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Claudel chez Mammon – la diatribe de Guillemin

De gauche à droite : Paul Claudel, Henri Guillemin, François Mauriac, André Gide – photomontage S. Grollier – exclusivité LAHG

 

L’article « Lettre d’un catholique – Claudel chez Mammon »,  signé Henri Guillemin, paru dans le journal La Flèche de Paris, le 7 juillet 1939 est une réplique ferme, nette et claire, à Paul Claudel. Bien au-delà de ce que l’on pourrait considérer comme une anecdote sur les désaccords, voire les conflits entre personnalités de la vie littéraire de l’époque, cette controverse fait apparaître les zones de clivage toujours en mouvement dans les rapports humains :  entre opportunisme et intégrité, principes et compromission, posture éthique et calcul cynique, courage et lâcheté.

L’affaire réunit quatre grandes personnalités : Paul Claudel, François Mauriac, André Gide et Henri Guillemin.  Même si l’œuvre de Guillemin est encore à ce moment-là devant lui, chacun connaît la réputation des autres. Mais les relations entre Gide, Mauriac et Guillemin sont plus étroites, plus complices et une véritable amitié lie les deux derniers.  Ils vont se réunir et élaborer ensemble la réplique à Claudel.

Comme l’explique très bien Patrick Rödel, ce travail commun n’empêche nullement le ton guilleminien de dominer ; sur la forme et surtout sur le fond car, comme toujours, Guillemin voit dans le faux pas de Claudel, la faute impardonnable d’un grand poète qui se compromet avec  les puissants pour les honneurs et la richesse matérielle.

La lettre d’aujourd’hui forme un diptyque incontournable : d’abord le texte, puis l’explication de texte.

 

L’article de Guillemin

« Lettre d’un catholique – Claudel chez Mammon. Journal La Flèche de Paris, le 7 juillet 1939, (p. 3)

Paul Claudel a publié, dans Le Figaro du 24 juin dernier, un article qu’il est impossible de passer sous silence. Cet article est dirigé contre Jacques Maritain, nommément, et, derrière Jacques Maritain, contre tous les catholiques qui ont le souci d’être fidèles à l’esprit de l’Évangile comme à la lettre des Encycliques.

La phrase de Jacques Maritain qui a provoqué l’irritation de Paul Claudel est celle-ci : « Tant que les sociétés modernes secrèteront la misère comme un produit normal de leur fonctionnement, il n’y aura pas de repos pour un chrétien ».

Il est pénible, d’abord, de voir un homme de la taille de Claudel s’abaisser, pour mener plus favorablement son attaque, à feindre de comprendre de travers ce qu’il entend parfaitement. M. Maritain, affirme-t-il, « nous déclare que la misère est le résultat normal du fonctionnement de la société, autrement dit la fin en vertu de quoi elle existe ». Cet « autrement dit » est très exactement un tour de passe-passe, un artifice de prestidigitation. On peut se plaire à ces jeux d’adresse lorsqu’ils touchent à des choses moins graves. Ils équivalent ici à une insupportable trahison : ils sont la mise en œuvre d’un dessein calculé pour faire dire à autrui ce qu’il n’a jamais soutenu, afin de le dénoncer comme un criminel. Nous n’étions pas accoutumés, et nous nous résignons mal à considérer Paul Claudel dans son nouveau rôle.

Paul Claudel est notre plus grand poète, très certainement, de l’heure présente ; il aura beau faire, il n’arrachera pas de notre cœur la reconnaissance éblouie que lui gardent ceux pour qui son œuvre a été, continue d’être, une révélation et un ravissement. Mais plus grande est sa gloire et plus miraculeux son rayonnement, plus aussi nous sommes exigeants pour cet homme qui nous a comblés. Or, il nous révèle aujourd’hui son drame.

Paul Claudel appartient, par les plus étroites attaches, à ce monde qui, précisément, vit de la misère qu’il engendre. Paul Claudel se met du côté de ceux qui meuvent cette formidable et monstrueuse machine à écraser les pauvres. Il est entré dans le jeu terrible.

Qu’un privilégié ait le goût de ses privilèges, quelle que soit leur iniquité, nous en prendrions mieux notre parti d’un autre que de ce chrétien. Et nous lui laisserions, sans les lui beaucoup contester, ses préférences obscures, s’il ne choisissait pour objet premier de son aversion ceux-là mêmes qu’il devrait surtout respecter. Mais ils lui sont intolérables parce qu’à les contempler seulement il se juge et qu’une conscience inquiète d’elle-même se réfugie, pour mieux s’aveugler, dans la haine de ce qui la condamne.

Il y a là, pour un catholique, une douleur et un scandale. Claudel a soin d’associer – quoique encore de manière oblique et prudente – le nom de Mauriac à celui de Maritain. Jacques Maritain, François Mauriac, et d’autres avec eux, défendent aujourd’hui une des positions du christianisme les plus menacées. Ce n’est pas trop de dire qu’ils contribuent, par leur seule existence, à en maintenir ou même à en sauver l’honneur.

Paul Claudel, qu’on a vu déjà acclamer Franco, qu’on voit aujourd’hui assaillir ceux qui dénoncent, à la suite de Léon XIII et de Pie XI, l’iniquité d’un système social dont il tire sa propre opulence, dénude à nos yeux les ravages que l’appétit des richesses peut exercer chez les meilleurs. Il ne mesure point, je pense, quelle illustration dramatique il apporte, par son exemple, à la sentence de ces Textes Saints dont il s’est fait le commentateur : qu’on ne peut servir à la fois deux maîtres, et qu’il faut choisir entre Dieu et Mammon.

