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Colloque Guillemin /Affaire Dreyfus – Interview exclusive de Alain Pagès

Introduction

Agrégé de lettres classiques, docteur ès lettres, Alain Pagès est un historien de la littérature, spécialiste de la vie et de l’œuvre d’Émile Zola. Il a longtemps enseigné à l’Université de Reims avant de poursuivre sa carrière à l’Université de la Sorbonne nouvelle (Paris 3) dont il est actuellement professeur émérite.

Il a dirigé Les Cahiers naturalistes – la revue littéraire consacrée aux études sur Zola et le naturalisme – entre 1988 et 2020.

Il a publié plusieurs ouvrages qui portent sur l’histoire du naturalisme et sur l’histoire de l’affaire Dreyfus : La Bataille littéraire. Essai sur la réception du naturalisme à l’époque de “Germinal” (Librairie Séguier, 1989) ; Le naturalisme (« Que sais-je ? », 1989 ; 3e édition revue en 2001 ; traduction en japonais en 2013) ; Émile Zola, un intellectuel dans l’affaire Dreyfus (Librairie Séguier, 1991) ; Émile Zola. Bilan critique (Nathan Université, « 128 », 1993) ; Émile Zola de « J’accuse » au Panthéon (Lucien Souny, 2008) ; Une journée dans l’affaire Dreyfus. « J’accuse… » (Perrin, « Tempus », 2011) ; Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire (Perrin, 2014) ; Le Paris d’Émile Zola (Éditions Alexandrines, 2016) ; L’affaire Dreyfus. Vérités et légendes (Perrin, 2019).

Dans son ouvrage sur Zola et le groupe de Médan, en 2015, Alain Pagès a étudié l’histoire du groupe de Médan en montrant la place qu’ont prise, dans l’existence de l’écrivain, les groupes d’amis qui se sont succédé à ses côtés.

Dans L’affaire Dreyfus. Vérités et légendes, en 2019, Alain Pagès s’efforce de répondre aux grandes questions que soulève l’histoire de l’affaire Dreyfus, en s’interrogeant sur le lien existant entre mythe et réalité.
Cet ouvrage a fait l’objet d’une adaptation audio, par les éditions Saga Egmont, en 2022, et de plusieurs traductions, dans lesquelles ont été insérés des chapitres complémentaires. Traduction en brésilien : O Caso Dreyfus. Verdades e Lendas, par Pedro Paulo Garcia Ferreira Catharina (Rio de Janeiro, Editora Unicamp, 2021) – Traduction en japonais, par Noriko Yoshida et Ai Takahashi (Tokyo, Presses universitaires de Hosei, 2021) – Traduction en allemand : Die Dreyfus-Affäre. Wahrheiten un Legenden, par Fabian Scharf (Stuttgart, Kohlhammer, 2022).

Le livre a connu un prolongement sous la forme d’une brochure publiée, en 2020, dans la collection des « Études du Crif » : L’affaire Dreyfus. Une histoire médiatique.
(Pour en savoir plus, cliquez ici)

Ses recherches ont conduit Alain Pagès à travailler à de nombreuses reprises sur la correspondance d’Émile Zola.
Ainsi, il a collaboré à trois des volumes de l’édition collective de la Correspondance générale de l’écrivain, publiée, en dix volumes, aux Presses de l’Université de Montréal et aux éditions du CNRS, entre 1978 et 1995, sous la direction de B.H. Bakker, ce qui l’a conduit à donner, chez le même éditeur, en 1994, un recueil intitulé : L’Affaire Dreyfus. Lettres et entretiens inédits.

En 2012, il a proposé une anthologie de cette correspondance dans la collection « GF », chez Flammarion. Avec le concours de Brigitte Émile-Zola, l’arrière-petite-fille de l’écrivain, il a recueilli la correspondance intime d’Émile Zola en éditant, chez Gallimard, les Lettres à Jeanne Rozerot, en 2004, et les Lettres à Alexandrine, en 2014 (en collaboration avec Céline Grenaud-Tostain, Sophie Guermès, Jean-Sébastien Macke et Jean-Michel Pottier).
Ce dernier ouvrage a été couronné par le prix Sévigné en 2015.

