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Colloque Guillemin /Affaire Dreyfus – Interview exclusive de Bertrand Joly

Introduction

Nous poursuivons nos entretiens avec les intervenants à notre prochain colloque, aussi bien pour le préparer que pour parler des différentes autres facettes que cette Affaire d’Etat a révélées, aux côtés de la plus connue, celle concernant la défaillance de l’Armée et que Henri Guillemin a investiguée.

Avec l’historien Bertrand Joly, nous abordons le volet proprement politique de l’affaire Dreyfus.

Ancien élève de l’Ecole des chartes, Bertrand Joly a été conservateur d’archives en province et à Paris avant d’être nommé professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nantes en 2001.

Après quelques tentations médiévales, il a opté pour l’histoire politique de la France contemporaine, et particulièrement celle de la fin du XIXe siècle, et consacré sa thèse de doctorat à une biographie de Paul Déroulède (Déroulède : l’inventeur du nationalisme français – Perrin 1998 – 440 pages – 21 €), dont il a également tiré un Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français (Champion, 1998).

L’essentiel de ses recherches a porté sur les deux crises majeures de la IIIe République dans sa jeunesse, le boulangisme et l’affaire Dreyfus.

Son habilitation à diriger les recherches l’a conduit à dresser l’inventaire des forces conservatrices traditionnelles et des nouveaux contestataires, boulangistes, antisémites, nationalistes antidreyfusards, etc. (Nationalistes et conservateurs en France, 1885-1902 – Ed. Les Indes savantes 2008 – 390 pages 42 €).
Plus récemment il a publié une Histoire politique de l’affaire Dreyfus (Fayard, 2014 – 784 p – 32 € ) qui cherche notamment à expliquer pourquoi la classe politique a si longtemps répugné à réparer l’erreur judiciaire, et une histoire du boulangisme tentant de comprendre la singularité d’une équipée pittoresque et lamentable mais également inquiétante (Aux origines du populisme, histoire du boulangisme – 1886-1891 – CNRS Éditions, 2022 – 800 pages – 29 €).

Convaincu que les historiens doivent aussi mettre les sources originales à la disposition du plus grand nombre, il a édité le plaidoyer plaintif mais éclairant d’un député boulangiste méprisé de tous (Vie de Maurice Vergoin, député boulangiste, suivie des souvenirs inédits de Maurice Vergoin, Honoré Champion, 2005), puis les passionnantes notes prises par Félix Faure dans ses fonctions de président de la République, où l’affaire Dreyfus occupe logiquement une place de choix (Félix Faure, Journal à l’Élysée 1895-1899 – Éditions des Équateurs, 2009 – 400 pages 21 €).

Interview exclusive de Bertrand Joly

Nous allons partir de la spécialité de vos recherches et de vos travaux relatifs à la naissance du nationalisme français, le populisme, leurs structures, et les crises de la Troisième République, en s’appuyant notamment sur votre ouvrage « Histoire politique de l’affaire Dreyfus » paru aux éditions Fayard.
Pouvez-vous nous dire pourquoi le dossier Dreyfus, au départ simplement circonscrit à une erreur judiciaire, a finalement mis en lumière une crise politique d’une toute autre dimension ? Quelles étaient les forces politiques antagonistes qui travaillaient en profondeur la jeune IIIe République ?

L’erreur judiciaire initiale a potentiellement un aspect politique : elle souligne l’incompétence de la justice militaire et surtout elle montre les anomalies du statut de grande autonomie accordé à l’Armée par la IIIe République en échange de sa non-intervention dans la politique. Le refus obstiné du ministère de la Guerre de revenir sur une erreur de plus en plus évidente a finalement obligé le pouvoir civil à bousculer (temporairement) le pacte initial de non-agression.

Il est d’autre part exact que, parallèlement à l’erreur judiciaire, une crise politique grave a lentement mûri tout au long des années 1890.
Cette crise est structurelle, car elle provient des graves défauts institutionnels du régime (régime d’assemblée, exécutif bridé, etc.), et conjoncturelle : les républicains modérés ont exécuté leur programme et glissent dans le camp conservateur ; les radicaux aspirent au pouvoir et affrontent la concurrence montante des socialistes, lesquels n’ont pas clarifié leur attitude face à la République ; la droite déclinante se divise sur ses buts et ses valeurs : la priorité est-elle le trône, la religion ou l’ordre social ? Faut-il accepter la République ou non ?
Enfin sur les débris du boulangisme se forme peu à peu une mouvance nouvelle qui recrute dans les extrêmes de droite comme de gauche pour combattre à outrance le régime en place et qui va prendre le nom de nationalisme.

L’erreur judiciaire et la crise politique vont finir par se rencontrer et se compliquer réciproquement, bref provoquer une « affaire ».

Editions Fayard, 2014 – 784 p – 32 €.


Vous intervenez à notre colloque Henri Guillemin sur le thème « Les antidreyfusismes ». Sans déflorer votre futur propos, les organisations politiques, philosophiques, de l’extrême gauche à l’extrême droite, étaient-elles traversées par des oppositions. Ou au contraire, peut-on dire que l’Armée, l’Église, la Justice, étaient quasi exclusivement anti dreyfusardes ?

