Balzac… Wurmser…Guillemin – Méconnaissance ou sectarisme ?
Il nous reste bien des choses à dire sur cette double rencontre manquée entre Guillemin, Wurmser et Balzac, et, pour être franc, je ne suis pas sûr de pouvoir donner une explication de ce ratage.
Tentons tout de même une approche.
Du côté de Balzac, assurément, il y a chez Guillemin un blocage, sur lequel je ne peux avancer que des hypothèses. Du côté de Wurmser, c’est plus complexe, mais il y a davantage d’éléments disponibles.
Dans un second temps, on verra que si Guillemin avait bien voulu lire Wurmser, il y aurait trouvé (je pense) de quoi se convaincre de la lucidité de Balzac sur tant de sujets qui le passionnaient aussi, lui Guillemin.
I. Un double blocage
Blocage face à Balzac. – Lors de nos conversations de 1977, j’ai interrogé Guillemin sur Balzac en tant que balzacien passionné moi-même, et sans presque rien savoir au départ de ses réticences. Le premier aveu, en passant, est venu à propos de Proust : « […] c’est curieux, il m’a toujours assommé (comme Balzac) » (Henri Guillemin tel quel, p. 151). [Pour en savoir plus sur cet ouvrage, cliquez ici].
Et quand j’ai posé une question directe, Guillemin n’a pas esquivé, mais n’a pas vraiment répondu non plus : « J’ai essayé peut-être dix fois dans ma vie de m’y intéresser, et je m’embête ; c’est inexplicable. […] toutes les fois que j’ai essayé de lire du Balzac, le livre m’est tombé des mains » (ibid., p. 243-244).
Plus tard, j’ai envoyé à Guillemin un exemplaire de toutes les éditions « Folio » que j’ai faites de romans de Balzac. Et chaque fois j’ai eu la même réponse : vos notes sont excellentes, mais que ce type écrit mal !
C’est au point que comme les notes, dans les « Folio » de cette époque, étaient à la fin du volume, je me suis demandé si Guillemin avait lu autre chose qu’elles, en se dispensant de lire l’œuvre…
Impossible de savoir si, professeur du secondaire autour des années 1930, il a fait lire du Balzac à ses élèves ; sans doute que oui, tout de même. Mais ses travaux littéraires de critique l’entraînent sur d’autres versants : Lamartine, évidemment, pour la thèse ; puis, pour le genre romanesque, Flaubert dès 1939, Zola et Vallès à partir de 1960. Et encore, chez ces écrivains il s’intéresse en premier à l’homme.
Silence, en tout cas, sur Balzac : l’homme, justement, ou les clichés qui circulaient sur lui, ne devaient pas le séduire. Pas de style, une personnalité qui n’attire ni n’intrigue : un défaut aggravait l’autre.
Et sans doute y avait-il encore davantage, à en croire la violence de la réaction de Guillemin quand je lui ai fait parvenir le texte de mon exposé sur « Balzac et Robespierre » au colloque sur Balzac et la Révolution organisé lors du bicentenaire (voir L’Année balzacienne 1990, p. 29-50) : je tentais d’y montrer que si Balzac admire Robespierre comme tête politique – il l’égale à Catherine de Médicis qui est pour lui un modèle de force et d’intelligence –, il l’abandonne à partir de l’arrestation des Girondins et a fortiori sous la Terreur ; la révolution bourgeoise, soit ; la révolution sociale, non.
Ce Balzac apeuré heurtait de front la vision que venait de donner de Robespierre le livre de Guillemin (publié en 1987 et repris chez Utovie en 2012).
Si j’en avais douté, cette lettre envoyée du « Terrier » [sa maison de Bourgogne] le 7 novembre 90 mettait les choses au point :
« Cette fois je l’ai lue, vraiment lue, votre étude sur Balzac et Robespierre. Moi que B. ennuie (hélas !), il m’est devenu assez odieux, grâce à vous. Au fond, son avis sur Maximilien n’a aucun intérêt, aucune importance ».
Protestation de ma part, on l’imagine.