Par ailleurs, Alain Pagès a dirigé, ou codirigé, plusieurs ouvrages collectifs : Dire la Parodie. Colloque de Cerisy (en collaboration avec Clive Thomson, New-York / Berne, Peter Lang, 1989) ; Les lieux du réalisme. Pour Philippe Hamon (en collaboration avec Vincent Jouve, Presses Sorbonne Nouvelle / Éditions L’Improviste, 2005) ; Zola au Panthéon. L’épilogue de l’affaire Dreyfus (Presses Sorbonne nouvelle, 2010) ; Relire Maupassant. La Maison Tellier, Contes du jour et de la nuit (en collaboration avec Antonia Fonyi et Pierre Glaudes, Classiques Garnier, 2011) ; Genèse & Correspondances (en collaboration avec Françoise Leriche, Éditions des Archives contemporaines / ITEM, 2012) ; Relire “La Fortune des Rougon” (en collaboration avec Pierre Glaudes, Classiques Garnier, 2015).

Avec le concours d’Olivier Lumbroso et de Dominique Rincé, il vient de publier, en hommage à Henri Mitterand (disparu le 8 octobre 2021) un recueil intitulé : Henri Mitterand, au bonheur des œuvres. Analyses et témoignages (Nathan, 2023).

Interview exclusive de Alain Pagès

1/ Le 13 janvier 1898, le journal L’Aurore publie l’article « J’Accuse…! » d’Émile Zola. C’est un immense coup de tonnerre qui va non seulement faire complètement basculer l’Histoire mais également sa vie personnelle. Henri Guillemin y verra la figure même du héros transcendant tous les clivages pour défendre les valeurs suprêmes, d’où sa ferveur à l’égard de Zola. Partagez-vous cette approche ? Ou Zola aurait-il agi en vertu d’autres motifs ?

Oui, Henri Guillemin a raison, sans aucun doute.
L’engagement de Zola dans l’affaire Dreyfus se fait au nom d’un absolu moral — au nom d’une valeur « transcendantale », comme vous le dites. Aucun intérêt particulier n’anime Zola. Il a tout à perdre dans ce combat qui se présente devant lui. Il le sait. Il mesure le danger. Mais il se lance quand même.
Il est l’auteur du cycle des Rougon-Macquart. La trentaine de romans qu’il a écrits a imposé sa présence littéraire en France et dans le monde entier, grâce aux traductions qui ont été faites. Et il a l’impression d’une sorte de rendez-vous avec l’Histoire qu’il ne peut manquer.

Cette idée (à laquelle s’associe un certain orgueil, fondé sur la conscience de la force intérieure qui l’anime), Zola l’a exprimée d’une très belle façon dans ses lettres à sa femme Alexandrine, écrites au moment où il prend la décision de soutenir la cause d’Alfred Dreyfus.

J’ai le texte de cette correspondance sous les yeux, au moment où je vous parle. Je vais vous en lire deux extraits.
Il déclare à Alexandrine, le 24 novembre 1897… « Tu ne sais pas ce que j’ai fait ? un article, écrit en un coup de foudre, sur Scheurer-Kestner et l’affaire Dreyfus. J’étais hanté, je n’en dormais plus, il a fallu que je me soulage. Je trouvais lâche de me taire. Tant pis pour les conséquences, je suis assez fort, je brave tout. »
Et quatre jours plus tard, le 28 novembre, il a cette formule étonnante : « Je vais à mon étoile »… Voici ce qu’il a écrit alors à sa femme : « Il faut que j’aie raison, et j’ai la certitude intérieure qu’une fois encore, je vais à mon étoile. Je sortirai grandi de tout cela, c’est mon absolue certitude. Ma foi ne m’a jamais trompé. »

Étonnante prédiction qui, d’une certaine façon, s’est révélée exacte ! Mais ce qu’il ne pouvait deviner, c’est le procès qui allait suivre la publication de « J’Accuse…! », en février 1898, les insultes, les menaces de mort, la haine des manifestants antisémites, et l’exil, ensuite, après sa condamnation par la cour d’assises, onze mois d’exil, entre juillet 1898 et juin 1899.
Des mois de terrible solitude au cours desquels il a pu penser, avant que la situation ne se retourne, qu’il ne reverrait jamais la France et tout ce qu’il aimait !

