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Guillemin et les ouvriers

Guillemin et les ouvriers, à propos d’un vieux film

Le « Cinématographe », petite salle nantaise subventionnée par la mairie socialiste, programme tour à tour du cinéma d’avant-garde, et des cycles de films plus ou moins anciens conçus autour d’un thème, d’un acteur, d’un cinéaste.
Le moment dit des « fêtes » étant propice à la venue d’un public un peu plus nombreux, le sujet choisi chaque année est consensuel, au moins en apparence.

Cette année, c’était la carrière de Marcello Mastroianni (1924-1996) qui servait de point fédérateur : dix-huit films, de 1951 à l’année de sa mort, avec quelques must, comme La Dolce Vita, Divorce à l’italienne ou Ginger et Fred, mais aussi des œuvres bien moins connues et qui permettent de confirmer le génie avec lequel cet acteur s’adaptait à tous les scénarios, parfois très loin de l’image réductrice de séducteur qui, son physique aidant, a été trop souvent la sienne.

Parmi les films que je ne connaissais pas j’ai choisi, sans savoir de quoi il parlait, un film de Mario Monicelli de 1963, I Compagni, en français Les Camarades.

Film en v. o., bien entendu, comme tout ce que propose le « Cinématographe », mais production italo-franco-yougoslave, ce qui permet d’y voir Bernard Blier et Annie Girardot doublés en italien ! l’un dans un rôle d’ouvrier malheureux auquel il fait croire (car lui aussi il était génial), et l’autre, dans l’éclat de sa beauté, tout aussi crédible en cocotte qui a choisi de vendre son corps pour ne pas rester pauvre.

Une scène du film Les Camarades

L’histoire se résume aisément : nous sommes à Turin, en 1905, à en juger par les costumes des gens aisés ; on nous raconte la vie d’une usine textile et la condition de bagnards de ses ouvriers. À la suite de l’accident grave qui emporte le bras de l’un d’entre eux, éclate une grève dont l’objectif est d’obtenir de travailler treize heures par jour au lieu de quatorze… Les péripéties sont simples, le ton uni, presque retenu.

Le noir et blanc sombre restitue l’épreuve interminable d’un hiver pluvieux.
À la fin du film, qui dure plus de deux heures, les ouvriers désorganisés sont vaincus et retournent travailler.
Outre l’amputé, deux autres d’entre eux sont morts.
L’amertume est totale, et grande la colère contre celui en qui beaucoup voient l’homme qui les a égarés et jetés dans un malheur plus grand que celui qu’ils voulaient fuir, à savoir :

il professore, un homme à lunettes aux propos fiévreux de tribun, et que cherche la police.

C’est Mastroianni qui joue cet intellectuel assez minable, malgré sa sincérité. Il pousse à se révolter ces humbles dont il voit, impuissant, s’approcher la défaite inéluctable.

Une scène clé du film : le personnage de l’intellectuel issu d’une autre classe, joué par M. Mastroianni,
haranguant les ouvriers pour entrer en lutte (B. Blier et autres)

Pas un gramme de théorie dans ce film, à peine quelques bribes d’idées dans des réunions confuses, et pourtant se pose pleinement cette question essentielle du meneur………..
…………… du meneur non ouvrier ;  venu du dehors (un peu comme Lantier dans Germinal, mais sans l’enflure épique de Zola) ; ce genre de meneur aussi pauvre que ceux qu’il pousse à se révolter ; qui semble maintenu au-dessus du désespoir par son idéalisme, et qui pourtant ne le sauve pas plus que les autres.

Mario Monicelli (1915-2010), cinéaste à l’œuvre surabondante et très variée, a remporté plusieurs de ses succès grâce à des œuvres comiques (Le Pigeon, 1958 ; Mes chers amis, 1975, avec Blier encore, Philippe Noiret et Ugo Tognazzi).

Le ton sinistre et le terrible pessimisme du film Les Camarades tranchent sur des films comme ces deux-là et amène à s’interroger sur ce qu’a voulu montrer le réalisateur :

la vanité de toute grève ? la vanité d’un combat s’il n’est pas organisé par le syndicalisme ?

Difficile de répondre à la seule vision du film, tant il ne s’accompagne d’aucun discours : c’est simplement le tableau du malheur d’un groupe d’hommes, de femmes et d’adolescents broyés. Aucun mot abstrait en deux heures : ni « lutte », ni « syndicat », encore moins « socialisme » ou « communisme ».

Juste une méditation, par l’image, sur l’injustice sociale vue comme un fait d’histoire.

Luttes ouvrières mai 1968 

Luttes ouvrières (Gilets jaunes) 2019/2020

Au spectateur de 1963, à nous aussi bien sûr, de nous demander quelles sont les formes actuelles de la même injustice, et pourquoi les postiers ou les directrices d’école se suicident.

………….. / ……………

Pendant les deux heures du film j’ai pensé de multiples fois à Guillemin, qui aimait le cinéma.
Quel regard aurait-il posé sur ces Camarades, s’il avait eu à en parler ?

Il me semble qu’il aurait été sensible à la simplicité avec laquelle la vie noire, perdue d’avance, de tous ces malheureux est dépeinte, uniquement par la description de la réalité de leur vie d’épuisés que tuent leurs machines.

Ateliers dans l’usine Philips à Chartres en 1900 – Photo by Edouard Boubat/Gamma-Rapho/Getty Images

Ateliers dans une usine textile en Chine en 2018 (photo de la société néo libérale planétaire)

Les aurait-il vus comme des frères, d’une tout autre sorte, des Communards qui l’ont ému toute sa vie ?