Aussitôt, lettre d’excuse, sincère, de toute évidence, mais toujours la même dérobade sur Balzac : « Comment ai-je pu faire une telle connerie [sic]. J’aurais dû m’exprimer autrement pour dire la vérité. À savoir que je ne parviens pas à m’intéresser à Balzac, et que vous ajoutiez, pour moi, à l’ennui, l’agacement » (16 novembre).
Enfin, le 25 novembre, quelques indications : certes, « pas moyen de m’intéresser à ce bonhomme », et un décisif : « J’ai sûrement tort. Mais c’est incurable ».
Puis un début de phrase : « Toutes les fois que j’ai essayé […] de lire du Balzac » honnêtement précisé entre parenthèses : « (deux ou trois fois dans ma vie) » [sic].
Plus loin encore : « Question de style aussi. Vous savez combien le style compte pour moi (cf. Céline, Montherlant, Voltaire même) et, vrai, B. n’a pas de style. Zéro. Mais n’en parlons plus. Une de mes sottises ».
Alors on peut sans doute dire que Balzac rebutait Guillemin de trois manières : il écrivait mal, à l’en croire (mais comment le dire sans l’avoir lu ?), sa personnalité n’était pas attirante (en effet, elle ne l’était guère à certains égards), et naturellement il était “réac” : certes il l’était, mais c’est là que la transition vers Wurmser se fait toute seule.
En effet, Balzac n’était pas de gauche. Mais ce qu’il décrivait du monde qu’il avait sous les yeux n’en était-il pas d’autant plus passionnant ?
Blocage face à Wurmser. – Guillemin a rencontré Wurmser au moins une fois (« Il ne m’a pas tellement plu, je l’ai trouvé sec », Henri Guillemin tel quel, p. 141) ; a-t-il lu ou au moins ouvert sa Comédie inhumaine ?
Lors d’une conversation, chez moi, en janvier 1978, non enregistrée malheureusement, il m’a dit du bien de ce livre. Wurmser et lui en ont parlé, et à Guillemin qui avouait ne pas parvenir à lire Balzac, Wurmser aurait dit : « Vous êtes un imbécile, c’est passionnant » (ibid., p. 244).
Ce propos certainement exagéré fait partie de ce que Guillemin m’a demandé de rayer sur Wurmser, ce qui fait qu’on ne le lit pas dans Le Cas Guillemin.
Comme j’ai rétabli ces passages en 2017, les lecteurs pourront se reporter au texte complet (H. G. tel quel, p. 140-141 et p. 243-245) ; je n’en retiens que le plus important.
Juillet 77, donc. Je demande à Guillemin ce qu’il pense de la « sympathie active et fidèle » de Wurmser à son égard.
Réponse : « […] le fond de ma pensée, c’est que les communistes, et par exemple Wurmser, cherchent à faire de moi une utilisation politique ».
Ah bon ? Demande de précision de ma part. Nouvelle réponse : « Je ne me fais pas d’illusions : c’est seulement dans la mesure où Wurmser et les communistes estiment que je peux servir leur propagande […] qu’ils m’ont porté aux nues et célébré comme ils l’ont fait ».
On remarque qu’aucune des deux fois Guillemin ne me répond réellement sur Wurmser : ce qui est au centre, ce sont « les communistes ».
C’est également le cas lors d’une troisième réponse, assez savoureuse pour être citée un peu plus longuement :
« […] je sais ce que je suis moi-même, et combien mes options politiques déterminent souvent mes jugements. Et je sais qu’un écrivain très engagé comme l’est un communiste lit toujours le livre d’un autre avec l’arrière-pensée : “Ça peut-il nous servir ou ça peut-il nous nuire ?” Je ne peux pas m’en indigner parce que je sais très bien que je fais de même ; dès que je sens qu’un type […] est à gauche, sauf les communistes dont je me méfie beaucoup, je suis très favorable à ce qu’il écrit. Donc, pas de pharisaïsme : je sais très bien les utilisations que l’on fait de mes livres, mais je suis prêt à les comprendre puisque je suis moi-même assez sectaire » (p. 141).
En somme, le fait que Wurmser soit communiste suffit, à lui seul, à susciter chez Guillemin un recul dont on n’a pas vraiment d’autre explication que celle que je viens de citer.