2/ Avant cet engagement pour la défense de Dreyfus, Zola avait-il pris position en faveur d’autres causes ? Comment était-il considéré par la société de son époque ? Était-il déjà reconnu comme ce qu’on appellerait aujourd’hui un lanceur d’alerte, ou comme un écrivain engagé ? Ou encore comme un original en rupture de classe ?

Oui, bien entendu, il a déjà, derrière lui, une longue expérience de luttes menées dans le domaine de la littérature.

Quelles raisons ont poussé Zola à s’engager ?
Quand il imagine Dreyfus emprisonné, en 1897, Zola se souvient, d’une façon lointaine, du combat qu’il a mené en faveur de Manet et de la peinture impressionniste, à la fin du Second Empire.
S’il se réfère à une époque plus proche, il peut songer à la sévérité de la répression idéologique exercée par la justice répu­blicaine contre la littérature naturaliste.
Il peut se rappeler les menaces qui ont plané sur L’Assommoir, en 1877, ou sur Nana, en 1880 ; il peut évoquer le cas de son ami Louis Desprez, ce jeune écrivain condamné à de la prison pour son roman anticlérical, Autour d’un clocher, en 1884 (et qui mourra à sa sortie de prison, victime des conditions de son incarcération), ou celui de Lucien Descaves, inculpé pour son roman antimilitariste, Sous­ Offs, en 1889 ; il peut penser à la censure qui a interdit, en octobre 1885, les représentations de Germinal (la pièce de théâtre adaptée du roman), et dont il a dénoncé l’absurdité… Tous ses souvenirs composent la matière d’une expérience riche.

À cela s’ajoute le regard critique qu’il porte sur la presse de son époque et sur ses excès.
Il mesure pleinement les dangers liés au développement de l’antisémitisme, à travers des journaux tels que La Libre Parole d’Édouard Drumont. En mai 1896, il a dénoncé la prolifération des haines antisémites dans un article publié par Le Figaro et intitulé : « Pour les Juifs ».

Est-il un écrivain « engagé », au sens où on l’entend aujourd’hui ? La notion d’« engagement » va se constituer à travers le combat de l’affaire Dreyfus, précisément. Avec son « J’Accuse… ! », il en est l’un des modèles, la figure de proue.

Vous employez aussi l’expression de « lanceur d’alerte ». Est-il un « lanceur d’alerte » ? Oui, cette notion moderne pourrait s’appliquer au courage dont il fait preuve quand il dénonce l’antisémitisme répandu par Drumont et que la plupart de ses contemporains acceptent, y compris ses amis les plus proches. Il sait qu’en ce domaine, il y a urgence !
De ce point de vue, il correspond tout à fait à la figure actuelle du « lanceur d’alerte ».

3/ L’engagement de Zola laisse penser qu’il aurait parfaitement compris l’importance de l’opinion publique comme nouvel acteur politique, ainsi que la puissance d’influence de la presse.
Est-ce le cas ? Peut-on parler de génie politique ?

Journaliste, Zola l’a été dès ses débuts. Il a tenu tous les rôles : chroniqueur, critique littéraire, polémiste… Le journalisme a été, pour lui, comme une école de pensée. Il y a exercé son talent, il y a découvert les intrigues romanesques qu’il a développées ensuite.

On peut parler, à son propos, de « génie politique », si l’on voit dans la pensée politique une façon, pour le citoyen, de se définir au sein du monde dans lequel il vit.
Mais, en revanche, Zola n’a jamais voulu faire de la « politique », au sens où l’on entend ce mot aujourd’hui. Au contraire, il a toujours postulé l’indépendance du littéraire face au politique.