Dans les crises majeures comme l’affaire Dreyfus, aucune famille politique ne peut rester unie. De très vifs débats ont forcément eu lieu chez les extrémistes.

A gauche, faut-il voler au secours de la République qui défend sans faiblesse l’ordre social ? Faut-il défendre un condamné qui est tout ce qu’on combat : officier, riche, bourgeois et, pour certains, juif ? Chez les anarchistes comme chez les socialistes, les controverses ont été féroces et Jaurès a été durement attaqué par les guesdistes : à quelques mois des élections de 1898, il n’était guère prudent de défendre une cause peu populaire et on le lui a dit sans ménagement.

La droite connaît des divisions similaires mais beaucoup moins visibles et donc très difficiles à apprécier aujourd’hui. Un certain nombre d’officiers (Picquart, Lyautey), de catholiques et de magistrats ont été convaincus de l’innocence de Dreyfus, mais on ignore quelle proportion ils représentaient parmi les leurs : ils ne pouvaient guère se manifester et aucun des deux camps en présence ne tenait vraiment à reconnaître leur existence.
Que l’on songe au scandale provoqué par Hervé de Kérohant, directeur du Soleil (journal royaliste) et dreyfusard, ou par le très dévot commandant de Bréon qui vote pour l’acquittement de Dreyfus à Rennes.
Tout ce que l’on peut dire de façon plausible est qu’à droite, les dreyfusards constituaient une minorité sans doute assez réduite, quoique moins qu’on le disait à l’époque.

La seule famille à peu près unie est le nationalisme. Encore faudrait-il distinguer en son sein les motivations, les degrés de ferveur et les évolutions. Drumont, Barrès et Déroulède ne mènent pas le même combat, contrairement aux apparences.

Lors de vos travaux de recherche, vous avez rencontré ceux de l’historien Zeev Sternhell qui affirme, à travers son ouvrage « La droite révolutionnaire – les origines française du fascisme (1880-1890) », que « le fascisme est né en France et même qu’il est né à l’extrême gauche ! ». Avant de contester cette thèse, quels ont été les éléments qui vous ont, au départ, séduit ? Coup de pied dans la fourmilière du consensus académique ?, parti pris provocateur ? démarche heuristique ?…

J’avais choisi mon sujet de thèse à l’automne 1978, quelques semaines avant la parution de La Droite révolutionnaire. Ce livre m’est apparu comme un guide : il dépassait la routine des trois droites de René Rémond et il proposait un schéma neuf, cohérent et efficace, fondé sur une enquête archivistique paraissant sérieuse.

Mais très vite, vous avez opéré un recul sévèrement critique par rapport à ses thèses. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Plusieurs considérations m’ont fait évoluer et la principale est que j’ai consulté les mêmes sources que lui.

J’ai vite constaté qu’il n’avait vu qu’une partie assez réduite de la masse disponible, qu’il n’avait pas critiqué correctement ses sources policières et qu’il avait éliminé tout ce qui contredisait sa thèse.
Par exemple, ses portraits de la Ligue des patriotes ou de la Ligue antisémitique de Jules Guérin sont tout simplement faux.

Il était visible qu’il n’avait consulté ses sources que pour y chercher la confirmation d’une thèse élaborée a priori et qu’il surestimait totalement la force, le rôle et l’audience des nationalistes pour les besoins de sa cause.

Il y a certes un lien intellectuel, une communauté d’inspiration, entre l’agitation nationaliste d’avant 14 et ce qui se passe après la guerre, mais ce lien doit être remis en perspective. Comme on le sait, c’est la guerre qui crée vraiment le fascisme.

De façon générale, il faut se méfier des généalogies intellectuelles trop linéaires : les groupes comme les individus n’ont pas un ancêtre unique et ils sont également fils de leur temps et fils de leurs œuvres, et peut-être aussi fils du regard de la postérité.

Enfin la vie m’a appris à ne pas croire aux explications simples et aux théories qui expliquent tout.

Pour vous, en tant qu’historien indéfectiblement attaché aux sources historiques, pourquoi les travaux de Zeev Sternhell ont-ils été si bien acceptés. En quoi peuvent-ils être dangereux, dans le sens de leur facile et immédiate acceptation par le public ? Comment combattre ce phénomène ?

Les travaux de Z. Sternhell sont incontestablement séduisants, comme l’homme. Ils contestent les dogmes établis et apportent une clé universelle et simple, mais ils flattent le mea-culpisme ambiant et font partie du « politiquement correct » en encourageant une lecture manichéenne et moralisatrice de l’histoire, les bons contre les méchants. Tout le monde peut comprendre sa thèse, qui devient en réalité un nouveau dogme aussi rigide que ceux qu’elle prétend remplacer.

Or l’histoire doit d’abord enseigner l’esprit critique, le sens de la nuance et la méfiance face aux affirmations péremptoires. Dire que le fascisme est né à l’extrême-gauche est une caricature et donc une erreur : il est né, semble-t-il, de la rencontre entre une partie de l’extrême-gauche et une partie de l’extrême-droite.