Doit-on avancer l’hypothèse qu’ayant fait, jeune homme, son éducation de gauche sous la houlette de l’hyper-catholique Sangnier, Guillemin voit dans le fait que le marxisme est un matérialisme un obstacle rédhibitoire ? cela semble un peu simpliste.
Pourtant Wurmser lui-même semble le supposer lorsqu’il dit de Guillemin dans un article par ailleurs enthousiaste : « Il n’est jamais dupe – que du Ciel » (« Pour Henri Guillemin », L’Humanité, 10 juillet 1973).
J’avoue avoir du mal à aller plus loin dans mon essai pour comprendre, car par ailleurs Guillemin a de l’estime pour plus d’un athée. Non, s’il y a blocage, c’est bel et bien face aux « communistes » comme entité.
Et Wurmser n’a pas pu ne pas bondir en lisant ceci, dans la postface de Nationalistes et “nationaux” (1974):
« […] si courageux qu’aient été, dans la résistance, tant de militants communistes, je ne saurais oublier les mobiles tactiques où puisait sa raison d’être ce “patriotisme” insolite, effervescent, recommandé par le Parti et réclamé plus tard par lui comme une sorte d’exclusivité » (Utovie, 2012, p. 475).
Cette fois-là, l’article, dans L’Humanité du 31 janvier 1975, n’a plus été aussi chaleureux ; son titre, « Guillemin et nous », répond sur le terrain de l’attaque ; et c’est le dernier article de Wurmser sur Guillemin.
Comme si quelque chose s’était cassé.
Ces mots sur les résistants communistes nous ont menés loin de Balzac. Mais n’expriment-ils pas, sur un autre sujet, la même impasse, et la même incompréhension de la part de Guillemin quand il se bute, voire se laisse aller à des injustices ou, au minimum, à des jugements hâtifs ? Nous avons tous nos sectarismes, il avait les siens et le savait.
Sur ce qu’il pensait du Parti, je ne suis pas compétent ; sur ce qu’il disait de Balzac, je ne prends pas trop de risques en disant qu’il avait tort, et que bien des pages de Balzac – et de Wurmser – lui auraient plu.
Voyez plutôt.
II. La conviction du marxiste (2)
Revenons d’abord à l’une des ruses favorites de Wurmser dans La Comédie inhumaine ; il s’agit d’un propos sur l’usurier Gobseck :
« Selon lui, l’argent est une marchandise que l’on peut, en toute sûreté de conscience, vendre cher ou bon marché selon les cas […]. Partout, dit-il, le combat entre le pauvre et le riche est établi, partout il est inévitable ; il vaut donc mieux être l’exploitant que d’être l’exploité ».
Ce n’est ni du Wurmser ni du Marx. C’est du Balzac, et celui qui parle de l’impitoyable usurier, c’est l’avoué Derville, dont la probité dans La Comédie humaine est exemplaire (voir Gobseck, « Pléiade », t. II, p. 969).
Guillemin a évoqué, non cette page précise, mais Balzac comparé à Zola, dans la préface de La Curée.
C’est Édouard Mangin qui m’a utilement rappelé ces lignes, révélatrices, certes, de la lucidité de Guillemin sur l’audace critique de Zola, mais aussi du caractère approximatif de sa vision de Balzac :
« […] avec lui [Zola], l’argent fait son entrée dans ce champ de l’observation dont l’avaient proscrit les “classiques” – gens de lettres bien élevés, obligatoirement, au surplus, astreints, pour vivre, à la plus grande prudence.
« Toutes ces choses qu’un homme distingué, et qui ménage sa carrière, rougirait d’articuler, Zola les profère, semant autour de lui la réprobation et l’horreur. Balzac était tolérable. Il ne s’en prenait pas aux mécanismes. Il ne touchait point à l’arche. Balzac parlait d’argent comme un avoué ou un notaire. Trivial, sans doute, et sentant à plein nez sa roture. Mais anodin, et même amusant. Tout change avec ce nouveau venu qui foule aux pieds le code non écrit des convenances, qui déchire avec une brutalité de sauvage ces voiles séculaires que réclament, pour le bien du pays, pour la tranquillité sociale, pour le respect des hiérarchies et des principes, les opérations dont vit “le monde” et qui assurent son existence même. […] nous ne sommes plus chez Balzac ; nous sommes chez l’affreux Zola […] » (Présentation des Rougon-Macquart [1964], Utovie, 2011, p. 35).