L’un de ses grands objectifs, quand il écrit dans les journaux à la fin des années 1870 et au début des années 1880, — au moment où le mouvement naturaliste est parvenu à exercer une certaine influence sur l’opinion publique —, c’est d’imposer un discours littéraire qui puisse, par sa force, par sa présence, proposer une parole différente de celle qu’exprime la politique de la Troisième République, occupée par les intrigues parlementaires, et dont il dénonce la médiocrité.

D’où sa formule quelque peu provocante, lancée dans Le Figaro, en 1880, pour revendiquer cette exigence d’une pensée politique fondée sur la raison et sur la science : « La République sera naturaliste ou elle ne sera pas ».

4/ Comment articuler les idées de Zola sur la condition humaine dont atteste son œuvre (pessimisme, déterminisme social, génétique, voire nihilisme ou fatalisme) et son intervention politique publique pour changer le cours d’une injustice ? Zola, nihiliste, pessimiste, misanthrope, fataliste ? Ou, au contraire, romantique caché, rousseauiste, idéaliste malgré tout ?

Dans son œuvre, ces différentes tendances se combinent, sans aucun doute : le pessimisme lié à la conception darwinienne du déterminisme social, à côté d’un optimisme fondé sur la croyance dans les possibilités offertes par la science pour éclairer l’avenir de l’humanité.
Une vision morale domine, qui permet à la réflexion de se construire et d’avancer sans relâche, en dépit des obstacles.

Il a toujours été persuadé par la force que porte en lui un discours de vérité, dès qu’on parvient à le formuler. Cette conviction accompagne son engagement dans l’affaire Dreyfus.

Elle le conduit à poser, dès son premier article, écrit en novembre 1897, cette règle de pensée, qui est aussi un principe d’action : « La vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera. »

5/ Les romans de Zola explorent les dilemmes moraux et les conflits internes de l’être humain dans la société du xixe siècle. Ces questions complexes, les tensions entre le bien et le mal, la moralité et l’immoralité, sont des thèmes qui continuent d’interpeller les lecteurs d’aujourd’hui.
De quelle manière l’héritage littéraire et politique d’Émile Zola continue-t-il de marquer la société actuelle ?

Pour vous répondre, je distinguerai plusieurs catégories de romans dans l’œuvre de Zola (je ne prends en considération que Les Rougon-Macquart ; je laisse de côté les derniers romans, plus difficiles à appréhender, ceux qui appartiennent aux cycles des Trois Villes et des Évangiles).

Il y a d’abord les romans qui plongent le lecteur dans l’histoire de la société française, à la fin du xixe siècle, et le conduisent à s’intéresser aux manifestations de la parole ouvrière. À côté de romans comme La Curée et Au Bonheur des Dames (qui décrivent les transformations de la ville de Paris), il faut citer deux œuvres phares : L’Assommoir et Germinal.
Bien que les conditions de la vie ouvrière, en France, aient profondément changé depuis la fin du xixe siècle, Germinal demeure, pour nous, un classique. L’histoire est immédiatement compréhensible ; elle touche profondément les lecteurs. J’en veux pour preuve le succès, en novembre 2021, de la série de France 2 qui a proposé une adaptation du roman en six épisodes et a rencontré un gros succès auprès du public.

Ensuite, il y a tous les romans qui traitent de la condition de la femme, parlent de la sexualité, bousculent les codes de la morale établie (et permettent, aujourd’hui, d’aborder, par exemple, la question du « genre »).
Zola a su créer des personnages féminins que l’on n’oublie pas : la Gervaise de L’Assommoir ; Denise, dans Au Bonheur des Dames ; et bien sûr, Nana, dont le personnage rassemble tous les fantasmes d’une époque.