J’ai repensé bien sûr à cet article de 1925 (il a vingt-deux ans, il porte le costume croisé et la cravate du normalien, et déjà les lunettes de l’intellectuel qui lit trop), cette chronique écrite pour le journal de Marc Sangnier et dans laquelle il évoque le défilé commémoratif de la gauche devant le mur des Fédérés.
Fils de chef cantonnier mais parvenu à la bourgeoisie via la méritocratie de la IIIe République, de quel œil voit-il, par exemple, la délégation communiste de ce jour-là ? Je rappelle quelques lignes :

« Résolus, ramassés, en bon ordre, marchaient les communistes. Ils savent ce que c’est qu’obéir à une discipline librement acceptée. À chaque appel, les voilà. Mobilisation parfaite totale.
Dans le grand cimetière blanc et vert, des petits enfants défilaient, en rang. Ils chantaient, dans les tons très haut, des sortes de petites complaintes qu’on aurait prises pour des cantiques. Mais les bérets étaient rouges et portaient faucille et marteau. Et j’ai vu des papas à grosse moustache, tenant le gosse par la main, et qui chantaient, très fort, des airs de révolution, avec de bons yeux confiants et doux et, la ride dans les sourcils, d’une conviction plus forte que tout »
(La Jeune République du 29 mai 1925).

Art d’évoquer, art d’émouvoir sont déjà là, plus forts que l’idéologie.

Anniversaire de la Communne 21 mai 1939 – manifestation du pari communiste au mur des Fédérés (Photo by Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images)

Cinquante ans plus tard, en juillet 1977, Guillemin, réfléchissant au cours de nos conversations à son œuvre d’historien, me disait :
« Je me rappelle […] avoir lu sur La Tragédie de Quarante-Huit des critiques assez intéressantes, venant des communistes, entre autres, et constatant que je m’étais intéressé à la surface des événements mais n’en avais pas regardé le fondement économique et social. C’est probablement vrai. Ce qui m’intéresse, ce sont les comportements » (Henri Guillemin tel quel, Utovie, 2017, p. 158).

La théorie, l’interprétation lui pèsent, et il ne les manie pas volontiers ; il se passionne en revanche pour l’individu aux prises avec le concret de ses choix, de ses préférences, de ses faiblesses.
C’est pour cela qu’il a parlé avec tant d’intensité de l’échec de la Commune : pour lui, elle est certes un fait, et même un symbole, mais elle est surtout l’expression d’un groupe d’hommes, d’individus parfois remarquables, qui n’ont pu réussir.

J’ai cité, lors du colloque de 2016, l’article qu’il a publié sur La Proclamation de la Commune d’Henri Lefebvre et auquel il a donné un titre très consciemment provocateur : « Pas besoin d’être marxiste » (Journal de Genève, 22 avril 1965).

Ici aussi, je rappelle les quelques lignes essentielles, qui concernent « la manie marxiste d’Henri Lefebvre » :

« Rien n’est lassant comme ces perpétuelles références des dévots à leur dieu. […] Comme si la pensée et l’action révolutionnaire pour la substitution de l’ordre au désordre, de la justice à l’iniquité, n’avaient de prix que s’il y a moyen de leur coller le label marxiste ! […] Je n’ai pas besoin d’être un marxiste inconditionnel pour reconnaître à la Commune une valeur pathétique de symbole […]. Ce qui m’émeut, dans la Commune, ce qui m’attachera toujours à elle, c’est qu’on y a vu des gens, à la Delescluze, à la Rossel, à la Vallès, à la Varlin (celui-là surtout, quelle haute figure, bouleversante), des hommes qui ne “jouaient” pas, qui risquaient tout, et le sachant, des courageux, des immolés. Parce qu’ils avaient une certaine idée du Bien et qu’ils y vouaient leur existence même »
(cité dans Henri Guillemin et la Commune : le moment du peuple ?, Utovie, 2017, p. 19).

Les Communards qui ont tenté de gouverner sans savoir comment faire ne sont évidemment pas les mêmes hommes que ceux dont Monicelli décrit la terrible déchéance objective.
En revanche, le regard de Guillemin, le regard de Monicelli me paraissent relever d’une tentative analogue pour mettre au premier plan l’humain.

Guillemin n’a pas décrit les ouvriers dans ses livres comme le fait le cinéaste italien, mais il me semble que s’il avait parlé de ce film (j’ignore s’il l’a vu), ç’aurait été pour en approuver l’intensité humaine ; elle rappelle en droite ligne celle de la description des terribles « caves de Lille » par le député Hugo, description qui lui a servi à écrire le poème magistral des Châtiments, « Joyeuse vie ».

Michel Foucault et Jean-Paul Sartre en 1968,  harangant les ouvriers devant « Billancourt », métonymie du prolétariat ouvrier – (Usines Renault, depuis transmutées en lieu de culture de la bourgeoisie mondaine post-moderne) 

Dans tous les cas : Hugo, Guillemin, Monicelli, ce qui se pose c’est bien la question de l’intellectuel et/ou de l’artiste face à la réalité de la misère !

A-t-elle cessé de se poser ? dans l’état actuel de la France, elle est évidemment toujours vivante, et toujours aussi difficile à résoudre.

Note de Patrick Berthier

Le Quart-Etat – huile sur toile de 1901 – 293 x 545 cm – tableau de Pellizza da Volpedo (1868 – 1907)
Museo del Novecento – Palais Arengario – Milan

 

2 réponses sur « Guillemin et les ouvriers »

Seuls des ciné-clubs intéressants programment ce genre de film. On peut le voir soit en achetant le DVD, soit en VOD à environ 3 € la séance

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