Interview exclusive de Cécile Robelin et Céline Léger
Cécile Robelin est professeur de lettres modernes, agrégée de lettres, docteur d’Etat.
Céline Léger est professeur de lettres modernes, agrégée de lettres modernes, doctorante en littérature française du XIXe.
Elles interviendront sous forme d’un duo, lors du colloque du 19 novembre prochain, car elles sont toutes deux spécialistes de Jules Vallès. L’intervention de Cécile Robelin portera davantage sur le Vallès de Guillemin, en tant que figure atypique, tandis que Céline Léger parlera d’une oeuvre dramatique méconnue de Jules Vallès, écrite en 1872, intitulée La Commune de Paris – « une fédération des douleurs »
La biographie détaillée de Cécile Robelin est disponible en cliquant ici et celle de Céline Léger, en cliquant là
Illustration : Jules Vallès (1832-1885) – gravure sur bois de Leriverend et de Dochy, d’après une photographie d’Etienne Carjat (1828-1906)
Entretien croisé :
Edouard Mangin : Vous avez accepté toutes les deux d’intervenir au colloque que nous organisons le 19 novembre prochain sur le thème « Henri Guillemin et la Commune – le moment du peuple ? ». La première approche pour traiter ce sujet serait plutôt historique. Vous êtes agrégée de Lettres modernes et docteur ès Lettres. Qu’est-ce qui a motivé votre décision ? Quel est votre thème d’intervention ?
Cécile Robelin : Les colloques pluridisciplinaires sont les plus intéressants ; ils permettent de confronter des approches différentes d’un même objet de recherche ou d’objets de recherche parents. Je ne conçois pas mon champ de recherche comme strictement littéraire. Quand on travaille sur un auteur tel que Jules Vallès (journaliste enquêteur, romancier, homme de plume et d’action) on est nécessairement amené à rencontrer l’histoire, la philosophie ou la sociologie.
Pour mon intervention je travaillerai sur la perception de Vallès par Guillemin. Celui-ci a vu dans Vallès une des figures emblématique de la Commune et a saisi la place atypique et centrale de l’écrivain dans le paysage littéraire français. Je travaillerai donc sur des points centraux dégagés par Guillemin : la problématique de la violence, le rapport contradictoire au sacré et l’écriture de l’événement historique.
Et pour vous Céline ?
J’ai entamé en septembre 2014 une thèse sur Jules Vallès et l’écriture de l’événement. Je travaille sur les textes journalistiques écrits entre 1857 et 1870 donc mes recherches ne portent pas à proprement parler sur l’épisode communard. Cela dit, Vallès s’est activement engagé dans la Commune qui occupe une place incontournable dans l’ensemble de sa production. Les séries d’articles sur lesquelles étaient centrés mes mémoires de master (Le Tableau de Paris ; La Rue à Londres) sont postérieures à la Commune qui en a nourri les thèmes, les réflexions voire la poétique. À présent, la problématique de l’événement me conduit entre autres à étudier de près la vision et la représentation vallèsienne des Révolutions de 1789 et de 1848. La Commune ne peut être pensée indépendamment de ces événements historiques, et inversement, me semble-t-il.
Je proposerai une intervention sur une œuvre de Vallès encore largement méconnue et précisément intitulée La Commune de Paris. Cette pièce de théâtre écrite en 1872 est centrée sur l’épisode communard mais explore d’abord par la fiction des événements qui l’ont précédée et déterminée, à commencer par Juin 1848.
Henri Guillemin. Le connaissez-vous ? Comment vous inscrivez-vous par rapport à lui ? Que représentent pour vous son engagement et sa façon de présenter l’Histoire ?
Cécile Robelin : Je connais Guillemin par son texte sur Vallès et par ses conférences. Sa démarche de démocratisation savante me plaît et elle est dans l’esprit « vallésien ». La plume de Guillemin est originale : directe, elle ne s’embarrasse pas toujours de la rhétorique universitaire. Il écrit pour être saisi par le plus grand nombre et met ce qu’il est dans son discours.