Enfin on peut évoquer une dernière catégorie de romans qui apparaissent modernes, parce qu’ils sont écrits presque comme des romans policiers ou même des « thrillers », anticipant sur des types d’écriture qui domineront à l’époque moderne.
Je songe à ces romans du crime que sont Thérèse Raquin (qui met en scène un couple d’amants meurtriers) et La Bête humaine (associant le meurtre au retour d’une violence souterraine, celle de la « bête humaine »).

En résumé, je pense, en effet, qu’il existe un « héritage littéraire et politique » de Zola, comme vous le dites. Cet héritage se marque à travers quelques œuvres majeures dont le cinéma et la télévision ont su donner de belles interprétations.
Il se poursuit grâce au théâtre également : au cours de ces dernières années, on a pu découvrir des reprises très intéressantes de L’Assommoir, de Nana ou d’Au Bonheur des Dames, soit sous la forme d’adaptations (quelquefois assez libres), soit sous la forme de simples lectures.

6/ Comment Zola est-il aujourd’hui appréhendé dans les universités françaises et étrangères ? Cette perception a-t-elle évolué au fil du temps ?

Oui, l’œuvre de Zola est encore très lue aujourd’hui. Elle est étudiée au lycée comme à l’université. C’est une œuvre de référence qui passe aisément d’une culture à l’autre, de l’enseignement secondaire à un enseignement plus spécialisé.
Zola fournit à volonté — aux professeurs, comme aux lycéens et aux étudiants des universités —, des exemples de récits immédiatement lisibles.

Vous me demandez si cette perception a évolué au fil du temps. Elle a pu évoluer naturellement, en fonction des goûts, des motivations, des questionnements, car les enseignants (et leurs élèves ou leurs étudiants) disposent d’un vaste choix. Ils ont la possibilité de puiser dans les différentes catégories de romans que je viens d’évoquer, en répondant à votre question précédente.

7/ Qu’est devenu le naturalisme ? Y-a-t-il un héritage en littérature ?

Pour moi, le naturalisme représente une partie essentielle de ce qui fait l’importance de Zola, quand on essaie de mesurer la valeur de son œuvre.
Vous prononcez le mot d’« héritage »… Avant de vous répondre au sujet de la littérature contemporaine, je vous dirai que Zola pense le naturalisme, précisément, comme un « héritage » littéraire. Il se perçoit lui-même dans la continuité du réalisme de Balzac, de Stendhal ou de Flaubert. Le naturalisme, pour lui, a pour mission de poursuivre le mouvement du roman du xixe siècle. Il doit représenter la société, toute la société, sans exclure quiconque, mais en tenant compte du déterminisme imposé par les milieux sociaux et la mécanique de l’Histoire.

J’ajouterai (en suivant ce qu’a expliqué Zola lui-même, lorsqu’il parle d’« expérimentation » pour décrire le mécanisme de l’écriture romanesque) que cette forme de pensée repose, avant tout, sur une « méthode » : imaginer une histoire et des personnages en respectant une logique intellectuelle fondée sur l’utilisation de documents.

L’originalité du naturalisme, tel que le conçoit Zola, réside dans ce contrôle de l’imaginaire par une raison organisatrice de la fiction.

Je passe maintenant à la littérature contemporaine, en essayant de répondre à votre question.
Est-ce que cette expérience du naturalisme, du réalisme, cet engagement dans la représentation du réel, subsistent encore aujourd’hui ? Bien sûr.

Tous les écrivains qui s’écartent de l’autobiographie et veulent d’abord se tourner en direction de la société, — en laissant de côté leurs petits émois personnels, jugés peu dignes d’intérêt, et en partant d’une documentation courageuse, ouverte sur les problèmes du monde —, s’inspirent d’un tel héritage.
Qu’ils se réclament plus particulièrement de Balzac, de Flaubert ou de Zola, peu importe ! Ils se trouvent dans la grande lignée ouverte par le roman du xixe siècle.