En découle cette question : ancien élève de l’Ecole des chartes, quel regard portez-vous sur la production historique contemporaine en France. Plus précisément, que pensez-vous du degré de recours à la consultation des sources archivistiques par les historiens français aujourd’hui ? L’Histoire ne doit-elle pas combattre les idées reçues, s’opposer à la doxa ?

Les historiens français travaillent sérieusement sur les sources et parmi eux les vrais charlatans sont très rares.
Les problèmes se situent dans toutes les difficultés matérielles et juridiques d’accès à ces sources : certaines institutions patrimoniales sont très performantes, mais d’autres ne font guère d’efforts et l’Etat n’est pas possédé par le démon de la transparence archivistique, c’est le moins qu’on puisse dire.
Par rapport à beaucoup de ses semblables, la France est à la traîne.

Je crois que l’Histoire a un seul devoir, tenter d’atteindre la vérité en sachant qu’elle n’y parviendra jamais totalement.
Si la recherche historique combat les idées reçues, ce n’est qu’un effet secondaire, certes bénéfique, mais pas un but en soi et certaines idées reçues sont parfaitement légitimes (être un homme honnête, par exemple).

Il faut se méfier des redresseurs de torts du passé, des dénonciations virulentes et donc auto-aveuglantes des scandales anciens : le risque de l’anachronisme devient souvent irrésistible et jouer les justiciers rétrospectifs a un côté assez dérisoire.

Pensez-vous que votre description de la société du temps de Dreyfus, pétrie de paranoïa et d’égarement éthique, est circonscrite au monde de la fin du XIXe ? Ou bien, par ses composantes, cette crise sociopolitique, représente-elle une sorte d’invariant socio-historique opérant à chaque crise structurelle du système politique, comme celle d’aujourd’hui ?

La société française vers 1900 avait de graves défauts mais aussi de grandes qualités, ce qu’on a un peu tendance à oublier. Après tout, Dreyfus a été innocenté, certes non sans mal mais pour de bon, ce qui aurait été impossible dans bien d’autres pays, autrefois comme de nos jours.

J’avoue hésiter à comparer la France de l’Affaire avec celle d’aujourd’hui, tant le contexte intellectuel et matériel est différent dans la plupart des domaines. Chaque époque a sa paranoïa et son conformisme, et la nôtre devrait peut-être juger de moins haut ses devancières.

Mais on peut admettre l’idée que les crises des démocraties occidentales peuvent présenter des caractères communs et durables : un déficit institutionnel, une rupture de compréhension entre les dirigeants et la population sur fond de malaise économique, etc.

Par exemple, on peut penser, sans grande originalité, que le pouvoir présidentiel aujourd’hui est aussi excessif que l’était celui du Parlement il y a un siècle, que l’opinion publique en difficulté cherche toujours des boucs émissaires ou que les « élites » méprisent facilement les autres. Mais une question aussi vaste mérite plus que quelques lignes.

Pour finir, une question plus personnelle : quelles sont les raisons qui vous ont amené à prendre un chemin professionnel, disons « épistémologique » qui, par les temps qui courent, n’est pas dans l’air du temps ?

Je ne crois pas que mon chemin, bien modeste à tout prendre, diffère vraiment de celui de mes pairs. Quand nous parlons entre nous – c’est là l’un des aspects agréables du métier –, je constate qu’ils ont à peu près les mêmes principes et méthodes que moi, qui forment le fond commun de tout travail d’historien : s’efforcer de faire preuve à la fois de prudence et de rigueur, essayer d’oublier ses a priori (en sachant que c’est en partie impossible), ne pas s’enfermer dans des hypothèses de départ, se méfier de ses sources, imparfaites par définition, etc.

Colloque Henri Guillemin sur l’affaire Dreyfus – les inscriptions sont ouvertes

Dans un mois et demi, le samedi 18 novembre 2023, s’ouvrira à l’Ecole Normale Supérieure (Ulm), salle Dussane, le colloque consacré à l’Affaire Dreyfus sur le thème : « L’affaire Dreyfus et son temps. Enjeux politiques et interprétations ».

Sur une journée entière, une équipe de sept éminents intervenants, spécialistes de Zola et de l’Affaire, s’attachera à présenter les différentes facettes de ce scandale d’Etat.

Le programme est prêt.

Les inscriptions sont ouvertes.

Pour s’inscrire, il suffit de cliquer ici.

Vous arriverez alors sur la page du programme. Ensuite, cliquez sur le gros bouton rouge pour effectuer votre inscription.
Arrivé sur le site marchand dédié, il vous suffit de choisir la quantité de places que vous désirez en cliquant sur l’onglet « Quantité ». Et tout se conclut logiquement.

NB. La salle Dussane dispose d’une capacité de 175 places. Il est interdit de vendre en surnombre. Donc, ne tardez pas !

Pour s’inscrire au colloque, cliquez ici.

Le 5 janvier 1895, Dreyfus est dégradé dans la cour de l’École militaire. « Le traître : Dégradation d’Alfred Dreyfus », dessin d’Henri Meyer paru dans « Le Petit Journal » du 13 janvier 1895. © Crédit photo : Wikimedia Commons