. « Artifice ? Bien sûr. Quel est le livre, la chose écrite, qui n’emprunte pas à l’artifice ? » Il faut entrer dans la baraque de Céline en sachant qu’on est comme à la fête foraine : « En fait de grosse caisse, d’aboiements, de fausses notes arrachantes, de vociférations, de jongleries inconcevables, de frénésies, de contorsions et de bondissements, Bagatelles comblera tous les amateurs des parades de foire, et sans doute jusqu’aux plus blasés ».
Et que crie le bonimenteur ?

« Cette fois-ci, le grand thème, c’est l’antisémitisme. Enfoncé, Drumont ! Un petit vaseux, un autre “bénin”, à côté de Louis-Ferdinand. Il faut se faire une raison, quand on ouvre un livre de Céline ; il faut se cuirasser, s’immuniser. Si vous le prenez trop au sérieux, il vous jettera dans des transes ou dans des fureurs. »

C’est clair : il ne faut pas prendre l’antisémitisme de Céline « trop au sérieux » ; C’est une pose qu’il adopte, pour « horrifier le lecteur » ; ce qu’il veut, c’est écrire à sa guise : « Louis-Ferdinand a simplement inventé un genre bien à lui, expérimental et ravageur. Pourvu qu’il ait une occasion, il se déchaîne, ou plutôt se débonde ». On n’aura donc rien de plus sur « l’antisémitisme, thème numéro un » : juste les quatre lignes que j’ai citées ; tout le reste de l’article concerne les « thèmes accessoires », c’est-à-dire ce qui, quand on lit Céline, et malgré « son allure, exprès, d’échappé de Charenton », doit convaincre qu’ « il ne profère pas que des blasphèmes ou de toutes gratuites et bien creuses injures », que « ce délirant très lucide est loin de parler toujours pour ne rien dire, et pour le seul plaisir de son tintamarre ».

C’est le cas des pages sur l’URSS
« un témoignage, parmi d’autres et qui, comme les autres, mérite l’attention » ; c’est le cas en particulier des « trois pages sur Leningrad [qui] sont belles, incontestablement », et que Guillemin cite pour leur style apaisé (la description de la Neva) ou pour leur intensité humaine (l’évocation des réservistes à la fois « guenilleux » et affamés). C’est cela qui lui plaît chez « ce bonhomme tellement singulier, odieux à neuf lecteurs sur dix, et qui pourtant… » (c’est Guillemin qui ne finit pas sa phrase, ce n’est pas moi qui la coupe).

La conclusion de l’article dit bien comment son lecteur de 1938 voit cet auteur qu’il admire : « L.-F. Céline, s’il signait un jour de son nom, de son vrai nom : Dr Destouches, s’il cessait de cabrioler, de cavalcader, de vomir ses bolées d’ordures, s’il consentait à parler, du fond de lui-même, calmement, je crois que ce qu’il aurait à dire, il nous contraindrait à l’écouter, ayant ôté tout prétexte à ceux qui, pour l’heure, ne veulent pas l’entendre. »

Mais aurait-il encore été Céline ?

Si déconcertant qu’il soit pour nous qui avons lu, sur la Shoah, Claude Lanzmann et tant d’autres, cet article dans lequel l’antisémitisme occupe 4% du texte (quatre pour cent) est instructif, s’agissant d’un lecteur comme Guillemin, pour aider à comprendre l’état des esprits, alors qu’on s’acheminait vers Munich, vers la guerre et vers les camps.

Nous savons, nous (et encore nous a-t-il fallu du temps pour savoir, et pour admettre) ; très peu, en 1938, voyaient où s’engouffrait l’Europe. Lorsque l’écrivain et critique Frédéric Vitoux publie sa Vie de Céline (Grasset, 1988), Guillemin en rend compte dans sa chronique neuchâteloise (« Céline mis à nu », 16 mai 1988) ; il en rend compte, ou plutôt, comme il le faisait si souvent, il saisit l’occasion de ce livre, qu’il juge admirable, pour faire le point sur ce qu’il pense lui-même.
Il continue de ne pas comprendre ce côté de Céline, « ses vociférations démentielles, ses éructations hystériques contre les juifs » car, pour lui, « sous ces imprécations enragées, pas l’ombre d’une haine véritable » ; et Céline n’a été collaborateur ni par des actes ni par des articles. On en reste au « mystère Céline », et au génie de l’écrivain : si on voulait tout en dire, « on n’en finirait pas », et Guillemin s’interrompt à regret sur ces mots.

Guillemin n’est pas le seul à être ainsi “accro” de l’écrivain, malgré ses pamphlets. Ce qui est précieux pour nous, c’est d’avoir à la fois sa lecture à chaud des Bagatelles, et sa relecture à froid des années 1988-1991, peut-être pas si foncièrement différente ? Je mets un point d’interrogation parce que je ne sais moi-même comment peser les choses.

Et je laisse le dernier mot à Philippe et Nane Guillemin, qui se souviennent de l’avoir entendu dire de Céline, à propos d’une énorme gaudriole lue dans sa correspondance, et qui le faisait jubiler : « C’est le seul salaud que j’aime bien ».

Recension réalisée par Patrick Berthier.

Les chroniques du Caire

Les critiques littéraires qu’Henri Guillemin écrivit pour le quotidien La Bourse égyptienne pendant près de deux ans sont actuellement en cours de préparation par Patrick Berthier pour une publication exclusive chez Utovie prévue prochainement. On pourra ainsi bientôt lire l’intégralité des comptes rendus de « Bagatelles pour un massacre » et de « L’École des cadavres » .
D’autres « chroniques du Caire » sur Mauriac, Bernanos, etc… suivront très prochainement.

Quand Guillemin parle de Céline