Y a-t-il des écrivains qui suivent aujourd’hui l’exemple de Zola ? Oui, je pense qu’ils sont assez nombreux, bien qu’ils n’aient pas toujours envie de le déclarer.
Toute l’œuvre de Houellebecq se situe, à l’évidence, dans la continuité de celle de Zola : elle est fondée sur des reportages précis, abordant des dossiers sociaux d’une manière méthodique, les uns après les autres, sans craindre de choquer le public, avec courage, comme le faisait Zola. Mais Houellebecq préfère se dire disciple de Flaubert, sans doute plus légitime à ses yeux.

Même chose pour Nicolas Mathieu, dont l’œuvre, dans son ambition de représentation sociale, s’inscrit dans la voie ouverte par Zola. Mais lui aussi, il préfère citer Flaubert comme prédécesseur.

Du côté de ceux qui reconnaissent explicitement leur dette, je pourrais citer Fabrice Humbert qui fait référence à l’œuvre de Zola dans son roman Eden Utopie, publié en 2015. C’est l’histoire d’une famille, double comme l’est la famille des Rougon et des Macquart, partagée entre des personnages menant une vie bourgeoise et d’autres enfermés dans la condition ouvrière ; un arbre généalogique, placé en tête du volume, structure le récit, comme dans Les Rougon-Macquart.

À l’étranger, certains écrivains se référent plus volontiers à Zola, sans les pudeurs qui retiennent certains de nos contemporains. Je pense à Tom Wolfe, par exemple, l’auteur du Bûcher des vanités, qui a proclamé à plusieurs reprises son admiration pour l’auteur des Rougon-Macquart.

Prenons encore l’exemple de Stephen King : son dernier roman, Billy Summers, s’ouvre sur une étonnante référence à Zola et à Thérèse Raquin. Stephen King voit en Zola « la version cauchemardesque de Charles Dickens » !

8/ Que signifie l’acharnement de Zola à vouloir être admis à l’Académie française ?

Je ne parlerai pas d’« acharnement ». Effectivement, Zola a présenté 19 fois sa candidature, entre 1889 et 1898, sans pouvoir être admis. S’il a répété son acte de candidature, c’est qu’il considérait qu’il était de son devoir de se présenter à une institution chargée d’accueillir les écrivains.

Il a répondu à votre remarque sur l’« acharnement » dans une interview donnée à La Revue illustrée en mai 1892, en déclarant ceci : « Si je tiens à l’Académie, ça n’est pas par simple gloriole, ça fait corps avec mes théo­ries d’existence et de sociabilité. […] Est-ce qu’un échec à l’Académie ôte quelque chose à la valeur que peut avoir un artiste ? Ça n’a aucune importance et il me sem­ble que la persistance de ma candidature prouve au contraire que je n’y mets pas de vanité. »

9/ Une question un peu plus personnelle. Vous êtes intervenu à notre colloque du 12 novembre 2022, entièrement consacré à l’écrivain Zola, et vous interviendrez à nouveau au prochain colloque sur l’affaire Dreyfus, un sujet politique, que nous organisons fin novembre de cette année à l’École Normale Supérieure.
Votre passion pour Zola a-t-elle pour origine son œuvre littéraire monumentale ou son engagement dans l’affaire Dreyfus (l’écrivain vs le militant ; la Littérature vs l’Histoire) ?

C’est l’œuvre qui m’a d’abord intéressé, avant que je ne me plonge dans l’histoire de l’affaire Dreyfus.
L’œuvre est « monumentale », comme vous le dites, et on peut passer toute son existence à la découvrir progressivement, si l’on veut entrer dans le détail.

En fait, ce qui a d’abord retenu mon attention (et qui m’a poussé à travailler sur Zola, à la fin des années 1970), c’est la façon dont on parlait de cette œuvre : je ne comprenais pas pourquoi on la méprisait, en considérant que Zola était un être grossier, qui écrivait mal, l’esprit encombré de théories fumeuses.
Et j’ai donc consacré ma thèse d’État (soutenue en 1987) à la « réception » de l’œuvre de Zola pour essayer de comprendre les raisons de ce rejet.