Céline Léger : Ce sont mes recherches sur Jules Vallès qui m’ont rapprochée du travail d’Henri Guillemin. Je l’ai découvert il y a six ans lorsque j’ai lu sa biographie Vallès, du courtisan à l’insurgé, pour mon travail de master qui portait déjà sur Vallès. Mais je n’ai connu ses études historiques et ses conférences sur la Commune que tardivement, durant ma thèse. Sa volonté de démystification historique, pour dénoncer les impostures au service de l’ordre dominant, le rapproche considérablement de Vallès.
Vous êtes toutes les deux spécialistes de Jules Vallès.
Cécile, le sujet de votre thèse est : « Désacralisation et sacralisation dans les fictions à caractère autobiographique de Jules Vallès ». Qu’est-ce qui a motivé ce fort intérêt pour lui ? Une trajectoire humaine singulière, comme aurait dit Guillemin, ou plus que cela ?
Cécile Robelin : Comme Guillemin, j’ai véritablement découvert Vallès en khâgne. Ce qui m’a enthousiasmée, c’est la façon vallésienne d’inclure le politique en littérature et de penser une émancipation possible par les mots. Vallès ne donne pas de leçon, il n’assomme pas son lecteur avec un dogme ou une thèse mais il ne conçoit pas non plus la littérature comme un exercice solipsiste et coupé du monde. Aborder Vallès par le biais du sacré, du religieux, m’a permis de cerner les ambiguïtés, les contradictions de l’auteur.
Céline, de votre côté, le sujet de la recherche que vous menez actuellement est : « La fabrique médiatique de l’événement au XIXe siècle : Jules Vallès, écrire et faire l’histoire ». Je vous pose les mêmes questions quant à ce fort intérêt pour Jules Vallès.
Céline Léger : J’ai découvert Vallès au début de mes études littéraires lorsque j’étais en classe préparatoire, à travers un extrait de L’Insurgé. Je me suis alors immédiatement plongée dans l’ensemble de sa trilogie autofictionnelle (L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé). Outre la singularité d’une « trajectoire humaine », ce qui m’a conquise, c’est la verve d’une écriture profondément « située » dans l’histoire de son temps et toujours prompte à la critique sociale, pour autant jamais dogmatique et austère, mais souple et captivante, reposant sur un constant mélange d’humour et d’émotion.
A l’instar de certaines périodes historiques comme la Révolution française, notamment le moment Robespierre, la Commune condense un très grand nombre de faits et d’éléments dont la complexité facilite la production de récits déformés, mythifiés, au service de l’idéologie dominante. D’après vous, de part votre formation et vos recherches, quels sont les sujets particulièrement déformés, ou carrément passés sous silence dans l’histoire de la Commune ?
Cécile Robelin : Pour paraphraser Marx, la plus grande innovation de la Commune fut sa propre existence. Le mouvement fut très bref, incapable d’acter véritablement un programme – par manque de temps -, de réconcilier des tendances antagonistes. On s’en tient peut-être trop souvent à ce découpage de l’événement mars-mai 71 (soit pour idéaliser cet éclair révolutionnaire ; soit pour nier son importance – il n’y a qu’à voir la place accordée à la Commune dans les programmes scolaires du secondaire !). Le plus intéressant dans la Commune, c’est qu’elle survient après des mois, voire des années de débats philosophiques ou politiques (blanquistes, anarchistes), de débats populaires et en contrepoint de juin 48 où le peuple avait été repoussé dans les marges de l’histoire par les républicains. La Commune ouvre des possibles interprétatifs sur le monde. Si elle n’a pas « réalisé » de programme, elle a permis de faire d’une partie du peuple parisien un véritable acteur politique et critique, elle a aussi permis d’associer des travailleurs manuels et des intellectuels et de rendre ces catégories perméables. Elle fait également émerger sur la scène politique ceux qui n’ont pas de visibilité discursive ou politique (les femmes, par exemple). La Commune est un laboratoire démocratique très « moderne ».
