Témoignage exclusif de Patrick Berthier : comment devient-on « guilleminien » ?
Patrick Berthier, ancien élève de l’ENS (Ulm), agrégé ès lettres, docteur d’Etat, a enseigné la littérature française à la Sorbonne (1978-1997) et aux universités d’Amiens et de Nantes (1997-2011). Parallèlement à sa thèse de doctorat d’État sur La Presse littéraire et dramatique au début de la monarchie de Juillet (1997, 4 vol.), il a publié de nombreux travaux et éditions critiques portant sur Balzac, Musset et autres écrivains de la période romantique, ainsi que sur le théâtre de la première moitié du XIXe siècle ; il dirige la première édition intégrale de la Critique théâtrale de Théophile Gautier (Champion, vingt- deux volumes prévus, huit volumes parus depuis 2007, tome IX à paraître fin 2017).
Après sa rencontre avec Henri Guillemin en 1976, il a publié avec lui un volume d’entretiens (Le Cas Guillemin, Gallimard, 1979), ainsi que deux études critiques sur son œuvre (Guillemin, légende et vérité, et Soixante ans de travail, Utovie, 1982 et 1988) et un certain nombre d’articles. Une nouvelle édition revue et augmentée de Soixante ans de travail – éd. Utovie, paraîtra fin novembre 2016.
Il est l’un des co-fondateurs de l’association Les ami(e)s d’Henri Guillemin.
Comment es-tu devenu « guilleminien » ?
La réponse à une telle question étant évidemment individuelle, j’ai cherché, avec l’idée de contribuer par ce témoignage à la présentation des intervenants du colloque « Henri Guillemin et la Commune de Paris » maintenant tout proche, à résumer, à partir de mes souvenirs, comment les choses se sont passées pour moi.
La première fois que j’ai entendu parler de Guillemin, c’était durant l’année 1965- 1966, à la “khâgne” du lycée du Parc, à Lyon. J’ignorais, en venant de Grenoble suivre les classes préparatoires à l’entrée à Normale Sup’, que je mettais mes pas dans les siens, qui était venu de Mâcon vers le même lycée renommé ; je ne connaissais même pas son nom. J’étais juste heureux d’être là, dans cette ambiance d’émulation intellectuelle que rendaient plus sensible l’internat et l’effet de “vase clos” qu’il produit sur l’esprit.
Comme Guillemin quarante-cinq ans avant moi, j’étais en “prépa” littéraire, plus purement littéraire que lui sans doute puisque fort en latin (et même “fort en thème” !), mais passionné par la littérature et par l’histoire aussi (qui m’attiraient toutes deux plus que la philosophie…). Ce n’est pas en classe de français qu’on aurait pu me parler de Guillemin, ou alors c’eût été de la pire façon, car mon professeur, Victor-Henry Debidour, grand traducteur d’Aristophane et connaisseur en calvaires bretons, était royaliste, et son fils, qui était son élève à nos côtés, portait un brassard noir à sa manche tous les 21 janvier. Alors Guillemin, vous pensez !
En revanche, en histoire, la chance a voulu que j’aie comme professeur Alfred Rambaud, petit-fils du Rambaud de même prénom qui avait travaillé avec Lavisse à cette monumentale Histoire de France publiée de 1900 à 1912, et qui faisait encore autorité. Mon Rambaud à moi était sans doute moins à gauche que son grand-père ; disons que tous deux étaient radicaux, mais être radical à l’époque de l’affaire Dreyfus ou à la veille de la Grande Guerre, c’était être plus près du socialisme de Jaurès qu’être radical dans les années 1960… Toujours est-il que c’est ce Rambaud-là, de gauche modérée, qui fit résonner pour la première fois à mes oreilles le nom de Guillemin.
Dans notre programme, qui allait si ma mémoire est bonne de 1848 à 1914, nous en étions à la IIe République : espoirs mis en Lamartine, échec de Lamartine, sa déroute à la première élection présidentielle, qui voit l’émergence de Louis-Napoléon Bonaparte. Nous sentions que Rambaud avait une sympathie pour Lamartine, et dès février 1848 il aurait pu, à propos de son audace sociale qui effraya si vite les gens de bien(s), nous parler de Guillemin. Il ne le fit qu’à l’approche du coup d’État. Je le revois (il faisait cours debout, en s’agitant beaucoup, la mèche grise raide et rebelle), je le revois s’appuyant des deux poings sur son bureau, ménageant une pause, et, nous regardant tous, disant comme une évidence : « Il faut lire Le Coup du deux Décembre ».
La soudaine urgence du ton dont il nous dit cela m’a sans doute fait dresser l’oreille, en tout cas j’ai lu et même dévoré ce gros pavé, et j’ai découvert ce qu’ont sans doute découvert bien d’autres avant et depuis moi, qu’il est possible de faire de l’histoire passionnée, passionnante, qui crépite page après page et fendille le plâtras du consensus officiel. Alfred Rambaud est sûrement au paradis des professeurs, maintenant (il aurait à peu près cent ans, s’il vivait encore), mais il reste un des hommes envers lesquels je suis le plus reconnaissant.