Puis, à l’instigation d’Henri Mitterand (qui avait été mon directeur de thèse), je me suis lancé dans l’édition collective de la Correspondance de Zola, publiée en dix volumes, entre 1978 et 1995, à laquelle j’ai collaboré en apportant ma contribution à trois volumes.

Et c’est ainsi que je suis progressivement devenu un historien, passionné par l’affaire Dreyfus, par l’aventure extraordinaire du « J’Accuse…! ».

Est-ce que j’aime en Zola, comme vous le dites, « l’écrivain », « le militant » ? Sans doute.
Ces deux personnalités me séduisent, et je ne les opposerai pas. Mais je dirai que j’aime, avant tout, l’homme, son courage, son constant souci d’une recherche de la vérité.

Zola, je l’ai suivi dans les différentes circonstances de son existence en raison du travail que j’ai mené sur sa correspondance. J’ai eu la chance, grâce à Brigitte Émile-Zola (qui m’a donné accès à ses archives), de pouvoir éditer chez Gallimard les lettres intimes de Zola, celles qu’il a adressées à sa femme, Alexandrine, et celles qu’il a écrites à Jeanne Rozerot, qui fut la mère de ses enfants.

En entrant ainsi dans l’intimité de son existence, j’ai rencontré un homme simple, direct, qui ne m’a jamais déçu, que je n’ai jamais surpris en train de mentir, capable toujours d’une grande hauteur de pensée, à la mesure de l’œuvre considérable dont il s’est entouré.

10/ pour finir, cette dernière question. On le sait, les relations entre Littérature et Histoire peuvent être complexes. Henri Guillemin était un homme de Lettres écrivant comme un historien. Il pourfendait les injustices et visait à sensibiliser le plus grand nombre. Sans déflorer votre intervention intitulée : « Henri Guillemin et l’énigme Esterhazy : l’art du récit », pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de cet ouvrage, très représentatif du style Guillemin ? 

Comme bien des livres qu’a écrits Henri Guillemin, L’énigme Esterhazy est un ouvrage porté par une grande force d’écriture et témoigne d’un grand élan de sincérité.
Le livre ne fait plus partie, aujourd’hui, des ouvrages de référence sur l’histoire de l’affaire Dreyfus, car les historiens contemporains n’acceptent pas la valeur des hypothèses avancées par Guillemin dans ce livre.
Lors du colloque, j’essaierai de montrer pourquoi, malgré tout, on peut toujours continuer à lire cet ouvrage, et avec un grand profit.

Colloque Henri Guillemin sur l’affaire Dreyfus – les inscriptions sont ouvertes

Alfred Dreyfus (1859 – 1935)

Le colloque se tiendra le samedi 18 novembre 2023 à l’Ecole Normale Supérieure (Ulm), salle Dussane et portera sur le thème : « L’affaire Dreyfus et son temps. Enjeux politiques et interprétations ».

Sur une journée entière, une équipe de sept éminents intervenants, spécialistes de Zola et de l’Affaire, s’attachera à présenter les différents aspects de ce scandale d’Etat.

Pour permettre de dérouler amplement chacune de ces problématiques, nous avons fait le choix d’une durée d’exposé plus longue que d’habitude : 45 minutes au lieu des 30 minutes standard.

Le programme est prêt.

Les inscriptions sont ouvertes. Pour s’inscrire, il suffit de cliquer ici.

Vous arriverez alors sur la page du programme. Ensuite, il suffit de cliquer sur le gros bouton rouge pour effectuer votre inscription.
Vous arrivez alors sur le site marchand dédié.
Il vous suffit de choisir la quantité de places que vous désirez acheter en cliquant sur l’onglet « Quantité ». Et tout se poursuit logiquement.

Le colloque aura donc lieu dans exactement deux mois. La salle Dussane dispose d’une capacité de 175 places il est interdit de vendre en surnombre. Donc, ne tardez pas !

Pour s’inscrire au colloque dés maintenant, cliquez ici.