Céline Léger : La Commune est un épisode aussi bref et circonscrit que violent ; mais ces données ne suffisent pas à expliquer pourquoi elle est aussi méconnue, déformée, mythifiée. L’un des pires écueils consiste sans doute à l’isoler du reste de l’histoire sociale et politique du XIXe siècle. Par exemple, dire qu’elle trouve son origine dans la guerre franco-prussienne de 1870 et la capitulation de Paris est insuffisant voire trompeur. Vallès insiste beaucoup pour sa part sur le traumatisme des journées de Juin 1848 (répression sanglante des ouvriers insurgés). C’est un point qui me semble central et que j’aborderai dans mon étude de La Commune de Paris dont le prologue s’intitule significativement « Le Peuple vaincu (Juin 1848) ».
Cécile, vous avez récemment participé à un colloque sur le thème de la violence et allez publier en 2017 un livre intitulé : « Rhétorique romanesque et violence insurrectionnelle » (éd. Presse Universitaire de Limoges). Ceci semble montrer un nouveau thème dans votre travail. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Cécile Robelin : C’est un article pour un ouvrage collectif qui sera publié sur la violence. La violence est un thème capital pour qui aborde la révolution (89 ou 71). Parce qu’éthiquement injustifiable, la violence révolutionnaire est la voie royale qui permet à certains chercheurs de faire entièrement basculer un mouvement de résistance, une insurrection du désespoir, une tentative d’émancipation vers la barbarie. La question de la violence est de fait très dérangeante. Chez certains acteurs et écrivains de la Commune, la question de la violence révolutionnaire est évincée, ou « cachée » derrière celle de la répression versaillaise. Chez Vallès, la violence est abordée frontalement, en ce qu’elle pose problème.
Pour le colloque, vous avez proposé (et nous l’avons accepté) de faire une intervention en duo sur le thème générique « Jules Vallès ». Comment voyez-vous ce duo ? Quels sont vos thèmes forcément complémentaires ? Et, question naturelle par rapport au sujet, comment vous êtes-vous rencontrées ?
Céline Léger : Cécile connaît très bien l’œuvre de Jules Vallès et en particulier ses œuvres à caractère autobiographique sur lesquelles elle a réalisé une brillante thèse il y a quelques années. Elle envisagera le rapport de Guillemin à Vallès et je me pencherai sur l’approche vallésienne de la Commune en m’appuyant sur certains jugements de Guillemin. Elle adoptera une démarche plus contextuelle ; mon travail sera une analyse surtout littéraire, centrée sur la pièce de théâtre La Commune de Paris qui n’a presque pas été étudiée dans le détail jusqu’à maintenant.
Avec Cécile nous nous sommes rencontrées à Montpellier, au printemps 2014, à l’occasion d’un colloque international sur Vallès et les cultures orales. Ce fut pour moi une rencontre très riche sur les plans humain et intellectuel, mais en définitive trop brève. Je suis ravie, honorée de me joindre à elle pour évoquer cet auteur que nous aimons tant et qui nous relie à Guillemin.
Cécile, vous nous avez évoqué votre prochaine participation à un colloque sur l’écriture de l’histoire. Un thème qui sonne très Guillemin. L’approche historique formerait-elle aussi une nouvelle facette dans vos recherches ? Pouvez-vous en parler ?
Cécile Robelin : Le texte de l’historien ne peut se passer du récit. Et la littérature n’est jamais coupée de ses conditions de productions et de l’époque dans lequel elle s’écrit. Le récit littéraire et l’écriture de l’histoire ne sont pas hermétiques. Pourquoi choisir l’un ou l’autre quand on veut témoigner ? Quels choix stratégiques cela recoupe-t-il : c’est cela qui m’intéresse.