Wurmser a-t-il lu ce passage ? impossible de le savoir, mais il aurait sûrement eu une foule d’exemples balzaciens à juxtaposer aux tableaux en effet féroces de La Curée.
Et si Guillemin avait lu Wurmser, il aurait trouvé sous sa plume une foule de citations dont la « brutalité » lui aurait plu et auxquelles le qualificatif d’« anodin » ne convient certes pas.
Exemples.
L’aristocrate et dandy cynique Henri de Marsay parle élections locales dans Le Contrat de mariage (1835) : « “Pour triompher, dit de Marsay, nous irons jusqu’à nous réunir […] à la gauche, gens à égorger le lendemain de la victoire […]. Nous sommes capables de tout pour le bonheur de notre pays et pour le nôtre” » (« Pléiade », t. III, p. 647, cité par Wumser p. 181).
Sur le même thème, un autre cynique, de La Brive, plus minable, dans la comédie Le Faiseur (1848), et toujours à propos de carrière politique : « “Je serai socialiste. Le mot me plaît. À toutes les époques, il y a des adjectifs qui sont le passe-partout des ambitions !” » (acte III, sc. 6, « GF », 2012, p. 104 ; cité ibid.).
Évidemment Balzac, lui, quand il a essayé de se faire élire député, s’est fait légitimiste ! Ce que disent ses personnages n’en est pas moins remarquable.
Wurmser cueille aussi au vol d’autres genres de propos, souvent quelques mots seulement, mais qui sont tout sauf « anodins » ; par exemple, dans des fragments prévus pour être publiés dans la Revue parisienne, mensuel fondé par Balzac en 1840, cette colère contre l’apitoiement de « beaucoup de gens […] sur le sort du criminel », alors qu’ils « n’ont pas la moindre sympathie pour les malheureux tués dans les émeutes » (Œuvres complètes, Calmann-Lévy, t. XXIII, 1879, p. 780, cité p. 689) ; ou, de façon plus inattendue, dans ce traité sarcastique qu’est la Physiologie du mariage (1829), cette allusion aux ouvrières, « des infortunées dont on se sert comme de bêtes de somme dans les manufactures » (« Pléiade », t. XII, p. 924, cité p. 741).
Wurmser ne donnant presque jamais ses références, j’ai vérifié toutes les citations : c’est bien du Balzac.
Et j’aurais pu lire au colloque du 6 novembre cette autre phrase balzacienne : « Il y a deux histoires : l’histoire officielle qu’on enseigne, l’Histoire ad usum Delphini ; puis, l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une histoire honteuse » (Vautrin à Lucien de Rubempré, Illusions perdues, « Pléiade », t. V, p. 695, cité p. 293). [pour de plus amples informations sur le colloque du 6 novembre 2021, cliquez ici]
Ne me dites pas que si Guillemin avait connu cette phrase de 1843, il ne l’aurait pas “piquée” à ce Balzac qu’il disait ennuyeux !
Si nous nous tournons à présent vers Wurmser lui-même, quelle surabondance de notations passionnantes !
Jetons un regard sur Thiers, par exemple, épinglé par lui parce qu’il a fourni de nombreux éléments de la carrière de Rastignac. On pourrait croire, là encore, lire du Guillemin, s’il ne s’agissait de Balzac.
« La profonde politique, c’est l’art de virer au vent […] seul l’intérêt ne varie point » (Wurmser, p. 526). Or, « le plus profond politique de La Comédie humaine, c’est Thiers » (p. 536), car « la vérité historique n’est pas dans nos manuels d’histoire : elle est dans La Comédie humaine » (p. 537) – et Wurmser insiste :
« Balzac dit un monde insoucieux de l’amélioration du sort des classes pauvres […] Mais l’un [Thiers] est la caricature, boueuse et sanglante, de l’autre [Balzac]. Car Balzac peint la société bourgeoise, et la peignant l’accuse, et Thiers en dirige profitablement les affaires […]. Au procès de leur temps, l’un est le criminel, l’autre le procureur » (p. 538).
