CHEMINS DE TRAVERSE n°2
Nous continuons notre découverte des ouvrages contemporains qui s’inscrivent dans le sillage des travaux d’Henri Guillemin, ou dont la posture se rapproche de celle qui était la sienne. A savoir la remise en cause des récits de l’Histoire officielle.
Après Contre les élections de David Van Reybrouck (cf. notre billet de blog de février), nous vous proposons aujourd’hui de découvrir l’ouvrage de Bernard Manin : Principes du gouvernement représentatif.
Ce livre date de 1995. Il est, en français, un des premiers à s’être penché sur l’histoire du vote, question centrale pour bien comprendre en quoi consiste le régime politique qui est le nôtre. D’où le fait qu’il est une référence obligatoire pour tous les ouvrages postérieurs qui se sont intéressés à ce problème. Les questions de terminologie sont importantes parce qu’il apparaît que sous les mêmes termes des réalités bien différentes peuvent être rangées- ce qui ne simplifie pas la réflexion et les discussions entre les spécialistes.
L’analyse de Manin est parfois abstraite- ce qui s’explique par sa volonté d’élaborer une théorie pure du gouvernement représentatif – il ne s’attarde pas assez, à mon goût, sur des exemples concrets qui, seuls, permettent de comprendre les libertés que prennent les politiques par rapport au modèle qu’ils sont censés appliquer et dont ils peuvent chanter les louanges alors qu’ils sont à des lieux d’en respecter l’esprit.
Fiche de lecture :
Principes de gouvernement représentatif de Bernard Manin – éd. Flammarion – Collection Champs essai – 352 pages – 9 €
Quatre principes se retrouvent, selon lui, dans tous les régimes représentatifs :
1/ les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers.
2/ Les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis des volontés des électeurs.
3/ Les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants.
4/ Les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion.
Chapitre 1 : Démocratie directe et représentation.
La désignation des « gouvernants à Athènes », est passionnante. B. Manin remet en place les différentes institutions et leur rôle respectif, sans céder aux simplifications qui sont trop souvent de mise sur ce point. Il apparaît que « dans la démocratie dite directe, le peuple assemblé n’exerçait pas tous les pouvoirs. La démocratie athénienne attribuait des pouvoirs considérables, parfois supérieurs à ceux de l’Assemblée, à des instances plus restreintes. Mais les organes composés d’un nombre limité de citoyens étaient, pour l’essentiel, désignés par le sort. Que les gouvernements représentatifs n’aient jamais attribué par le sort aucun pouvoir politique montre que la différence entre les systèmes représentatifs et la démocratie dite directe tient au mode de sélection des organes dirigeants plutôt qu’au nombre limité de leurs membres. Ce qui définit la représentation, ce n’est pas qu’un petit nombre d’individus gouvernent à la place du peuple, mais qu’ils soient désignés par élection exclusivement. »
Pour les théoriciens politiques de l’Antiquité, et cette idée perdurera plusieurs siècles, le tirage au sort est caractéristique de la démocratie alors que l’élection est le propre d’un régime aristocratique.
Chapitre 2 : Le triomphe de l’élection
Cependant, progressivement, l’élection l’emporte sur le tirage au sort jusqu’à ce que celui-ci ne soit même plus mentionné, tant il paraît évident qu’il est absurde de confier à des incompétents des charges qui demandent justement des compétences (les grecs se sont bien gardés de nommer stratèges des gens qui n’auraient eu aucune connaissance en matière militaire) et tant ce système paraît inapplicable dans les nations modernes qui occupent de très vastes espaces. Manin étudie le cas des villes italiennes où des régimes mixtes ont été mis en place.
Aux 17 e et 18 e siècles, apparaissent des théories qui commencent de légitimer le système électif en arguant que le tirage au sort est insuffisant pour assurer la stabilité du régime alors que l’élection a cet avantage immense qu’elle sélectionne des élites préexistantes. Comment justifier une telle idée qui semble aller à l’encontre de l’idée même d’égalité que nous jugeons consubstantielle à la démocratie ? C’est une invention que je trouve géniale dans son cynisme tranquille : le peuple, dit-on, reconnaît spontanément les élites « naturelles » et leur confie le soin de le gouverner. C’est son génie propre (Montesquieu). Il ne lui viendrait pas à l’esprit de demander pour lui une fonction qu’il se sait incapable de remplir. Et, comme par hasard, l’aristocratie naturelle coïncide avec les citoyens les plus riches, ceux dont le mérite est éclatant, les « notables », comme on dit. Donc, pas de danger que l’ordre social soit bouleversé.
