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Bicentenaire de la Révolution : les turbulences de Guillemin

Portrait de Maximilien Robespierre – Musée Carnavalet.

En guise d’introduction 

Pour comprendre toute la portée de cet article/interview et saisir les raisons de la fougue de Henri Guillemin, il est nécessaire de rappeler le contexte de l’époque.
En 1988, la France commence les préparatifs de la célébration du bicentenaire de la Révolution. Après la réélection de François Mitterrand, le bicentenaire va se cumuler avec la réunion à Paris du G7, dont la France tient cette année-là la présidence. Une occasion historique pour que la Fête Nationale française soit médiatisée dans le monde entier.

Mais dans l’intelligentsia dominante, les thèses de François Furet réécrivent l’Histoire et triomphent ; elles sont relayées à satiété par les médias.
En ce qui concerne la Révolution, elles se résument à présenter 1789 comme une réforme générale nécessaire qui se déroulait pacifiquement quand une bande de sauvageons Montagnards a tout fait déraper à partir de début 1793.
Négation de la 2e révolution 1792 – 1794 décrite par Guillemin, négation de la prise de pouvoir des thermidoriens puisque, pour Furet, la Convention montagnarde n’est qu’une parenthèse, tellement minime qu’il convient de la laisser dans les oubliettes de l’Histoire.

C’est dans ce contexte intellectuel que la Fête du bicentenaire s’est déroulée. Pas question d’évoquer les avançées politiques de la Convention montagnarde, encore moins de prononcer le nom de Robespierre, et encore moins de mentionner son programme politique.
S’en suivit le barnum festif de Jean-Paul Goude sur les Champs Elysées.

Une sorte de « doxa impériale » régnait dans le domaine des idées, partout,  en littérature comme en histoire. Trente ans plus tard, la situation s’est empirée (ce nous verrons au colloque Guillemin du 28 novembre prochain  sur le thème : Enseignement de l’Histoire en péril – Histoire politique, littéraire, économique ).

« Révolution ! Ce mot que la pensée dominante voudrait bien effacer » écrivions-nous en inter titre d’une précédente newsletter de Patrick Rödel le 7 juillet 2017 – un succès auprès de notre lectorat. (pour la relire, c’est ici)

D’où une mise au point générale et énergique d’Henri Guillemin qui profita à plein de l’aubaine de cette interview pour remettre les choses à l’endroit, sur tous les sujets qui lui tenaient à coeur.
Il fallait effectivement réagir. Ce que fit Guillemin.

A l’époque, les mises au point énergiques de ce genre, quand elles eurent lieu, rencontrèrent les plus grandes difficultés pour être relayées par les médias. (et aujourd’hui donc !)

Merci donc à Patrick Berthomeau d’avoir fait en sorte que le journal Sud-Ouest publiât cette mise au point salutaire.

L’article ci-dessous est la retranscription fidèle de l’article paru le 10/01/1988 dans le journal Sud-Ouest à partir de l’original, textes et intertitres compris. L’ensemble figure en bleu.

 

L’article/interview d’Henri Guillemin

 
Napoléon, Robespierre et les autres…

Les turbulences d’Henri Guillemin

Amateurs d’inédits, voyez Henri Guillemin. Il a toujours quelques surprises à agiter. Robespierre lui-même n’en revient pas. Et il s’en tire bien !

Le bicentenaire de la Révolution approchant, comités et associations phosphorent. Ici et là on exhume le souvenir de modestes rédacteurs de cahiers de doléances et l’on s’apprête à ressusciter d’obscurs députés. Et j’imagine qu’à Arras, plus qu’ailleurs on se torture les méninges : que faire de ce foutu Robespierre ? Si le personnage est inévitable, quelle réputation !

L’homme de la Terreur, le grand pourvoyeur de la guillotine, celui qui expédia la reine à l’échafaud ! On cherche en vain les hommes politiques se réclamant de sa pensée. Et si les héros vrais ou supposés de la Révolution française ont beaucoup donné pour nos rues et nos places, le nom de Robespierre, lui, reste prudemment confiné dans les livres d’histoire et les traités de science politique. Définitivement catalogué comme mauvais génie de la Révolution – avec son compère Saint-Just – il n’a droit qu’au placard de l’Histoire.
Mais enfin, Henri Guillemin vint !