Wurmser n’emploie pas des expressions comme « les honnêtes gens » ou « les gens de bien » sur lesquels ironise si souvent Guillemin, mais il dit à peu près la même chose.
Et il n’idéalise pas Balzac pour autant : il rappelle que le 28 juillet 1848 le romancier a déjeuné avec Thiers chez Rothschild (voir p. 546).
On peut penser à ces mots des Goncourt, pour qui, en septembre 1857, Balzac est « le seul qui ait vu […] l’argent au lieu du nom, les banquiers au lieu des nobles, et le communisme au bout de cela » (Journal des Goncourt, cité p. 490).
Quand on a peur de voir « cela », on déjeune chez Rothschild, et il faut le dire ; toutefois « ce n’est pas pour ce qu’il prétendit être sa pensée politique que nous admirons Balzac, mais pour l’appui que son œuvre apporte à la pensée contraire […] » (p. 706).
« L’auteur du réquisitoire le plus lucide qu’ait suscité la société bourgeoise était, typiquement, un bourgeois » (p. 707). Mais que nous importe ?
« Quelle que soit son idéologie, il dit le monde capitaliste tel qu’il le voit » (p. 712), et c’est cela qui compte.
Bien plus haut dans son livre, Wurmser adapte à sa démonstration l’idée connue, et souvent avancée par Balzac lui-même, que le romancier n’invente rien ; en effet, confirme Wurmser, « il n’y a pas un monde de personnes et un monde de personnages, mais un seul monde : le monde réel » (p. 309).
Ici ces mots, « le monde réel », sont en romain ; mais tout à la fin de son livre, Wurmser, dans un bel hommage à Aragon, rappelle que Le Monde réel est le titre général de l’ensemble formé par ses romans Les Voyageurs de l’impériale, Les Cloches de Bâle, Les Beaux Quartiers, Aurélien. Et visiblement pour Wurmser Aragon a décrit là, de l’intérieur, la vision du monde inégalitaire que Balzac avait amorcée de l’extérieur.
Wurmser idéalise sans doute un brin Aragon, dont les romans ne vieillissent pas aussi bien que ceux de Balzac, mais c’est aussi qu’il veut marquer sa différence de communiste moderne par rapport à celui qui avait si peur des communistes de son temps.
À de nombreuses reprises, Wurmser laisse voir explicitement sa pensée, ainsi lorsqu’il note que Balzac s’arrête à peu près d’écrire en 1848, c’est-à-dire juste au moment de « la première révolution prolétarienne, qui inaugure une lutte dont la victoire est certaine » (p. 490).
Presque à la fin, au sujet de la quasi-absence, dans La Comédie humaine, du monde ouvrier, ce qui fait qu’hélas « la vraie partie se joue entre ceux que montre Balzac et ceux qu’il ne montre pas » (p. 747), Wurmser écrit carrément : « Il n’est pas interdit de conclure qu’une comédie vraiment humaine, inspirée par toutes les activités humaines, ne pourra naître que dans une société où les barrières de classes auront été abattues » (p. 748).
Ce n’est pas encore le cas, mais, dit encore Wurmser en renvoyant à son cher Aragon : « L’écrivain [actuel] qui oserait jeter sur le monde capitaliste, sur le monde réel, le regard de Balzac, on sait bien où il l’aurait, sa place » (p. 763).
Au Parti, évidemment (vous voyez bien que j’avais raison de me méfier, bougonne l’ombre de Guillemin qui lit par-dessus mon épaule).
Conclure ?
C’est à peu près impossible, non tant pour des raisons idéologiques qu’à cause de la richesse de cette Comédie inhumaine dont j’ai dû laisser de côté trop d’aspects. Ce pavé impressionnant n’est pas ennuyeux parce que son auteur est sans vanité, et plein d’un humour tantôt gamin, tantôt acide, souvent les deux à la fois et de façon inattendue.