A la fin du 18e, la messe est dite : le tirage au sort sort du champ de réflexion des théoriciens politiques – mais en même temps, il n’y a plus de contrôle possible sur les gouvernants, plus de contrepoids ; il n’y a plus cette exigence de rendre des comptes à la fin de sa fonction qui était essentielle à Athènes. L’idée maintenant dominante est la suivante « toute autorité légitime dérive du consentement de ceux sur qui elle est exercée …. Les individus ne sont obligés que par ce à quoi ils ont consenti. »Les responsabilités politiques sont donc confiées aux prétendues élites, en langage plus clair, aux propriétaires, aux riches. Je rappelle qu’à la Convention, il y a deux députés ouvriers. » Le citoyen était avant tout envisagé et traité comme celui qui attribue les charges, et non plus comme un candidat possible, comme quelqu’un qui pourrait désirer ces charges. »
Chapitre 3 : Le principe de distinction
Le souci des fondateurs des gouvernements représentatifs a été « de faire en sorte que les élus soient d’un rang plus élevé que leurs électeurs. » « Les représentants élus seraient et devraient être des citoyens distingués, socialement distincts de ceux qui les élisent. » Thème du « leader naturel » (Angleterre). Discussion sur le cens électoral, en France (le marc d’argent). Election à deux ou trois degrés. L’astuce ici consiste à distinguer le droit de suffrage (et celui-ci peut être plus ou moins largement accordé) et le droit d’éligibilité (et de nombreuses restrictions peuvent être décidées). C’est évidemment essentiel pour être sûr que ne seront élus que des hommes ‘éminents’ (cf. le principe de ‘saniorité’ chez Olivier Christin). Les autres arguments sont purement rhétoriques : comme, par exemple, l’idée que si l’on est riche, on est moins accessible à la corruption ; ou que si l’on est riche, on est nécessairement plus cultivé…
Comment faire pour « épurer la démocratie » ? Comment faire pour que le peuple soit tenu en lisières ? Comment faire pour que les « dirigeants naturels » dirigent effectivement ? Le peuple peut élire qui il veut et en même temps il n’élit que l’élite – pas mal !!! Manin, après avoir regardé ce qui se passe en Angleterre et en France, s’intéresse aux Etats-Unis et aux discussions très approfondies qui ont eu lieu au moment de la rédaction de la constitution. Il en ressort que si la préoccupation est la même, la nature du système américain semble offrir, dans des circonstances exceptionnelles, il est vrai, à des citoyens ordinaires la possibilité d’être élus – ce qui n’est pas le cas en Angleterre ou en France. Mais cela reste l’exception. Il ressort des discussions qui ont présidé à la rédaction de la Constitution que « le gouvernement représentatif ne serait pas fondé sur la ressemblance et la proximité entre représentants et représentés. »
De là l’expression d’aristocratie démocratique à l’analyse de laquelle est consacré le chapitre 4. Manin en tire la conclusion que ce système est d’une complexité telle que chacun peut y trouver son avantage, les élites comme les citoyens ordinaires. Je ne partage pas cet optimisme.
Le chapitre suivant (5) montre comment est très vite évacuée la possibilité d’un mandat impératif, au prétexte qu’il faut laisser une marge d’indépendance aux gouvernants pour répondre, sans se sentir tenus par aucune promesse ni aucun programme, aux urgences de l’action. En contre-partie, la liberté de l’opinion publique viendrait, théoriquement, exprimer des idées, besoins, etc, non pris en compte par les gouvernants. Là encore, Manin laisse dans l’ombre les moyens modernes de fabrication et de manipulation de cette prétendue opinion publique.
Après tout, dit-il aussi, si les citoyens ne sont pas contents, il leur reste de ne pas revoter pour ceux qui les auraient déçus au cours de la durée de la législature. Mais, les dégâts peuvent être difficilement réparables. Mieux vaudrait ce qui est au cœur de la démocratie directe : le contrôle permanent des députés par les citoyens.
Le dernier chapitre, « Métamorphoses du gouvernement représentatif », en vient à la crise des démocraties. Le problème de la stabilité des gouvernements reste entier aux yeux des « élites » qui redoutent toujours l’irruption sur la scène politique du peuple qui en est pourtant tenu à l’écart. Les différentes évolutions, comme par exemple, le rôle croissant des partis politiques fondés sur l’appartenance à une classe sociale déterminée, n’ont pas forcément résolu ce problème.
L’apparition des professionnels de la communication et du marketing politique accroît la distance entre l’électorat et le pouvoir. « Le régime représentatif semble avoir cessé de progresser vers le gouvernement du peuple par lui-même. La conclusion est amère, mais montre bien dans quel sens il nous faut orienter notre combat.
Je trouve ces analyses de Manin absolument passionnantes. Elles donnent une assise très solide à la démystification de la démocratie telle qu’elle est comprise et pratiquée chez nous et telle que nous souhaitons l’imposer à des pays qui n’en ont pas fait encore l’expérience.
Je vois d’ici Guillemin « bicher », comme il le disait lui-même, à la lecture de ces travaux. Il faut penser à sa détestation de La Fayette qui est, à ses yeux, le prototype des défenseurs des « honnêtes gens », c’est-à-dire des propriétaires ; à sa méfiance, que d’aucuns ont taxée de sectarisme, à l’égard des Etats-Unis : loin d’y voir un modèle de démocratie, il comprenait fort bien que la haine du peuple était le ressort essentiel de leur système politique.
Recension établie par Patrick Rödel
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Crédits photographiques (par ordre d’apparition) :
Hémicycle de l’Assemblée Nationale (domaine public)
Bernard Manin (domaine public)
Couverture du livre (domaine public)
Tableau « L’âge de Périclès » – 1853 de Philipp Von Foltz (1805-1877)
Photogramme tiré du sketch britannique « The Ronnies » (1960) sur la représentation des classes sociales (BBC).
Balance éligible du marc d’argent – balance à peser richesses et mérites. Gravure polémique contre le système électoral adopté en décembre 1789. Eau-forte anonyme 1790 (Bibliothèque Nationale)
Assemblée démocratique en Grèce (domaine public)