La bonne fortune –  tableau de René Magritte 1945 – Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique – Bruxelles.

 

L’analyse du contexte

Quelques précisions sont nécessaires pour resituer les conditions dans lesquelles cet article, que notre ami Patrick Berthier a exhumé des archives de la Bibliothèque Nationale, a été écrit par Guillemin.

Nous sommes en 1939. André Gide, après bien des tergiversations, a fini par se rendre à l’invitation de François Mauriac à Malagar. Il faut distraire Gide, on le promène et Guillemin reçoit à déjeuner, rue Rosa Bonheur, à Bordeaux, François et son fils Claude en compagnie de leur hôte. On se plaît à rêver d’une aussi jolie tablée.

Mauriac et Gide ont été choqués par un article de Claudel paru dans Le Figaro dans lequel il s’en prend de manière virulante à Jacques Maritain auquel il reproche d’avoir écrit qu’un chrétien ne devrait pas avoir la conscience tranquille tant qu’il y aura encore un pauvre sur terre. Ferait mieux de s’occuper d’accomplir son devoir d’Etat, réplique Claudel, plutôt que de tenir des propos révolutionnaires.

Mais ni Mauriac ni Gide ne souhaitent se fâcher publiquement avec Claudel, Mauriac parce qu’il dit trop devoir à Claudel, Gide parce qu’il a peur que son soutien à Maritain fasse plus de mal à celui-ci que de bien.

François Mauriac et André Gide en 1939

 

Nonobstant ces réserves, il n’est pas possible de laisser Claudel, tout immense poète qu’il soit, dire de telles bêtises. La solution sur laquelle ils s’entendent tous les deux est de demander à Guillemin de rédiger un article – ils lui tiennent la main, dit Claude Mauriac ; sans doute, mais c’est Guillemin qui signe.

Le propos est ferme. Claudel par la violence et la mauvaise foi de son argumentation montre clairement quel est son camp – celui des capitalistes.
Ce ne sont pas ses émoluments d’ambassadeur qui font de Claudel un homme fortuné ; mais, en 1938, il a été nommé au conseil d’administration de la société des moteurs Gnome et Rhône.
Cette société fabrique des moteurs pour des mobylettes, ce qui n’est pas trop compromettant. On voit mal quelles compétences peut faire valoir Claudel pour occuper un tel poste – grassement rétribué – mais le président de Gnome et Rhône joue les mécènes. La chose est fréquente dans ce monde, aujourd’hui comme hier.

Evidemment, les choses se compliqueront, par la suite, du fait que cette société participera à l’effort de guerre allemand, pendant l’occupation, et passera des moteurs de mobylettes aux moteurs d’avion. Elle sera nationalisée en 1945 – elle s’appellera alors la SNECMA, puis par absorption de la SAGEM, elle deviendra SAFRAN. Mais c’est une autre histoire.

L’article paraîtra dans La Flèche, journal qui défendait la doctrine d’un Front commun contre le fascisme.

Cela aurait pu être une bien mauvaise entrée en matière lorsque, quelques années plus tard, Guillemin approchera Claudel et travaillera sur lui et avec lui (cf. leur correspondance qu’on trouve reproduite sur le site des éditions Utovie) ; mais il dut pousser un soupir de soulagement quand il comprit que Claudel ne l’avait pas lu.

Dernière remarque : si ses deux illustres complices lui soufflent quelques formules ou quelques idées, Guillemin a déjà une manière bien à lui de faire sentir son indignation devant les compromissions auxquelles un homme de la trempe de Claudel est prêt à se livrer quand il est question de ses intérêts d’argent et il ne supporte pas que l’on fasse servir le christianisme à la justification d’une politique d’extrême droite.

Note de Patrick Rödel.

Mammon in Rome – tableau de Alina Martiros, artiste canadienne (Toronto) née en Iran en 1960

 

Pour en savoir plus :

Il est possible de lire (avec de bonnes lunettes) l’article de Paul Claudel dans Le Figaro du 24/6/39, intitulé « Attendez que l’ivraie ait mûri », en cliquant ici  

On comprend la mise en cause et la vive réaction de Guillemin.
Il est difficile de rester froid et stoïque devant l’aplomb de Claudel dans le déni de la question sociale, de sa certitude pataude du bien fondé, pour lui naturel, de la domination des puissants et de l’asservissement du peuple. Il pense en effet, qu’il n’y a pas de Question sociale, seulement des questions sociales. Des ajustements techniques à réaliser de-ci, de-là afin que la société aille mieux.
Pour lui, les maux de la société sont le fait de « l’idéologie, la sentimentalité déréglées et la confiance aveugle dans ses propres forces et dans ses propres lumières que l’on trouve chez les livresques et chez les théoriciens »…. qui sont en lutte pour changer le monde.

 

Dernière minute : Radio France continue de diffuser du Guillemin

France Culture diffuse depuis le 9 septembre, dans le cadre de « Les Nuits de France Culture » une émission intitulée  : « Les historiens racontent : Henri Guillemin raconte l’Histoire : les 121 jours de Lamartine » ; une émission qui avait été diffusée la première fois le 14/09/86.

D’autres volets sont prévus avec Henri Guillemin sur Emile Zola et l’affaire Dreyfus.

L’émission dure 45 minutes et comme avec celle déjà rediffusée cet été, on ne voit pas le temps passer.

Pour l’écouter, et pourquoi pas la nuit, c’est  ici