Un exemple : Wurmser vient de démontrer l’infériorité du portrait du bourgeois par Henri Monnier (dessinateur et auteur à qui l’on doit le personnage autosatisfait de M. Prudhomme), par rapport au portrait du même bourgeois quand c’est Balzac qui tient la plume, pour décrire Birotteau par exemple : le vrai bourgeois de Balzac est un cynique, avant d’être ridicule ; de là, Wurmser glisse vers les banquiers, plus cyniques encore, et imagine le plus puissant d’entre eux, Nucingen, furieux que le romancier expose en plein jour ses agissements et le disant avec cet horrible [et improbable] accent alsacien que lui a infligé Balzac : « Se Palssak, cé in achent té Mosgu » (p. 371).
La blague, facile, n’aurait pas déplu à Guillemin qui, à la page précédente, et cette fois ce n’est plus de l’humour, aurait pu lire comme presque adressées à lui, Guillemin, ces remarques sur Flaubert et Vigny : « On peut […] créer Homais et vitupérer la Commune ; […] on peut créer le Beckford de Chatterton et dénoncer les républicains à la police du second Empire » (p. 370).
Homais, l’apothicaire stupide et arrogant de Madame Bovary, ou Beckford, le lord-maire de Londres dont le mépris pousse le poète au suicide, sont évidemment condamnés par leurs créateurs littéraires… qui ne sont pas pour autant des hommes de gauche dans la vraie vie.
En deux pages on passe ainsi d’un ton à un autre, et toujours avec la vivacité d’un style souvent proche du style de la conversation.
Wurmser sait parfaitement bien que Balzac n’est pas marxiste, ne serait-ce que parce que cohabitent en lui un idéologue et un esthète : « […] la misère ouvrière a toujours à ses yeux un double caractère : “ces guenilles à étonner un peintre et ces regards à effrayer un propriétaire” » (p. 550).
La citation de Balzac, ici, vient une fois de plus d’un texte non romanesque assez peu connu, « Histoire et physiologie des boulevards de Paris », publié dans l’ouvrage collectif Le Diable à Paris en 1845.
Elle dit bien que Balzac est à la fois « propriétaire » et « peintre », et que ce sont en principe deux obstacles qui empêchent d’être un militant.
Bien sûr. Mais il ne faut pas s’arrêter à ce qu’est l’homme Balzac :
« D’Hugo et de Balzac, qui est l’esprit progressiste ? Hugo, sans aucun doute. Mais des Misérables et de La Comédie humaine, quelle est l’œuvre la plus efficacement progressiste ? La Comédie humaine, sans doute aucun » (Wurmser, p. 596).
Pourquoi cela ? parce qu’« à l’appel des partis avancés » Balzac répond « par son œuvre sérieuse et vraie, sinon par son adhésion personnelle » (p. 374).
Quand Wurmser écrit : « Ou le pouvoir de l’argent est tenu pour un usurpateur, pour un oppresseur provisoire ; ou il est tenu pour naturel, éternel, indétrônable » (p. 530), il sait que lui, Wurmser, croit vraie la première moitié de la phrase, et que Balzac croit vraie la seconde.
Mais Balzac a dit ce qu’il voyait, et c’est à jamais sa grandeur, car « la simple constatation est démolissante et la vérité a une force insurrectionnelle » : cette citation-là n’est ni de Wurmser (qui la propose p. 762), ni de Balzac bien sûr, mais d’un autre communiste, Henri Barbusse, prix Goncourt 1916 pour son roman Le Feu, mort à Moscou en 1935, et qui a écrit ces mots forts à propos de… Zola (Zola, Gallimard, 1932, p. 82).
L’auteur des Origines de la Commune n’aurait pu qu’approuver cette idée d’une force de la vérité par le simple fait qu’elle est la vérité ! mais exprimée par un communiste, dans le livre d’un communiste, et qui plus est un livre sur Balzac… c’était trop d’obstacles.
Dommage, car Guillemin se serait régalé des « choses vues » qui fourmillent chez Wurmser, par exemple lorsqu’il montre Sainte-Beuve, qui méprisait Balzac, tenant à ses obsèques l’un des cordons du poêle, lui « l’ennemi au visage mou et au sourire coupant » (p. 675).
Dommage, plus en profondeur, parce que La Comédie inhumaine aurait pu, aurait dû le contraindre à lire ce Balzac qui avait tant à lui dire, et à côté duquel il est passé.