Ce n’est pas sur lui qu’il faut compter pour amener de l’eau au moulin des idées reçues historiques ou littéraires. Depuis cinquante ans il prend plaisir à écorcher les statues les mieux polies, à écorner les légendes les plus parfaites et à lacérer les portraits les plus amoureusement retouchés.
Lorsque le choeur extasié des académies se met à chanter la louange de Vigny, « le grand poète du destin et de la tragédie humaine », on entend sous les zim-boum-boum gronder la voix de Guillemin : « Une belle figure de salaud, oui ! Un délateur. »

« Napoléon? Ce voyou, ce racketteur! »

Et quand le culte napoléonien déchaîne ses fastes consensuels, Guillemin se met à hurler : « Al Napone ? Ce voyou, ce racketteur qui fit des conscrits ses hommes de mains et de la France une proie secondaire après l’écroulement de son rêve d’un Empire d’Orient ? »
On pourrait en aligner d’autres : Benjamin Constant, Madame de Staël, Voltaire et les encyclopédistes. Même Péguy pour qui il avoue quelque tendresse n’échappe pas à la volée de bois vert.

C’est clair : Henri Guillemin ne confond pas biographie et hagiographie et s’il attache tant d’importance aux documents c’est qu’il n’a pas son pareil pour découvrir ce que d’autres n’avaient pas vu ou pas voulu voir.
Son travail sur Robespierre n’échappe pas à cette règle.

Il ne fait pas de Maximilien une figure de vitrail, loin s’en faut, et il avoue même que la complexité du personnage le laisse perplexe. Mais lui qui sait ce qu’aversion veut dire, cherche à comprendre pourquoi Robespierre suscita tant de haine chez les historiens et particulièrement chez Michelet.

La réponse n’est pas la Terreur et ses quatorze mille morts. Elle est plus profonde, politique et religieuse. Dune part, le député d’Arras ne veut pas d’une Révolution accaparée par les riches et les possédants mais rêve d’une cité pour tous les hommes; d’autre part s’il lutte contre l’Eglise en tant que force politique et sociale, il reste un mystique, profondément convaincu de la présence divine.
En somme, ce qui fut fatal à Robespierre et à sa réputation, ce n’est pas la guillotine dressée
place de la Révolution mais la fête de l’Etre suprême organisée au Champ de Mars le 20 prairial de l’an II (8 juin 1794). Un mois et demi plus tard venait thermidor…

Pour ce politique presque naïf, tourmenté et assoiffé de pureté, Henri Guillemin a même déniché une épitaphe empruntée au docteur Magiot, un personnage des « Comédiens» de Graham Greene : « J’aimerais mieux avoir du sang sur les mains que l’eau de la cuvette de Ponce Pilate. »

Ce Robespierre échappant aux clichés qui nous tiennent généralement lieu de vision historique est le dernier en date des « coups » d’Henri Guillemin.
Il en a surpris plus d’un.
Pourtant, depuis le temps qu’il pratique ce genre d’exercice, traquant dans
les textes et les documents ce qui fait l’humanité de gens à qui l’Histoire a taillé des habits parfois trop beaux et trop grands, nous devrions être habitués.
Nous ne le sommes pas tout à fait.

Si Henri Guillemin occupe aujourd’hui une place unique dans le paysage intellectuel, ce n’est pas seulement parce qu’il adore balancer des pétards sous les fauteuils où certains de ses collègues somnolent confortablement. La provocation est un art banal. Ce qui l’est moins c’est ce qui fait de Guillemin un écrivain singulier.

Alors que son travail de recherches et d’exposition de documents pourrait être d’une absolue sécheresse, il devient sous sa plume celui d’un archiviste lyrique, faisant passer dans son écriture la violence de regard.

Les premières lignes de son « Péguy » sont à cet égard significatives : « Péguy l’immuable, proclame un zélateur. Si j’étais moins docile aux convenances et moins respectueux du style noble, je murmurerais : marrant ! » Et ce simple mot, marrant, annonce cinq cents pages où l’affliction le dispute à l’indignation.