Céline, chacun regarde, lit et analyse le monde qui l’entoure par rapport à son appareil critique propre, sa formation propre, son âge, et surtout son expérience. Sans entrer dans des débats partisans ou qui pourraient impliquer, nous aimerions connaître votre sentiment actuel à propos de la situation socio-politique d’aujourd’hui, et ce évidemment au regard de vos travaux sur la Commune et en particulier de vos recherches actuelles sur la personne singulière de Jules Vallès.
Céline Léger : Cette « rupture irréversible » qu’est la Commune, pour reprendre une formule de Roger Bellet, tend parfois à éclipser le reste des événements vallésiens. C’est entre autres pour parer à cet écueil que ma thèse porte sur les écrits de Vallès antérieurs à la Commune (compris entre 1857 et 1870). L’étude de ce corpus pré-communard m’aide à comprendre de quoi s’est nourrie et comment s’est construite la colère de Vallès sous le Second Empire. Or, le futur « insurgé » ne se contente pas de critiquer les injustices sociales et les aberrations politiques de son temps, il remet en question et tente d’influencer le système médiatique dans lequel il s’insère en tant qu’écrivain-journaliste, malgré une marge de manœuvre souvent réduite (censure de la presse). Il engage une modernisation de l’écriture journalistique par une interaction accrue avec le peuple ; ses chroniques et ses reportages bouleversent la hiérarchisation de l’information (pourquoi tel incident diplomatique, politique voire intra-médiatique serait plus visible que tel drame socio-économique, par exemple ?) pour mieux soulever et résoudre les problèmes de la misère et de la marginalité sociale. Sa critique n’est pas théorique mais résolument pragmatique ; d’où son militantisme journalistique et sa participation concrète à la Commune de Paris. L’horizontalité politique en faveur d’une société moins inégalitaire, alliée à un refus déterminé de la violence (la « terreur » révolutionnaire comme la répression aveugle des insurgés), tel est l’axe qui structure sa démarche militante, et qui peut nous aider à repenser aujourd’hui notre rôle de citoyen. Bien des tares que dénonçait Vallès sous le Second Empire (inégalités criantes ; déficit démocratique ; culture du divertissement, etc.) n’ont pas disparu, elles revêtent seulement d’autres formes. C’est en quoi le discours vallésien me semble très moderne et éminemment utile.
Cécile, peut-on connaître vos travaux récents et vos futurs projets ?
Cécile Robelin : La direction d’un numéro de la revue vallésienne sur « justice et injustice » ; l’écriture d’un texte de philo pour enfants (pour poursuivre sur la route engagée en 2006 chez Gallimard avec le livre Qu’est-ce qu’un homme ?: Dialogue de Léo, chien sagace, et de son philosophe.
Et pour vous Céline ?
Céline Léger : – une interview de l’historienne Michelle Perrot dans le cadre d’une conférence à l’Agora des Savoirs de Montpellier (sur Olympe de Gouges, Flora Tristan et George Sand) ; – une intervention au colloque international « Fictions de la Révolution » (à Montpellier, en mai dernier) qui portait sur Madame Thérèse, ou les volontaires de 92 d’Erckmann-Chatrian et qui donnera lieu à une publication d’ici peu ; – un article sur l’influence de l’ironie proudhonienne dans un texte de Vallès intitulé « Poupelin, dit “Mes Papiers” ». Il paraîtra dans le prochain numéro de la revue Autour de Vallès (Vallès et les anarchistes, n°46).
Pour 2017, je présenterai une communication et un article sur Les Blouses, de Jules Vallès, dans le cadre du programme de recherche « Les ateliers de Clio. Écritures alternatives de l’histoire (1848-1871) ».
Interview réalisée en juin 2016.
Colloque : « Henri Guillemin et la Commune – le moment du peuple ? »
Samedi 19 novembre 2016 de 9h00 à 18h00
Université Paris 3 Sorbonne nouvelle – Censier – 13 rue Santeuil 75005 Paris
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