Barricades sur la butte Montmartre
Lorsque survient en 1971 le centenaire de la Commune, Guillemin a déjà publié depuis longtemps dans Les Temps modernes, puis en librairie, les trois volumes de son étude sur Les Origines de la Commune, dont Patrick Rödel a parlé ici : 1956, 1959, 1960.
En 1961 et 1964, il a publié dans la revue de Sartre trois nouveaux articles, qui deviennent en avril 1971 des chapitres de L’Avènement de M. Thiers et Réflexions sur la Commune.
Mais à l’approche de la date anniversaire, il a aussi publié d’autres textes, et notamment deux, en 1970 : sa préface à la Grande Histoire de la Commune de Georges Soria, préface opportunément reproduite et présentée par Guy Fossat dans le n° 5 de la revue Présence d’Henri Guillemin (Mâcon, mars 2016, p. 51-69) ; et les « Notules » publiées dans le numéro de la revue Europe consacré à la Commune de Paris (novembre-décembre 1970, p. 22-42) ; c’est ce texte que je présente ici.
Comme le titre et son diminutif l’indiquent, il ne s’agit pas d’un article en continu, mais de dix brefs développements allant de la conduite de Thiers en mars 1871 à différentes précisions sur la Commune et sur son écrasement ; les textes sont rapides, avec les références in-texte, comme dans l’urgence de dire des choses essentielles. Autant dire que c’est du Guillemin tout pur, au ton et au style immédiatement reconnaissables. Voici quelques extraits.
Notule 2
Elle aborde le thème du comportement des soldats en avril 1871. Le 18 mars, sur la colline de Montmartre, la troupe avait fraternisé avec les rebelles. Va-t-elle, cette fois, obéir quand on l’enverra contre eux ? Voici ce qu’écrit Guillemin (p. 26) :
« On se demandait, avec effroi, chez les gens de bien, si le miracle usuel allait se produire et s’ils vont consentir, une fois de plus à se sacrifier, ces pauvres que l’on envoie se faire tuer, en tuant d’autres pauvres, au profit d’un “ordre” dont ils sont – on le sait bien – les victimes, et l’on avait pris d’extrêmes précautions, encadrant les soldats, en avant et en arrière, de gendarmes, mercenaires, ceux-là, d’une solidité antique (comme dira le lieutenant-colonel Hennebert dans sa Guerre des Communeux, 1871, p. 131) ».
Le ton est donné.
Notule 3
C’est la plus longue. Elle parle non plus de la troupe mais des généraux, et de l’aubaine que représente pour eux la lutte contre la Commune. Guillemin met en jeu tout son système de guillemets, d’italiques et de citations préférées (quitte à les sortir de leur contexte, mais il aime trop celle de Voltaire pour s’en soucier), et donne à lire comme un raccourci de sa vision des choses (je cite le début, p. 27-28) :
« Mornes, languides, inertes, tels sont les généraux de Paris, réduits, par le malheur des temps et la frénésie nationale des Parisiens, à feindre une défense dont ils ont horreur et qu’ils maudissent, leur unique objectif étant la capitulation, le plus vite qu’ils pourront, afin que les Allemands victorieux soient là pour tenir en respect, avec leurs canons, les faubourgs. Ils veulent deux provinces, les Allemands ? Et après ? Qu’est-ce que deux provinces de moins, au prix de ce qui est en question, avec ces résistants odieux, des “rouges”, pour la plupart, des scélérats qui, si jamais leur parti gagnait la guerre, mettraient en péril l’essentiel, les structures économiques et sociales, le Système lui-même, “l’ordre établi” dont l’heureuse définition a été donné, au siècle précédent, par Voltaire ; un pays bien organisé, disait le sage de Ferney, est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne. C’est cela, c’est ce fondement même de la société, de la civilisation, qu’entendent protéger à tout prix, et par les moyens appropriés, les Jules […]. »
(Rappelons que « les Jules » sont Jules Simon, Jules Trochu, Jules Ferry, Jules Favre, tous porteurs de ce prénom alors très répandu.)
À la fin de la même notule 3, Guillemin cite comme édifiant (il l’est, en effet) un discours du général Ducrot, un des battus de Sedan, placé à la tête de la deuxième armée de défense de Paris en novembre 1870, et qui commandera du 20 au 24 avril 1871 le 4e corps de l’armée de Versailles chargée d’exterminer les Communards.
Le 10 avril, alors qu’il commande le camp militaire de Cherbourg, il est chargé d’accueillir les soldats faits prisonniers pendant la guerre, restitués par les Allemands à la France et qui viennent de débarquer de Hambourg. Guillemin juge utile de donner des extraits du discours qu’il leur fait sur les Communards qu’on va les charger d’aller vaincre : « Une tourbe de misérables essaie d’établir à Paris le triomphe de la paresse, de la débauche, du brigandage et de l’assassinat [etc.] »
(cité p. 33) ; si ce n’est pas de la mise en condition…
Notule 6
Après la notule 5 où il approuve la mise à bas de la colonne Vendôme, Guillemin aborde dans la notule 6 le sujet délicat de « l’histoire militaire […] lamentable » de la Commune, et il écrit (p. 35) :
« […] la vérité qu’il faut dire, et qu’il serait coupable de dissimuler, la tragique vérité est que tout se déroula dans une anarchie sans nom, et navrante ».
