1940 : Philippe Henriot, surnommé le Goebbels français, fait un discours au Casino de Vichy, France.
(Photo Keystone/France/Gamma via Getty Images)
L’article de Henri Guillemin
D’EBERLEIN A SULIOTTI
« L’Ordre » d’Emile Buré (1), lequel ne passe point pour un homme de gauche, a publié, dans son numéro du 25 février un article intitulé « La paille et la poutre » et qui s’ouvre sur les lignes suivantes : « M. Philippe Henriot (2) s’indigne de l’intervention de l’étranger dans la politique intérieure française, et il a raison. Mais son indignation est à sens unique. »
On sait qu’à la suite d’une campagne de « Gringoire » – où l’on a du goût pour les fiches de police – M. Henriot porta à la tribune de la Chambre le nom de cet Eberlein qu’il accuse de s’être fait le distributeur de l’argent russe au parti communiste français. Et toute l’argumentation de M. Henriot contre le pacte franco-soviétique repose sur le thème que la France ne saurait traiter avec un gouvernement qui entretient chez elle une agitation révolutionnaire.
Hugo Eberlein en 1936
La thèse paraît logique ; mais M. Henriot s’arrête, on ne sait pourquoi, dans la voie des conséquences où devraient l’entraîner les prémisses qu’il a posées.
Nous ne voyons point en effet que M. Henriot s’indigne lorsque M. Mussolini, par exemple, incite les étudiants français à s’en prendre à la personne des « politiciens qui continuent à siéger dans leurs fauteuils parlementaires ». Et M. Mussolini ne s’est pas contenté de faire imprimer son discours, il l’a fait transmettre en français par la radio officielle.
Il y a mieux. Il existe en Italie une organisation, la C.A.U.R. (Comité d’action pour l’universalité de Rome) qui correspond très exactement au Komintern russe. Son but est la réalisation du mot d’ordre de Mussolini : « Dans dix ans, l’Europe entière sera fasciste ou fascistisée ».
Cette organisation répand en France un bulletin, imprimé dans notre langue, et où l’on a pu lire, par exemple, la déclaration suivante, émanant des francistes : « C’est dans la rue que se régleront les comptes entre la France d’un côté, et les valets anglo-éthiopiens de l’autre. » [le parti franciste (1933-1944)était un parti politique fasciste dirigé par Marcel Bucard – [N.de l’E.]
De pareilles incitations au meurtre sont diffusées en France aux frais et pour le compte du gouvernement italien mais a-t-on entendu parler d’une seule protestation élevée par M. Henriot contre cette extraordinaire ingérence du fascisme italien dans notre politique intérieure ?
Enfin – et les choses deviennent tout à fait singulières – si le communisme russe entretenait en France cet agent de propagande nommé Eberlein et qui est à présent sous les verrous, le fascisme italien a délégué à Paris un homme à tout faire, du nom de Suliotti, agent de l’O.V.R.A., organisation de police, et qui dirige, en France, une feuille de propagande fasciste, la Nuova Italia.
Ce Sulioti a même jugé bon de se faire photographier, en chemise noire, et un revolver à la main à côté de M. Bucart, à Breuil-Bois-Robert. « M. Sulioti, écrit « l’Ordre » ne se contente pas d’organiser (à Paris) des meetings en faveur de l’Italie fasciste et contre l’attitude du gouvernement français ; il s’occupe avec insistance de politique intérieure française ; il imprime, en français, des articles de propagande où il se livre à des menaces et à des insultes contre es hommes politiques français qui osent ne pas se mettre au service du gouvernement italien. »
Il semble donc qu’un député français – et donc spécialement un député nationaliste comme M. Henriot – aurait dû se faire un devoir de dénoncer à la tribune de la Chambre l’inadmissible attitude de ce « métèque » mal élevé et indésirable.
Mais il n’est, pour l’extrême droite, de « métèques » que ceux qui ne pensent pas comme elle. Et M. Henriot se garde d’autant plus de prononcer le nom de Suliotti qu’il accepte de prendre la parole dans les meetings pro-fascistes organisés par le dit Suliotti, qu’il s’est rendu à Rome sur l’invitation du Komintern fasciste (lequel sait reconnaître les siens), et qu’enfin il est en relations personnelles avec Suliotti, se concertant avec lui, à Paris, 21, rue Cambon (Nous sommes, sur ce dernier point, en mesure de répondre au démenti envoyé à « l’Ordre » et inséré dans le numéro du 29 février).
Plus fasciste que français, M. Henriot a fait, à Rome, l’apologie de l’agression italienne contre l’Ethiopie, par quoi se trouvait mortellement atteinte cette organisation de la sécurité collective à laquelle la France n’avait cessé de travailler.
Philippe Henriot a droit à la reconnaissance de Suliotti. Sur cette paire d’amis, qui figure d’une manière si touchante le fascisme français associé au fascisme italien, descendent même les bénédictions nazies.
M. Henriot a pu, de fait, s’enorgueillir tout récemment de voir le « Lokal Anzeiger » et autres feuilles hitlériennes, lui décerner, ainsi qu’à M. Taittinger, les plus réconfortantes éloges.
Suliotti, Henriot, Goebbels, nous ne sortons pas de la famille…
Henri Guillemin
Analyse et commentaires de Patrick Rödel
Cet article, issue du journal de campagne (L’éveil) de Jacques Rödel, ne manque pas d’intérêt. On y voit Henri Guillemin engagé dans une campagne électorale particulièrement tendue où Jacques Rödel affronte Philippe Henriot, député sortant, candidat de l’UPR (Union Populaire Républicaine), celui qui deviendra ministre de l’Information du gouvernement Pétain.