Un dernier mot, qui va dans le même sens. J’ai dit dans le premier volet de cette newsletter qu’il y a dans les mémoires de Wurmser un troisième passage sur Balzac, et que je le réservais pour la fois d’après.
Mais l’épisode n°2 (cf newsletter du 15 juin 2022) était déjà très copieux et, finalement, ces lignes ont très bien leur place ici, comme clôture de ma présentation.
Voici l’essentiel de ce morceau, où voisinent la simplicité, le sérieux et l’humour, tout ce que Wurmser représentait, du moins tel que je me l’imagine sans l’avoir connu :
« De cette énorme étude sur l’œuvre de Balzac qui m’a retenu si longtemps, je pourrais presque dire, comme l’enfant maladroit : “Je l’ai pas fait exprès”. J’avais lu, relu sous un autre angle, écrit un article, deux… Je me trouvai bientôt à la tête de plusieurs petits essais sur Balzac, si brefs, si insuffisants que j’ai éprouvé le besoin de les préciser, de les approfondir et de les élargie à la fois : je ne me suis arrêté qu’après vingt ans de travail intermittent.
Je l’abandonnais parfois des mois entiers.
Dans la salle de lecture de la Bibliothèque de l’Arsenal ou celle de la Nationale, il m’arrivait de fondre à la fois de joie et de mélancolie. J’aurais pu, sans doute, j’aurais dû, peut-être, choisir ce destin : me gorger de lectures, m’épuiser de réflexions… […]. Ce regret ne pouvait pas durer longtemps : plus je lisais Balzac, plus son œuvre me justifiait d’être communiste ; plus j’étais communiste, plus j’admirais La Comédie humaine, la seule grande œuvre qui ose donner à l’argent la prédominance. Ma lecture me ramenait à mon combat, mon combat me ramenait à Balzac. La même société, pour différents qu’en soient les stades, était mise en accusation par ce prétendu conservateur et par le quotidien auquel, quotidiennement, je collaborais. […]
La Confrérie des Balzaciens devait m’accueillir flatteusement et la critique ne garda pas le silence sur mon bouquin. Plus encore que ses éloges, ses reproches, apparemment, voire comiquement contradictoires, me confortèrent dans mes convictions. Par exemple Le Provençal constata qu’après m’avoir lu, “il ne reste plus rien de ce qui fait la grandeur, l’originalité et la puissance de Balzac” ; par contre, selon Candide, “voilà Balzac inscrit au Parti communiste à titre posthume”. Condamnations complémentaires : j’ambitionnais en effet de montrer que, toute ascendante encore, la société capitaliste telle que le témoin Balzac la met impitoyablement à nu, justifie les révolutionnaires : Le Provençal n’avait donc plus de raison, après m’avoir lu, pour admirer Balzac – et Candide avait toutes les raisons du monde de penser qu’il fallait être aussi communiste que Victor Hugo pour écrire après lui que Balzac, “qu’il l’ait voulu ou non”, “appartient à la forte race des écrivains révolutionnaires”.
Ce que confirmait le critique qui, dans Le Figaro littéraire, me réduisit en poussière : “L’argent, l’argent, écrivait-il, excédé, l’argent, ou, si M. Wurmser y tient, le capitalisme…”
Si j’y tenais… Mais c’était vraiment pour me faire plaisir qu’il s’abaissait à employer un terme aussi ordurier »
(Fidèlement vôtre, p. 432-433).
Note rédigée par Patrick Berthier
Post-scriptum
Cet essai, diffusé en trois parties, se classe dans la rublique « Lecture et Relecture » de notre bibliothèque LAHG idéale. Il nous a semblé que ce travail pouvait tout naturellement faire l’objet également de relecture(s). C’est pourquoi, nous avons réuni les trois newsletters en un seul document en format pdf qu’il vous est loisible d’imprimer en cliquant ici
Lire le texte à pleines mains est plus confortable que les yeux rivés sur l’écran. Surtout si on a envie de l’annoter.
Le pdf reprend les trois épisodes mais pas les illustrations, ni les hyperliens propres au format newsletter.