Et cela malgré les efforts de Rossel, que Guillemin admire comme il admire, individuellement, de nombreux Communards mais sans jamais occulter leur échec collectif : ils ont été battus parce qu’ils n’étaient pas les plus forts, face aux moyens qu’on a déployés pour les réduire à néant, mais aussi parce qu’ils n’étaient pas organisés.
Il n’y a chez Guillemin aucune idéalisation de la Commune.
Notule 7
Et justement, cette notule (p. 38-39) enchaîne sur le même sujet (l’armée), en changeant de point de vue. Dans sa trilogie sur Les Origines de la Commune Guillemin a abondamment démontré la réalité de la collusion entre Bismarck et Thiers, mais ici il revient sur le moment, juste avant la défaite des Communards, où Bismarck, trouvant Thiers indécis et pour tout dire mou, se dit prêt à faire donner ses propres troupes pour en finir. La parole à Guillemin :
« Surtout pas ! Accepter cette collaboration ouverte, une gaffe que ne commettrait jamais M. Thiers. De quoi le discréditer auprès d’une partie de l’opinion ; non pas certes auprès des royalistes de l’Assemblée et des grands notables, en France ; ils savent à quoi s’en tenir sur les rapports, si fraternels, avec le sauveur allemand ; mais eux-mêmes ont toujours étroitement veillé à ce que leur partie liée avec l’Allemagne fût dissimulée, le plus possible, à la foule ».
Nous avons là, avec notamment le mot « collaboration » bien en vue, un de ces nombreux passages où il semble évident que Guillemin écrit sur 1870-1871 en pensant à 1940-1944…
Je reprends son texte un peu plus loin, lorsque Thiers a réussi à dissuader l’occupant Bismarck d’intervenir manu militari :
« Les Allemands se borneront donc, puisque tel est le souhait de Versailles, à deux gestes discrets mais efficaces ».
Le 23 mai 1871, ils autorisent Thiers à faire passer son armée par la zone neutre qui entoure Paris depuis le traité préliminaire signé à Versailles le 26 février, et dans laquelle on ne doit pas circuler armé ; « les communards, confiants, n’ont point établi de défenses de ce côté-là et les Versaillais pourront leur tomber dessus par-derrière », en entrant dans Paris non par l’ouest mais par le nord, de façon à les prendre à revers aux Batignolles « à l’improviste ».
Cela fait, « ils [les Allemands] happeront tous les communards vaincus qui tenteraient de s’enfuir à travers la zone d’occupation et les remettront aussitôt, pour qu’ils soient châtiés comme il convient, aux Versaillais triomphants ».
Ce qui fut fait.
Comme dit le capitaine Jollivet dans Travail de Zola, cité dans la notule 9 (p. 40-41), « Heureusement que l’armée est là pour empêcher le passage des coquins ! »…
Barricade de la place Blanche défendue par des femmes, pendant la semaine sanglante. Montmartre, 1871. Gravure sur bois extraite de « The penny illustrated paper ». Paris, Musée Carnavalet. © Roger-Viollet
Les « Notules » se terminent, de la façon la plus politiquement incorrecte possible, par une distribution de bons et de mauvais points. Guillemin, en effet, n’hésite pas à donner, sur un certain nombre d’ouvrages plus ou moins récents, « [s]on avis (que personne, il est vrai ne [lui] demande) » (sic, p. 41). Voici ce que cela donne :
La Commune de 1871 de Bruhat, Dautry et Tersen (1961) : « Fondamental, mais un peu trop soucieux, à mon sens, d’annexer la Commune au marxisme » ;
Procès des Communards de Jacques Rougerie (1964) : étude « exagérée, en sens inverse, mais non négligeable, tant s’en faut » ;
Les Communards de Winock et Azéma : « sérieux et utile » ;
La Proclamation de la Commune d’Henri Lefebvre (1965) : « quelque verbalisme, peut-être, mais de solides analyses aussi » ;
La Commune au cœur de Paris de Maurice Choury (1967) : « Plein de vie, et bien documenté » ;
La Commune de Paris d’André Découflé (1969) : « me paraît l’équité même » ;
Les Hommes de la Commune du général Zeller (1969) : « surprise heureuse » devant un livre « qui témoigne d’un remarquable effort d’intellection ».
Ce dernier avis clôt de façon piquante ces vingt pages où les officiers en ont pris pour leur grade ! On aura compris, en tout cas, que malgré leur titre modeste, ces « Notules » sont bien du vrai Guillemin, avec tout ce qu’il avait d’inacceptable pour plus d’un.
Recension faite par Patrick Berthier
Colloque : « Henri Guillemin et la Commune – le moment du peuple ? » – SAMEDI 19 NOVEMBRE 2016 DE 9H00 À 18H00
UNIVERSITÉ PARIS 3 SORBONNE NOUVELLE – CENSIER – 13 RUE SANTEUIL 75005 PARIS