Les nécessités de la préparation du concours ont limité ce premier contact avec Guillemin à ce livre, le premier qu’il publia chez Gallimard, en 1951. La même année il a donné au Seuil son Hugo par lui-même, que j’ai lu peu après, pour les besoins d’un travail sur Hugo, une dissertation sans doute. Autre souvenir de lecture gourmande : à la fois on galope pour tourner les pages, et on se dit qu’on devrait aller plus lentement pour tout savourer…
Il n’y eut plus rien, ensuite, pendant cinq ou six ans ; mes études ont suivi leur cours, et j’ai vécu quatre ans rue d’Ulm sans savoir que je hantais les mêmes couloirs et prenais mes repas à la même cantine que « l’homme du Coup du deux Décembre ». Mais à cette même époque une suite de hasards me fit entrer comme chroniqueur à la revue des jésuites, Études, dont chaque numéro mensuel comportait une rubrique de billets critiques sur les nouveautés de librairie.
De 1970 à 1980, j’y ai publié quelque trois cents de ces recensions de vingt lignes qui apprenaient diablement à ne dire que l’essentiel. Parmi tout ce que j’ai lu, Précisions, en 1973 : j’entrais là en contact avec le Guillemin auteur d’articles, non moins incisif, assoiffé d’inédits, certes déboulonneur de statues abusives (le lui a-t-on assez reproché !) mais avant tout curieux, avide de comprendre le vrai, derrière les versions convenues et ce qu’il appelait souvent les « postures » (comme on pose pour la photo). Il y avait dans ce volume de Précisions presque tout l’éventail des favoris : Fénelon et Rousseau avant 1789, ensuite Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Zola, Péguy – et la reprise des trois belles préfaces pour la trilogie de Vallès, ce qui nous met indirectement en contact avec la Commune.
Restait une dernière étape, toujours grâce aux livres qu’on me donnait à lire pour Études. Jean Mambrino (1923-2012), jésuite mais surtout poète et critique de théâtre passionné, dirigeait la « Revue des livres » avec une intuition toute subjective, écrivant lui-même sur ce qui le passionnait le plus, et distribuant le reste à tel ou tel des cinq ou six que nous étions à travailler pour lui. Je le revois me tendre le volume des Regards sur Bernanos, avec une moue dubitative : qu’est-ce qu’un Guillemin pouvait bien avoir à dire sur un génie aussi atypique ? J’avais lu pas mal de Bernanos à l’époque, car on ne lisait pas seulement Mauriac dans les milieux catholiques dont j’étais issu, et je me passionnai pour le côté “sans tabous” d’un livre dont la franchise choqua hautement la chapelle des spécialistes de l’écrivain – comme, cinq ans plus tard, fut choquée une autre chapelle, celle des péguystes…
Sans avoir lu aucun des critiques parues dans les journaux et les hebdomadaires, je fis mon petit billet, enthousiaste et qui fut accepté tel quel. Il parut dans le numéro de décembre 1976 d’Études, et un matin je trouvai dans ma boîte la lettre suivante, que sa brièveté me permet de publier ici :
14 XII 76
Mon cher camarade
(C’est Sulivan qui m’a tuyauté. Vous êtes comme moi (… comme je fus…) un enseignant,
n’est-ce pas ?)
un gros MERCI pour votre papier dans les Études.
Rudement gentil.
Vous, au moins, vous avez pigé ce que j’ai voulu faire, avec une profonde tendresse, pour
le grand gaillard.
Ça m’a fait un vieux plaisir.
et permettez-moi de vous serrer la main, fort.
C’était signé « Henri Guillemin » en toutes lettres, avec l’adresse à Neuchâtel en bas de la page. Imprimé de cette façon, un tel feuillet est privé de la vie qu’y mettait l’écriture (ici fort lisible !), et de la disposition si particulière des mots et des paragraphes.
Pour l’enseignant arrageois de vingt-neuf ans que j’étais en effet alors (et de plus au lycée Robespierre, autre signe prémonitoire !), c’était la lettre même : que Guillemin eût pris ainsi la peine de remercier un inconnu.
La suite alla de soi : rencontre dès janvier 1977, correspondance soutenue, trois livres (*) dont un bâti à partir de conversations de l’été de la même année 1977… et depuis, quarante ans de fidélité à l’enthousiasme enthousiasmant d’un homme qui ne jouissait nullement d’être un “démolisseur”, puisqu’au contraire pour lui il s’agissait de rebâtir, de reconstruire une histoire et une littérature constamment compromises par ce qu’on n’appelait pas encore le « politiquement correct ».
Tous les défauts qu’on voudra, Henri Guillemin, mais chez lui une urgence de dire, de convaincre, que je crois toujours vivante et qui explique sa popularité actuelle par l’enregistrement et par l’image.
Patrick Berthier, octobre 2016
(*) Les trois livres sont :
Le cas Guillemin – éd. Gallimard. Cliquez ici
Légende et vérité – éd. Utovie. Cliquez ici
60 ans de travail – bibliographie d’Henri Guillemin – éd. Utovie. Cliquez ici (à noter qu’une nouvelle édition revue et augmentée paraîtra au moment du colloque. Pour en savoir plus, cliquez ici)