C’est dans la Suisse réputée paisible que vit depuis quarante-cinq ans ce casseur de réputation cet empêcheur d’admirer en rond. A Neuchâtel, à deux pas du lac, dans le quartier universitaire, il occupe le premier étage d’une maison grise. Il s’est posé là avec femme et enfants en 1942.
Il arrivait de Bordeaux. Le cours du temps l’avait contraint à abandonner la chaire de littérature comparée qu’il occupait à la faculté des lettres depuis 1938.
Il laissait ses étudiants orphelins, et ils en témoignent encore : ils étaient littéralement suspendus à la parole de ce prof d’un modèle peu courant, capable de transformer ses cours en bataille d’« Hernani » et de faire se pâmer les jeunes filles rien qu’en évoquant la mort de Rimbaud.
Ce conférencier plus que brillant qui parlait sans notes et dont la voix portait l’émotion leur apprenait, au-delà de la littérature, une façon d’être et de regarder le monde.

Ami de Mauriac et de Maurice Chevalier

A 85 ans, il n’a rien perdu de son besoin de convaincre et il est toujours prêt à s’emporter.
Séquelle
d’une tuberculose vieille de soixante ans, il a le souffle court ; la voix légèrement cassée suit ce rythme imposé et l’expression n’en est que plus percutante. Derrière les gros verres de myope, le regard brille et s’amuse sans arrêt ; les mains toujours en mouvement semblent se saisir des idées pour mieux les pousser en avant ou les étrangler.
Henri Guillemin parle comme il écrit, en s’y mettant tout entier.

Alors, sous les dessins de Victor Hugo, le portrait de Marc Sangnier, les photos des enfants et des petits enfants qui ornent le salon où il reçoit ses visiteurs, au fil de la conversation, il étrille les uns et célèbre Lamartine, Hugo, Jaurès ou Lucien Herr…

Il parle aussi de l’Eglise à laquelle il reste fidèle malgré tout et se définit d’un joli mot : « Je suis un catholique sélectif. »

Il évoque son amitié de plus de quarante ans avec François Mauriac ; elle connut bien des orages mais jamais ne se démentit.
Claudel traverse à son tour la pièce ; le patriarche de Brangues reçut avec méfiance ce M. Guillemin qui avait l’intention de faire une conférence sur lui mais bientôt entra dans la voie des confidences.

Plus surprenantes encore ses relations avec Maurice Chevalier.
Henri Guillemin avait fait la connaissance du chanteur à l’occasion d’un séjour que celui-ci avait fait à Davos après la guerre. Leurs planètes respectives étaient fort éloignées l’une de l’autre : leur curiosité — partagée — n’en fut que plus grande. Toujours est-il que Chevalier ne manquait pas à Paris les conférences de Guillemin et qu’il lui prodigua même quelques conseils pour bien se tenir en scène…

Tel est le vieil oncle impossible de la famille littéraire. Les aînés, bien obligés de l’inviter à partager le repas, le surveillent avec anxiété. Mais, en bout de table, les petits neveux guettent avec gourmandise les éclats de cet ogre aimable, capable de bouffer tout cru tant de gens fameux qui n’étaient peut-être pas aussi estimables qu’on avait bien voulu le leur apprendre.

Pour aller plus loin avec Guillemin

Fête Nationale oblige, sont ici rappelés les ouvrages et événements autour de la Révolution française en général et de Robespierre en particulier.

Editions Utovie – 280 pages – 26 € (pour en savoir plus, cliquez ici)

Editions Utovie – 130 pages – 14 € (pour en savoir plus, cliquez ici)

Editions Utovie – 432 pages – 32 € (pour en savoir plus, cliquez ici)

Editions Utovie – 182 pages – 18 € (pour en savoir plus, cliquez ici)

Pour revoir les vidéos du colloque du 26 octobre 2013 sur le thème : Henri Guillemin et la Révolution française – le moment Robespierre cliquez ici

Pour voir l’article original de Patrick Berthomeau paru dans le journal Sud Ouest du 10 janvier 1988, cliquez ici

Pour aller plus près

Comme chaque année à cette période de vacances, nous interrompons nos travaux. Ils reprendront dans les tous prochains jours de septembre (une newsletter est déjà en préparation).

Nous serons alors à trois mois du colloque Guillemin à l’Ecole Normale Supérieure.

D’ici là, nous vous souhaitons un bel été et de très bonnes vacances.

Note composée par Edouard Mangin

Demolition de la Bastille – estampe éditée par Basset – 1789 – Gallica/BnF