Henriot trouve, auprès de la bourgeoisie bordelaise, une oreille très attentive et pleine de sympathie. Il n’est qu’à voir la fascination qu’il continuera d’exercer sur un François Mauriac, en dépit de ce que Henri Guillemin peut lui dire. Jacques Rödel, fidèle aux idées de Marc Sangnier et de Jeune République dont il est membre se présente sous l’étiquette du Parti Démocrate Populaire (3).
Il sera battu comme il l’avait été en 1932 par le même Henriot. Bordeaux n’a pas beaucoup de sympathie pour un patron aux idées sociales, pour un catholique qui s’allie au Front Populaire.
On voit aussi la lucidité avec laquelle Guillemin analyse les « contradictions » des tenants de l’extrême droite et ce qui va déboucher sur la collaboration avec l’occupant allemand sous le régime pétainiste.
La dite préférence nationale s’allie parfaitement à la complicité à l’égard des fascistes italiens et des nazis du jour qui seront les vainqueurs de demain. C’est la thèse que Guillemin défendra dans L’Affaire Pétain et dans Nationalistes et nationaux.
Il est intéressant de voir que les idées maîtresses de la pensée politique de Guillemin sont en place très tôt. La même remarque pourrait aussi être faite en ce qui concerne ses idées en matière religieuse.
On voit aussi un procédé auquel Guillemin aura souvent recours par la suite et qui consiste à appuyer son argumentation sur des citations qui viennent d’un bord politique qui n’est pas d’emblée en harmonie avec ses propres idées. Ce qui est habile, on en conviendra.
Quelques notes pour éclairer le texte de Guillemin
(1) Emile Buré – 1876/1952. C’est un étrange parcours que le sien. Il commence par être socialiste, dreyfusard, proche de Péguy et des Cahiers de la Quinzaine où il publiera quelques articles.
Puis, après la Guerre, il s’éloigne des socialistes qui le considèrent comme un renégat ; il appartient à plusieurs cabinets ministériels de droite. Il mène en même temps une activité de journalistes, dans plusieurs publications, avant de fonder, en 1929, L’Ordre où il signe les éditoriaux qui développent les idées d’une droite qu’on dira modérée.
Sa proximité avec le monde politique en fait un bon analyste, dans une période qui est, malgré tout, bien confuse. Il ne changera pas d’avis sur le point fondamental de l’antisémitisme qu’il condamne très fermement. Il est certes hostile au Front Populaire mais sa germanophobie l’amène à soutenir l’alliance franco-soviétique, à dénoncer régulièrement le danger que représente Hitler et toute complaisance à son endroit.
Lorsque la Guerre éclate, il réussit à gagner les Etats-Unis ; il fait partie, avec Kérillis, de ces traitres que fustige le régime de Pétain. Il se rapproche des gaullistes. Puis, à l’époque de la guerre froide, il se retrouve compagnon de route du PCF dont il partage la croisade pour la paix, il est aussi membre d’honneur du MRAP.
Je rappelle son parcours parce qu’il me semble éclairer des remarques souvent faites par Guillemin sur ces gens de droite qui ont, parfois, plus de rigueur intellectuelle et morale, plus de lucidité et de constance que certains gens de gauche dont les opinions se révèlent, parfois, fort fluctuantes.
(2) Philippe Henriot, 1889/1944. Rien ne semblait prédestiner ce petit prof qui rêvait d’une carrière littéraire à devenir « la voix de la collaboration ». En 1924, il entre en politique en travaillant avec l’abbé Bergey, député de la 2ème circonscription de Bordeaux, créateur d’un journal, La liberté du Sud-Ouest.
Philippe Henriot en 1934
Henriot sera élu député en 1932, réélu en 1936. Droite extrême obsédé par sa haine des franc-maçons et des bolcheviques, munichois, bien sûr, pétainiste. Est devenu un orateur admiré qui va de meeting en meeting porter ses paroles de haine. En 1943, membre de la Milice. En Janvier 44, Secrétaire d’Etat à l’Information et à la Propagande. Exécuté le 28 juin de la même année par la Résistance.
(3) Parti Démocrate Populaire : ce parti fondé en 1924 est issu de la constellation de mouvements catholiques favorables à la République qui se sont créés depuis l’encyclique Rerum novarum et à ce que l’on appelle la doctrine sociale de l’Eglise (Le Sillon, Jeune République, Les Semaines sociales, l’Action catholique de la jeunesse…).
Il exprime les difficultés que ces mouvements rencontrent à acquérir un vrai poids politique coincés qu’ils sont entre des extrêmes de gauche et de droite. Contrairement à ce qui peut se passer ailleurs, en Italie par exemple, il n’y a pas, à ce moment-là de parti qui ait l’importance de la Démocratie chrétienne. Il faudra attendre la Libération pour qu’émerge le MRP, mais ce sera, en rupture avec la doctrine sociale de l’Eglise, un parti de droite fort hostile au catholicisme social.
Le rappel de cette situation n’est pas inutile pour comprendre les positions politiques de Guillemin lui-même – c’est sans doute parce que ces mouvements partis ou syndicats ou associations « chrétiens ou catholiques » se refusent à une remise en cause réelle du système économique capitaliste qu’il prend ses distances par rapport à quelque engagement politique que ce soit.
Il reste de gauche, c’est évident, mais son anti-communisme lui interdit d’être, comme d’autres, compagnon de route du PCF et les jugements qu’il porte sur la vie politique française sont d’une grande volatilité.
Patrick RÖDEL